Soumission anonyme à MTL Contre-info
Depuis le 6 mai de cette année, un conflit intercommunautaire fait rage entre voisins dans les régions urbaines multiethniques de la Palestine occupée, de Jérusalem à Jaffa et ailleurs, déclenché à ce qui parait par une dispute foncière à Sheikh Jarrah. Par conséquent, il y a eu un échange inégal de bombes et de roquettes entre l’État israélien et le Hamas, ce dernier étant l’autorité étatique du petit territoire de Gaza. Je ne sais pas ce qui va se produire en Palestine. Je n’ai qu’une compréhension de la situation de niveau Wikipédia. Je ne parle pas les langues en question et en tout cas je n’essaie même pas de suivre les actualités de près.
Mes réflexions portent sur la situation à Montréal, ville qui abrite des communautés musulmanes et juives importantes, dont respectivement de nombreux membres (au risque d’être réducteur) font partie de mouvements sociaux locaux en soutien du côté palestinien ou sioniste/israélien du conflit. La fin de semaine dernière, une partie des deux mouvements a envahi les rues du centre-ville de Montréal en réponse aux derniers événements outremer.
Le samedi 15 mai, des dizaines de milliers de personnes (au minimum) sont descendues dans la rue en soutien au côté palestinien; elles ont manifesté à Westmount Square, un complexe avec un tour de bureau où se trouve le consulat israélien, ainsi qu’au square Dorchester, au coeur du centre-ville. Pendant des heures, toute la zone entre ces deux endroits grouillait de gens qui brandissaient le drapeau palestinien, scandaient des slogans et faisaient retentir leurs klaxons. Sans doute, elle a été parmi les manifestations les plus larges qui ont eu lieu à Montréal cette dernière année. Il n’y a eu que très peu de violence ou de dégradation, bien qu’une vitre ait été cassée au Westmount Square et quelques personnes ont grimpé sur un échafaudage en proximité du Square Dorchester. Avant le début des manifs, il y a eu un cortège d’automobiles qui est parti de l’autre bout de la ville. Dans la foule, il y avait quelques anarchistes et partisans de « la gauche radicale » présent·e·s sans liens familiaux à une quelconque communauté musulmane, mais très peu par rapport à la taille de la foule.
Le dimanche 16 mai, le côté pro-israélien a eu son propre rassemblement — c’est à dire, une manifestation statique — au square Dorchester, opposé par une foule pro-palestinienne, de nombres plus ou moins égaux, qui s’est rassemblée au départ à la place du Canada, directement au sud du square. D’après mes observations, il convient de dire que certaines personnes du côté pro-palestinien se prêtaient à des provocations volontaires à l’égard de la foule pro-israélienne, en essayant par exemple de s’approcher d’eux pour agiter des drapeaux. La police a essayé d’éviter que les deux côtés n’entrent en conflit, mais la logistique de leur déploiement s’est dégradée au fil du temps et il y a eu de nombreux moments où des membres des deux camps ont pu s’approcher suffisamment pour échanger des coups de poing, essayer d’attraper les drapeaux de l’autre camp, etc. Bien que le nombre de personnes ait été beaucoup moins élevé que le jour précédent, les rues autour du square Dorchester étaient bloquées par le mouvement de manifestant·e·s pro-palestinien·ne·s essayant de se rendre au square ou à la place du Canada, puis par des membres de la foule pro-israélienne qui quittaient la zone, ainsi que par la police. La police a fait usage indiscriminé de gaz lacrymogène, ce qui a touché de nombreux passants qui n’avaient rien à faire des accrochages en cours. Des groupes de manifestant·e·s pro-palestinien·ne·s sont restés dans les environs plusieurs heures après la dispersion du côté pro-israélien à braver les charges policières et les tirs de munitions « non létales ».
Précédant cette fin de semaine, il y a eu nombreuses manifestations pro-palestiniennes de moindre envergure autour de l’ouest du centre-ville montréalais qui, si elles ne défiaient pas ouvertement la police, n’étaient pas moins bruyantes et visibles. Je m’attends à ce qu’il y ait encore plus de manifestations locales dans les jours qui viennent. (Mise à jour : Après que j’ai commencé la rédaction de ce texte, mais avant de l’envoyer à des sites anarchistes pour publication, il y a eu une autre manifestation au consulat israélien).
La solidarité internationale
Les images nous parlent. Les mots nous inspirent. Dans le stade, les joueurs adorent les hurlements de la foule. Je me dis que ça doit marcher un peu de la même manière pour ce qui est de luttes. Mais je n’en suis pas sûre.
Ce que je sais, c’est que ce qui s’est déroulé à Montréal samedi et dimanche – que se soit interpersonnel ou simplement la destruction d’une vitre, que se soit contre la police ou entre partisans de nationalismes contradictoires – n’a pas aidé de façon concrète qui que ce soit des deux camps nationaux en Palestine. Il ne m’est pas du tout clair combien de personnes en Palestine ont entendu parler de ce qui s’est passé à Montréal. Il y a eu des manifestations dans des villes aux quatre coins du monde, mais c’est à croire que l’actualité locale les préoccupe davantage.
Ça arrive que les anarchistes de Montréal manifestent au consulat montréalais d’un gouvernement étranger. Nous avons fait d’autres choses aussi. En particulier, le consulat russe a été attaqué à deux reprises les dix dernières années.
Cependant, au plus souvent, les manifestations de solidarité avec des luttes sociales en d’autres pays sont menées par les communautés qui ont des proches dans ces endroits. Il y en a constamment, bien que peu de montréalais·e·s s’en rendent compte. La plupart du temps, elles sont petites et elles ont peu de chances d’attirer l’attention de journalistes. Il faut que tu passes au bon moment pour voir la banderole ou entendre un discours sombre (peut-être dans une langue autre que le français ou l’anglais) et l’assistance dépasse rarement les soixante personnes. Même aux moments où les manifs de solidarité internationale sont plus larges, elles ne deviennent presque jamais des émeutes (ça vaut la peine de noter que malgré quelques moments isolés d’énergie bagarreuse, la manif de samedi était majoritairement non-violente).
Le problème avec les campagnes de solidarité internationale, c’est que très souvent ils détournent l’attention de projets avec plus de pertinence locale. J’ai pas envie de me faire des ennuis, donc soyons clairs : ils ont une certaine valeur. Mais je crois que c’est toujours désavantageux de mieux connaître les actualités d’un pays lointain que ce qui se passe dans leur ville. Ce qui veut dire, avoir un narratif bien précis des événements et de leurs causes dans des sociétés à l’autre bout du monde, sans comprendre ou au moins reconnaître les tensions et dynamiques qui existent dans son propre contexte.
Il se peut que la solidarité internationale soit pour des gens ailleurs, mais on ne peut pas pour autant oublier les gens qui le font. En tant qu’anarchistes, ça nous incombe de faire en sorte que ces campagnes contribuent à des stratégies qui créent de l’anarchie (ou d’autres projets en lien avec ce que veulent les anarchistes) à l’échelle locale, quoi que cela puisse signifier de façon concrète.
Montréal fait des émeutes
Montréal fait des émeutes, et ça assez régulièrement. Dans le contexte actuel, après un an de pandémie et plusieurs mois de couvre-feu imposé par un gouvernement élu par les banlieues avec son siège à Québec, cette tendance refait surface. Si ce n’était pas la Palestine, ça serait quelque chose d’autre.
J’ai quelques grosses généralisations démographiques à faire et je vais les mettre sur la table tout de suite. Premièrement, c’est surtout les jeunes hommes qui participent aux émeutes. Bien que cela ne soit pas inévitable, c’est ce que j’ai pu constater à partir de mes inférences de l’identité du genre des personnes que j’ai vues casser des vitres, piller des commerces, jeter des trucs sur la police ou essayer de s’approcher de manifestations pro-israéliennes dans la dernière année. Deuxièmement, il me semble que les personnes racisées sont aussi susceptibles de participer à des émeutes que des personnes blanches, sinon plus.
Or, si j’invoque la démographie, ce n’est que pour l’écarter. Si des gens manifestent violemment, comme ils ont fait le 11 avril en réponse au durcissement du couvre-feu, certains journalistes et commentateurs les traiteront de « blanc » sans avoir à réfléchir – et ils n’ont pas failli. Ceux qui considèrent le milieu anarchiste comme irrémédiablement problématique, y compris ceux qui veulent rester proches de ce milieu, trouveront sans doute faute avec tout engagement de ma part (ainsi qu’avec tout non-engagement de ma part) par rapport au fait que les participant·e·s à une émeute auraient une peau plus foncée et sont plus pauvres et marginalisé·e·s que les personnes qui fréquentent les milieux anarchistes.
Dans la mesure où cela nous empêche de contribuer à des ruptures sociales menées par les jeunes, je crois que c’est un vrai problème.
À Montréal, tout le monde participe aux émeutes. Pas tout à fait tout le monde, mais plein de gens de diverses origines. Et qu’il y ait des émeutes ici, ça ne date pas d’hier. L’histoire de cette ville est pleine de moments où on a tout niqué, remontant aux premières décennies du 19e. Ceci a continué durant des cycles politiques et sociaux de toute sorte, à des moments où la population urbaine montréalaise ne consistait quasiment que de personnes blanches de plusieurs variétés, beaucoup plus en tout cas que leur population relative aujourd’hui. Cette histoire rend fier chaque habitant de Montréal qui déteste la police et aime la culture de la rue. Ça ne veut pas dire que chaque émeute ait été pure ou parfaite, mais il y a beaucoup plus à célébrer que de condamner dans cette histoire. De toute façon, les émeutes, ça marche. Si on préfère le capitalisme-providence à, par exemple, ce qu’ils ont au Texas, les émeutes sont en partie à remercier pour cela et il me semble que quelques vagues d’émeutes pourraient nous gagner beaucoup plus dans les années à venir.
En tant qu’anarchistes, nous n’avons pas forcément besoin de former un « contingent » dans le cortège de quelqu’un d’autre. Pour ce qui est des parties rebelles du mouvement pro-palestinien dans la rue, celles qui cherchent le plus la confrontation, ce sont des bandes avec qui la plupart de nous n’ont aucune connexion, avec qui il n’existe en ce moment aucun rapport de confiance et qui sont de toute façon capables d’agir par eux-mêmes. Notre but devrait être d’étendre l’agitation aux commerces du centre-ville et à la logistique policière au même moment, mais pas forcément dans les mêmes endroits, que les autres événements. Nous devrons chercher à établir une position distincte capable d’attirer des gens autres que ceux qui participent déjà aux manifs pro-palestinienne et d’occuper l’attention de la police dont l’impératif stratégique est d’être partout en même temps. Le boulot de la police est impossible, mais notre présence peut faire en sorte que cette impossibilité devient manifeste le plus vite possible.
On a pu apercevoir dimanche les signes d’un effondrement de la logistique et de la stratégie policière, ce qui ne visaient qu’à empêcher deux groupes, plutôt petits, de se battre. Chaque geste qui contribue au chaos compte.
Une idée : À bas la France
À part les Juifs et le Musulmans, il y a également pas mal de Français à Montréal – c’est à dire, des gens nés ou élevés en France ou qui ont de liens familiaux proches en France. J’ai connu plein d’anarchistes français·e·s à Montréal. En plus, plein d’autres anarchistes à Montréal qui ne sont pas « français » ont quand même passé beaucoup de temps en France, y ont des amis ou des opinions sur les questions politiques particulières à la France, etc. Bien que la France soit loin, elle a une proximité émotionnelle pour nombreux d’entre nous (mais pas tout le monde assurément).
La France a interdit les manifestations en faveur de la cause palestinienne, justifiant cette décision par l’agitation en 2014 lors de la dernière grande crise.
Ce qui se passe en France était déjà inquiétant. Déjà en 2016, en réponse au massacre djihadiste l’an avant (Charlie Hebdo, l’Hypercasher, le Bataclan, la Stade de France), l’État français s’est engagé sur une voie qui a mené à l’interdiction de manifester, l’état d’urgence et l’expansion des pouvoirs policiers. Le mois dernier, l’État a rendu illégal le fait de filmer les policiers. Bien sûr que sur notre territoire, les modèles de gouvernance français sont très admirés et les politiques qui y sont expérimentées seront importées ici. Ce processus se voit dans l’orientation du gouvernement à Québec par rapport à la suppression de tout ce qui est radical et de tout ce qui est islamique – deux catégories dont on fait très souvent l’amalgame.
De mon avis, c’était plus respectable de défoncer de coups de pied les vitres de Westmount Square que de chercher à tabasser des bouffons nationalistes qui portaient le drapeau israélien comme cape; je sais que plusieurs de ces bouffons cherchaient eux aussi la bagarre, mais je n’aime pas trop quand l’emportement mène à la violence interpersonnelle. Le consulat français se trouve dans un bâtiment en face de l’université McGill, à quelques rues seulement du square Dorchester. Peut-être serait-il logique pour les anarchistes ainsi que pour d’autres ennemies du capitalisme et du colonialisme d’appeler notre propre manifestation là-bas lorsqu’il y a raison de croire que des foules pro-israéliennes et pro-palestiniennes vont de nouveau s’affronter au centre-ville? Ou bien ailleurs, pourquoi pas? Mais on aime tous avoir un thème.
Au final, tout ce qui nous amène au centre-ville contribuer à l’agitation et élargir la zone de destruction, de possibilité et de rencontre, une zone qui n’est possible que lorsque la machine logistique policière s’effondre.
L’esprit de la révolte
Les adolescents ont des analyses politiques, mais elles risquent de ne pas être super. La plupart ne savent pas ce que sont l’anarchisme et le nationalisme. Ils connaissent peut-être les mots, mais cela ne vaut pas grand-chose. La plupart n’ont pas les idées bien claires pour ce qui est des questions liées aux Juifs, aux Palestiniens, aux sionistes, aux terroristes, ou quoique ce soit. Il ne faut pas non plus croire que les actions des adolescents soient forcément motivées par leurs analyses politiques de toute façon.
Tout ceci n’est pas moins vrai pour les adultes, mais les adolescents bénéficient de meilleures raisons de ne rien savoir sur tout ça que les adultes, donc ça vaut souvent la peine d’essayer de les leur expliquer, car ils et elles ne sont pas encore des causes perdues. Mais ça ne marchera jamais d’aller vers eux pour les instruire.
On ne peut discuter avec quelqu’un d’idées qu’une fois que les deux parties ont envie de discuter. Mais c’est impossible de savoir si on a envie de se parler – se parler vraiment, avec tout le risque de malentendu ou d’insulte qu’importe n’importe quelle conversation avec de vrais enjeux – avant qu’avoir une bonne raison de le faire.
Si des gens se voient dans la rue de façon régulière, ils vont sans doute commencer à se parler à un moment donné. Surtout si les deux groupes ont l’air de faire le même genre de trucs inhabituels et que les actions se complètent. Il se peut que cela s’aboutisse à quelque chose de génial, ou non. Mais si un jeune dont la famille dit beaucoup de mal des Juifs croisent des Juifs et des Juives qui sont anarchistes, qui détestent la police, qui d’ailleurs n’aiment pas trop Israël, qui ont du style, qui ne craignent pas de la bagarre, ça pourrait être du bon.
Il ne s’agit pas de descendre dans la rue pour « faire des anarchistes », mais pour faire l’anarchie. Après tout, la majorité des anarchistes deviennent tôt ou tard des sociaux-démocrates. La plupart des jeunes dans une foule de jeunes gens en colère ne vont pas trouver que l’anarchisme, peu importe sa forme sous-culturelle, leur parle ou répond à leurs préoccupations. Tant pis. Ce n’est que lors d’un triomphe de l’anarchie quelconque, peut-être due en partie au fait qu’il y avait des partisans et partisanes de l’anarchie dans la rue, que les gens prêteront attention. Certains aimeront ce qu’ils voient et essaieront de nous trouver. Il ne faut pas trop s’en soucier pourtant. C’est en dehors de notre contrôle.
Ce dont on est capable, c’est de reconnaître où il y a de nouvelle énergie, s’interroger sur le comment et le pourquoi de son émergence et se demander comment on va s’orienter par rapport à elle. Que veut-on faire? De quelle manière peut-on aider? Qu’est-ce que ça nous fait que la logistique politique soit occupée au centre-ville?
L’anarchie, et non l’émeute
Si les événements prennent la forme d’affrontements avec la police au centre-ville, les anarchistes sont capables d’amener une contribution utile. Mais on peut faire d’autres choses aussi. Il faut éviter de fétichiser l’émeute ou les gens qui contribuent le plus à l’émeute en cours. Disons plutôt que notre chemin vers l’absence de la police passe par l’émeute. C’est pas les pacifistes qui vont changer l’histoire.
L’essentiel c’est qu’on continue d’agir, qu’on ne reste pas sur la touche lors de moments insurrectionnels et qu’on se concentre sur ce qui se passe dans notre propre région. Sur ce terrain mouvant, c’est souvent difficile de suivre les événements, mais il faut faire de notre mieux.
CONTRE LE COUVRE-FEU
CONTRE LES BOMBARDEMENTS
CONTRE LES EXPULSIONS, ICI ET PARTOUT
POUR UN MONDE SANS LA POLICE
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