
Soumission anonyme à MTL Contre-info
Ce texte fait office de commentaire au billet « Quand on est nombreux.se.s, on fait ce qu’on veut » Analyses et propositions à partir de la séquence de manifs actuelles. Si le diagnostic initial – notre impuissance et notre petitesse enorgueillie face à la répression policière en manifestation – semble a minima fidèle avec la réalité, la prescription qui suit semble insuffisante, voire rate sa cible.
Commentaire sur le diagnostic
Le billet commence par proposer une analyse partiellement juste de la situation actuelle en manifestation. Depuis la séquence 2020-2024, le SPVM a utilisé une tactique plutôt douce de contrôle des foules : arrestations ciblées, encadrement, relatif laissez-faire. Il s’agissait d’une tactique fonctionnelle dans un contexte où les manifestations restaient essentiellement pacifiques et inoffensives et où le niveau de conflictualité demeurait faible, voire inexistant.
La séquence de lutte en solidarité avec la Palestine semble en effet avoir changé la donne. Le niveau de conflictualité s’est intensifié, le ton s’est progressivement durci. Le tapage médiatique faisant suite à la manifestation du 22 novembre contre l’OTAN a construit un narratif selon lequel le SPVM se serait ridiculisé devant un petit millier de manifestants. Il semble pourtant qu’une analyse fine montre que cette interprétation serait à nuancer : quelques gestes de recul du corps policier, un bloc qui se tient mieux qu’à son habitude et une contingence d’événements nous offrant des opportunités ont permis à quelques gestes d’être posés. S’il s’agit d’une victoire, elle reste minimale. En effet, quelque chose s’est produit, quelque chose de suffisamment important pour forcer l’espace public à se positionner face à ces gestes. Mais l’événement n’a pas eu d’effets d’entrainement conséquents. Si, pendant un instant, les gestes se sont débordés eux-mêmes et ont pu être – une fois n’est pas coutume – porteurs de sens, les échos de cette résonance se sont perdus dans le vide. Vide dont il ne restera qu’un énième souvenir nostalgique : « tu te souviens le 22 novembre? C’était l’fun… ». L’illusion de la puissance n’est que la marque de notre addiction à celle-ci.
Ladite « victoire » contre le SPVM reste donc minimale et banale. Un peu de nombre et de cohésion n’ont pas empêché les anti-émeutes de disperser la foule quelques centaines de mètres plus loin. Force est de constater que ce faux pas de la police a tout de même été une humiliation suffisante pour que le SPVM décide effectivement de changer de tactique, comme le montre justement le billet « Quand on est nombreux.se.s, on fait ce qu’on veut ». À l’image d’une tendance à l’hagiographie assez répandue, le texte parle abusivement d’un changement de paradigme pour qualifier un simple réajustement des tactiques policières de gestion de foule. Réajustement régressif s’il en est, car il revient à la banalité des tactiques utilisées entre 2012 et 2018/2019 : plus forte répression, plus d’arbitraire, manifestations déclarées illégales dès que possible. Il ne s’agit pas d’un changement de paradigme, mais d’une réponse adéquate de l’appareil policier. Ceux qui s’en étonnent restent pris dans l’ambiguïté de leur analyse de la police comme appareil d’État : il semble incohérent de s’insurger de la répression d’un système que l’on tente d’abattre. Une lecture cohérente de l’appareil policier doit être la suivante : il garantira le droit tant et aussi longtemps qu’il ne se sentira pas menacé et, s’il trébuche, ne serait-ce qu’un instant, il ajustera son logiciel tactique. Nous l’avons vu ailleurs, en France, au Chili, en Grèce, en Serbie et même en Israël : l’ampleur des mouvements de contestations du pouvoir rencontre une réponse à leur hauteur. Et la logique du droit s’adapte simplement à ce mouvement de maintien de la reproduction du capital devant ses cycles de luttes. Rien de nouveau sous le soleil (« Y a-t-il une seule chose dont on dise : Voilà enfin du nouveau ! – Non, cela existait déjà dans les siècles passés »).
Dernier point : sans être cyniques ou désabusés, nous devons observer que le renouveau tactique de la police reste somme toute d’une violence assez modeste. Oui, il s’agit d’un renouveau, mais il s’agit tout de même d’un niveau de répression qui n’égale en rien ce que nous pouvons voir ailleurs ou ce qui avait lieu en 2012/2015.
Qualifier les changements tactiques policiers de « changement de paradigme » semble trompeur, mais le diagnostic du billet reste juste dans l’ensemble : la police est donc maintenant organisée de façon à nous écraser plus simplement et sans minauderie. S’il semble vain de s’en étonner, il reste tout de même pertinent d’analyser les changements de procédures de la police, ne serait-ce que pour l’utiliser comme baromètre de l’état du mouvement social réel. Le baromètre indique ainsi que nous sommes passés d’endormis à assoupis.
Commentaire sur la prescription
La prescription du billet se fonde sur un constat qui devrait être évident à tous : la force vient dans le nombre. Or, nous n’avons pas le nombre. Donc il s’agit du nœud du problème. Difficile de nous imaginer ne pas être intimement convaincus de la nécessité du nombre, peut-être à l’exception d’une poignée de guérilleros anarcho-ninjas, trop agoraphobes pour tolérer l’idée d’une grande foule hétérogène et qui pensent qu’en formant des groupuscules affinitaires aux actions tellement secrètes que personne n’en entend parler, il sera possible d’entrer en résonance miraculeuse avec les moldus, lesquels se retrouveront à être touché par la Sainte Grâce de l’Anarchisme, les poussant alors à trouver eux aussi des amis (i.e. former un groupe affinitaire).
C’est parce qu’avoir raison seul, c’est avoir tort, que la nécessité du nombre s’impose comme une évidence. L’analyse du billet est juste en la matière, ce qui retient le nombre c’est le réflexe presque irréfléchi d’agir : « lorsque nous parlons de sentiment de panique menant à la prise d’action immédiate, nous parlons d’une forme « d’énergie du désespoir », de ce « Il faut faire quelque chose! » que plusieurs d’entre nous ressentent en regardant les nouvelles ou en discutant du contexte politique actuel ». Ce réflexe que décrit le billet est en fait la marque d’une tendance à croire que, devant toute situation, il suffirait de courir en criant avec les bras en l’air, de sauter d’une cause à l’autre, tout opportunistes que nous sommes. Pourtant, ce réflexe nous détache de la certitude sensible, des affects initiaux qui devraient pourtant nous motiver. Ce qu’un nouvel événement finit par avoir d’exceptionnel pour nous, ce n’est plus la situation en elle-même, mais bien qu’elle continue d’entretenir les illusions du volontarisme : avec suffisamment de volonté, nous parviendrons un jour à renverser l’état des choses (« cette fois, c’est la bonne »). Illusions pernicieuses, car le jour où effectivement la bascule pourrait avoir lieu, nous nous gargariserons du faux constat que c’est grâce à notre volontarisme et à notre persévérance que la situation a pu se réaliser, indépendamment des réalités concrètes qui l’ont déterminée.
Si le constat du manque de nombre est évident, car il est la marque de nos échecs, il est aussi la marque d’un problème de perspective, comme regarder le doigt lorsque l’on pointe la lune. La question que se pose le billet est : comment pouvons-nous faire pour mieux rejoindre les gens, afin qu’ils renforcent les effectifs de nos manifestations? Or, peut-être qu’il s’agit d’une mauvaise question. En bref, leur thèse énonce qu’il faudrait se lier aux gens, faire infuser des idées révolutionnaires auprès du petit peuple (cette page vierge qu’il suffirait de remplir), intervenir auprès de larges franges de populations prolétarisées afin de les inviter à grossir les rangs des manifestations et d’ainsi rendre leur combativité plus effective.
Cette thèse laisse transparaitre le caractère aporétique du billet : la primauté de la manifestation et sa fétichisation. Le constat de départ, les manifestations vides et moribondes, ne sont pas prises comme départ d’analyse d’une situation plus grande, mais plutôt comme un problème à résoudre en lui-même, par la force de nos petits bras : les manifestations sont trop petites, comment faire pour élargir les rangs? Mais il s’agit d’un problème d’analyse quant à ce qu’est une manifestation. Lorsque le billet parle des manifestations comme généralité, nous devons nous demander « mais de quelle manifestation parlent-ils? La manifestation de quoi? » Une manifestation est bien la manifestation de quelque chose. Quelque chose se manifeste dans la rue, il ne s’agit pas d’un événement dont nous pourrions simplement remplacer l’étiquette – un jour le logement, le lendemain la Palestine, puis la précarité étudiante. Le consumérisme militant nous éloigne du mouvement réel et dévoile notre insensibilisation aux faits et affects concrets qui meuvent les gens. C’est parce que nous avons tendance à les prendre comme des causes remplaçables et jetables que nous entretenons l’illusion que nous pourrions produire la situation qui servira de brèche finale. Cette position nous condamne à meubler le temps en attendant que se présentent des situations qui, de toute façon, nous dépasseront. Quand le billet cite les manifestations BLM/George Floyd, les Gilets jaunes ou encore les mouvements au Chili (auquel nous pourrions ajouter les mouvements récents de Turquie, de Serbie ou de Grèce), les auteurs oublient que ces mouvements ne sont pas le fait d’organisations de masse, mais bien de mouvements non médiés et somme toute spontanés (au sens d’Henri Simon, c’est-à-dire en contraste avec l’organisation volontaire). Ce sont les contradictions sociales elles-mêmes qui sont productrices de luttes et non une bande d’évangélistes de la révolution qui convaincraient un à un des prolétaires trop abêtis par le capitalisme. En dernière instance, les révolutionnaires, ce sont ceux qui font la révolution. En prétendre autrement, ne pas en prendre acte, c’est déjà se poser comme ceux qui feront le racket de la révolution (l’avant-garde autoproclamée).
Le fétiche de la manifestation, c’est penser qu’il s’agit du centre de nos activités, car la manifestation est la face visible de nos activités (ou un cache-misère), ainsi que la sortie de famille de notre petit milieu autrement occupé à entretenir ses intrigues internes. Ce mode de pensée dévoile son caractère incantatoire que révèle le titre même du billet. Pourtant non, quand on est nombreux.ses, on ne fait pas ce qu’on veut. Car la stratégie de conversion des masses à la révolution en usant de structures autonomes – comme des comités mobs, des syndicats de locataires (mais autonomes du syndicalisme? Il faudra nous expliquer) et autres abstractions organisationnelles – suppose que les gens, le prolétariat, les masses ne sont pas capables d’organisation par eux-mêmes, que nous devrions nous concevoir comme une force extérieure à ces sujets qu’il s’agit d’éduquer pour les mener dans la bonne voie (nos manifestations, semblent penser les auteurs). Pourtant, c’est une erreur de croire qu’il peut s’agir de notre rôle. C’est une enflure que de croire que nous sommes les héros de l’histoire, soit son tout, plutôt qu’une partie dans les forces hétérogènes et contradictoires du corps social en lutte. En prendre acte nous force à nous poser la question simple : qui est ce « on » dont on parle lorsque l’on déclame « quand on est nombreux.se.s, on fait ce qu’on veut »? Qui en fait partie, qui en est exclu? Si l’on marche au côté des syndicats, est-ce qu’ils font partie du « on »? Ou s’agit-il encore de brebis égarées qu’il s’agira de convaincre à coup de tracts, d’organisations autonomes de masse, de réunions ennuyantes, de formations au service d’ordre? Être force de proposition ne veut pas dire devenir majoritaire ; prendre parti pour la révolution ne veut pas dire devenir l’hégémonie.
Conjurer le sort
Au lieu de prendre le problème à l’envers : « comment faire pour ramener du monde dans nos affaires? », renversons-le et prenons-le à l’endroit : « pourquoi personne ne se pointe? ». Lorsque l’on voit que des événements publics comme le camp de formation anarchiste Rafales ou la conférence du 4 avril sur l’action directe de masse sont plus populeux que les manifestations ritualisées comme le 15 mars, c’est peut-être parce que les gens trouvent bien plus de sens dans l’urgence d’un savoir quoi faire que de s’épuiser dans un activisme mécanique qui cherche à faire sans savoir.
La stratégie ne saurait ni être une recette incantatoire qui remet à demain le mouvement réel (une fois que les masses auront été converties dans nos églises autonomes), ni une réduction de l’objet de la stratégie à sa dimension tactique en formant des services d’ordre virils qui, eux au moins, ne fuiraient pas devant la répression. Cette condescendance tactique ne fait que réactualiser nos débats abscons qui reproduisent l’état de stase du milieu révolutionnaire autoproclamé. Ce n’est pas que ces questions n’ont pas d’intérêt, mais plutôt que leur intérêt devrait être adossé à une question plus grande, celle de savoir saisir la situation historique actuelle, sans entretenir l’illusion que nous pouvons, seuls, la produire.
N.