Soumission anonyme à MTL Contre-info
Cher camarade-scribe HN,
J’ai bien reçu ton écho. Je suis heureux de voir la multiplication des contributions des derniers temps sur Montréal Contre-info. J’aimerais réagir au Post-scriptum sur le corps révolutionnaire qui me semble «habité» par des contradictions.
Ayant moi-même flirté avec l’ivresse de ma disparition subjective en une forme-de-vie, je ne peux m’empêcher d’opposer le principe de réalité aux idées de «sortie de l’identité» ou aux théories qui essaient de «dépasser» le sujet par des constructions langagières ou théoriques. Le concept de «corps révolutionnaire» me semble être une contradiction dans les termes et en ce sens une impasse. Je vais indiquer mes références aux paragraphes cités en commençant à partir du titre de la section pour faciliter la lecture de la critique.
Premier problème. Tu dis que le corps révolutionnaire est un déplacement d’une politique fondée sur l’identité à une politique de l’articulation du geste à la situation :
Nous dirons simplement ici que se dire révolutionnaire ou anarchiste n’a que très peu de sens en tant que tel, que c’est le geste et l’articulation du geste à la situation qui donne le sens et la force à ces termes (§5)
Soit. Il peut être préférable de laisser parler les gestes au lieu de toujours répéter «un discours stéréotypé». Jusque là, entre ton billet et la mise en garde de Mao contre le «style stéréotypé dans le parti», il n’y a pas une grande différence.
Tu indiques, toujours dans le même paragraphe, que la «position révolutionnaire» consiste en une «élaboration d’une ouverture et d’une faille», une élaboration qui repose sur le geste (§5). Cette position doit pouvoir «être rejoignable, mais être rejoignable ne doit pas être son sacrifice.» (§5)
Rejoindre une position c’est voir une position qui n’est pas la nôtre et s’y rallier. Il faut donc être en mesure d’identifier un autre et soi pour y parvenir. Le vocabulaire de la «position révolutionnaire» n’est pas en dehors du «terme d’identité politique» que tu dis pourtant rejeter. Une approche en positionnalité — un terme qui pourrait être appliqué à ton post-scriptum — c’est une approche à la mode pour dire la politique de l’identité. Je partage ton opposition à ceux qui pensent que «le mot de l’identité dirait la chose et la performerait du même coup» (§5). Mais dans ce cas, c’est une opposition à la fétichisation, à la pensée magique ou aux stéréotypes. Ce n’est pas une opposition à l’identité. Au niveau formel — et uniquement à ce niveau —, ta prise de position ressemble à celle des boomers qui «refusent les pronoms», c’est une métonymie qui confond les choses.
Deuxième problème. Tu soutiens que «le corps révolutionnaire n’est pas la somme d’identités qui le composent, contrairement à la bande ou au groupe» (§9) et qu’« il doit se constituer comme l’interface de ceux et celles pour qui la révolution se fait dans le monde, à bras le corps, jusque dans le temps mort des séquences politiques.» (§9). Tu dis que ce corps « dépasse » les milieux en les articulant stratégiquement et en ouvrant sur l’extérieur. En ce sens, il serait quelque chose de «supra» ou de «méta» qui, j’imagine, ne se localise pas facilement, car il ne fait pas milieu, bande, groupe ou organisation. Or, il y a une contradiction flagrante dans le paragraphe suivant. Tu appelles de tes voeux la création d’
un espace relativement formalisé où les différentes forces organisantes du corps révolutionnaire à construire peuvent s’entendre sur un certain nombre de priorités réelles, se distribuer des tâches en vue de la construction et de la consolidation d’une situation conflictuelle à venir, identifier les manques infrastructurels et réfléchir à comment les combler. (§10)
Personnellement, je vois dans cette proposition une variation «sensible», une variation qui fait usage de la métaphore du corps, pour proposer une enième «structure de coordination» ou une autre «table de concertation». Je ne vois pas comment ce que tu proposes est autre chose qu’une «formalisation» de l’existant, donc une relative fixation dans une forme qui est par définition identifiable. Elle peut être identifiable principalement par sa pratique, chercher à éviter les slogans commerciaux du nec plus ultra de la radicalité, il n’en demeure pas moins que cette prise de position pour la formalisation est en contradiction avec l’idée que le «corps révolutionnaire» serait d’une nature distincte de la «somme d’identité».
***
Ton problème ne semble pas être celui de l’identité. Je comprends la crainte d’être identifiable en tout situation et la volonté de ne pas toujours s’identifier, les risques de la récupération.
On peut refuser d’avoir une identité figée, chercher à ne pas être réduit à celle-ci. Je ne vois pas en quoi l’appareil conceptuel que tu déploies dépasse l’identité ou offre une alternative au langage plus simple des abus ou des problèmes de l’identité.
Personnellement, je pars du postulat que «le moi est une synthèse imparfaite», qu’il n’est pas le tout du sujet. L’identité, c’est quand le moi est égal à soi-même, quand il semble correspondre. On peut tenir des discours mythifiant sur soi, se raconter des histoires, mais est-ce qu’on se donne des outils pour éviter cela en utilisant un terme qui prétend être en dehors des problèmes de l’identité, les dépasser ?
Tes oppositions entre l’authentique et l’inauthentique, elles me rappellent les problèmes de la notion de spectacle. Le problème avec le spectacle c’est l’idée selon laquelle on pourrait être «en dehors» de l’idéologie. Personnellement, j’ai l’impression qu’en faisant ça, on ne fait que déplacer le problème et le rendre plus difficile à nommer : la chute est alors plus douloureuse.
Alors, oui, il faut valoriser la critiquer, en finir avec l’«entre-nous», développer des positions, faire attention à la sensibilité, dénoncer les stéréotypes, les identités figées, mais, à moins de tout confondre, ceci n’est pas «dépasser l’identité».
Nos identités nous viennent de toute sorte de choses qu’on décide pas, elles sont des assignations, des contraintes, mais elles sont également des contraintes capacitantes (Enabling constraint). Personnellement j’utilise beaucoup la théorie de l’interpellation de Jean-Jacques Lecercle pour penser les identités et je demeure convaincu qu’il nous faut «inventer l’inconnu» souvent en critiquant les traditions, en commençant par les nôtres. On peut et on doit se battre contre des identités qu’on nous assigne, mais elles nous donnent aussi la possibilité de parler. On peut énoncer des critiques, des propositions à partir d’une identité, s’attaquer aux fixations identitaires risibles, mais il serait plutôt difficile d’espérer, dans un monde qui nous demande sans cesse de nous identifier, de dépasser (surmonter) cette injonction.
Ton concept de corps révolutionnaire me semble une façon de faire comme si on était pas toujours pris avec nous-même, comme si, de façon déclamatoire, on pouvait dire aux autres qu’on n’est pas ce qu’ils pensent qu’on est. Le problème c’est qu’on n’a jamais le dernier mot. On va continuer de nous identifier, on va nous reconnaître, surtout si on milite dans la durée et qu’on demeure là « dans les temps morts des séquences politiques » (§9).
On te collera un identité, ça va arriver, que tu le veuilles ou non. Alors au lieu de faire comme si, assumes-là et assumons-là. Assumons notre identité individuelle contre les assignations grégaires, contre le cynisme et aussi contre l’individualisme. Assumons notre volonté de ne pas être réduit à un produit, à un fétiche ou à un stéréotype. Et surtout assumons notre vie, nos échecs, nos répétitions d’échecs ridicules qu’on veut surmonter, et les idées folles qu’on a, mais qu’on a peur d’énoncer parce qu’on l’a jamais fait. C’est seulement en écrivant et en pensant par nous-même, en cherchant à devenir ce qu’on est pas encore, qu’on réussira à mettre à mal la fixation identitaire.
C’est en ce sens, parce que je te vois prendre la plume à ton tour et risquer l’écriture, que je me réjoui de répondre à ton écho, camarade. J’ai hâte de lire tes prochaines contributions et j’espère qu’elles nous permettront de sortir de la chambre d’écho, de s’écouter et, qui sait, peut-être de s’entendre. C’est seulement ainsi qu’on peut espérer devenir autre que ce que nous sommes.
Maulwurf