
Soumission anonyme à MTL Contre-info
Dans les dernières semaines, Montréal Contre-info a permi de relayer des textes de réflexion stratégique qui ont suscité plusieurs discussions animées autour de nous. Signe de la vitalité montréalaise, nous ne pouvons que nous réjouir de cet élan. Les passions font vivre, la stratégie les fait seulement durer. Parmis ces textes, deux en particulier proposent une analyse de la situation des manifestations des derniers mois à Montréal et témoignent d’un sérieux désir de se pencher sur les pratiques actuelles du milieu révolutionnaire (à défaut de pouvoir lui donner une appelation plus consistante comme mouvement ou camp). Quand on est nombreux.se.s, on fait ce qu’on veut et le Commentaire qui lui répond marquent tous deux plusieurs points intéressants, mais semblent tout de même manquer le pas sur un certain nombre d’éléments. Nous aimerions, en quelques mots, présenter notre analyse qui donne à la fois raison et tort aux deux textes de différentes manières.
Pour commencer, la référence aux événements insurrectionnels des dernières années à l’échelle internationale (Gilets Jaunes, George Floyd, l’Estallido Social chilien) nous semble être, dans les deux textes, le point sur lequel notre analyse diffère le plus. Cet élément intervient ici en premier lieu, non pas parce qu’une analyse de la conjoncture mondiale devrait être première, mais parce que les problèmes qui s’y manifestent sont exemplaires. Dans le premier texte, on peut lire que ces mouvements sont l’illustration du principe que le travail révolutionnaire doit consister dans la massification car, dans la confrontation avec l’État, c’est le nombre qui est l’élément le plus déterminant : « C’est ce travail qui devrait, dans la situation présente, être la priorité absolue de la majorité des militant.e.s révolutionnaires qui constatent avec nous la nécessité vitale d’élargir nos rangs pour constituer une puissance autonome massive réellement menaçante pour l’État. » Si on arrive encore à se tenir calmes quand les vétérans de la sociale-démocratie de rue nous répètent que 2012 a seulement été possible grâce à plusieurs années de « mob dans les cégeps », on devrait par contre s’épargner le mensonge voulant que les situations similaires à celles mentionnées plus haut pourraient être le résultat d’un travail de massification tel que celui décrit dans le texte.
C’est d’ailleurs ce que le deuxième texte reproche au premier: « les auteurs oublient que ces mouvements ne sont pas le fait d’organisations de masse, mais bien de mouvements non médiés et somme toute spontanés (au sens d’Henri Simon, c’est-à-dire en contraste avec l’organisation volontaire). » On peut, non sans quelques grincements de dents, passer sur l’affirmation que « ce sont les contradictions sociales elles-mêmes qui sont productrices de luttes et non une bande d’évangélistes de la révolution qui convaincraient un à un des prolétaires trop abêtis par le capitalisme », il faut en revanche se méfier de la conclusion voulant qu’« en dernière instance, les révolutionnaires, ce sont ceux qui font la révolution ». Soyons clairs par rapport aux soulèvements mentionnés plus haut, plusieurs semaines, voire plusieurs mois d’insurrection à l’échelle d’un pays ne sont pas des révolutions. On peut le vouloir et se battre de toutes nos forces pour que de telles situations adviennent ici, mais il ne faut pas s’empêcher de les voir pour ce qu’elles sont : des insurrections qui ne se sont pas transformées en révolutions. Les groupes qui ont pris au sérieux ces échecs, au moins aux États-Unis et en France, ont entrepris de se poser à nouveau la question du Parti révolutionnaire: comment transformer une insurrection en révolution? Si les révolutionnaires sont ceux qui font la révolution, c’est qu’ils ne sont pas simplement là, à suivre la liesse insurgée, ils cherchent les moyens de faire monter d’un cran le bouleversement, le rendre irréversible.
Le problème que cet exemple vise à illustrer est le suivant : comment penser l’articulation entre l’organisation révolutionnaire (ceux qui pensent en général la question de la possibilité révolutionnaire), une situation politique qui manifeste des contradictions de toutes sortes (qui est extérieure à l’organisation révolutionnaire, mais sur laquelle celle-ci peut avoir une influence) et l’horizon révolutionnaire? Si la question à poser au sein de ce problème est bien celle des priorités, comme le proposent les auteurs de Quand…, la réponse ne se trouve assurément pas dans le fait de vouloir faire grossir les rangs des manifestations d’extrême-gauche, ni dans le fait de trouver ce qui convient le mieux « aux gens » qui seraient lassés de ces dernières : des revendications sociale-démocrates dans un langage populaire, des camps de formation qui font le commerce des identités politiques, des conférences sur les sujets de l’heure. D’un côté comme de l’autre on baigne dans le quantitatif le plus vide. C’est une chose que de se féliciter de proposer l’option la plus achetée, une autre de poser qu’il y a donc de la vérité dans le marketing.
Pour ce qui est du premier texte, donc, nous sommes sceptiques quant à la centralité accordée à « nos manifs », dont l’importance est déjà surdimensionnée dans la dynamique du milieu révolutionnaire. Cette fixation sur les manifestations venant de milieux radicaux est peut-être le reflet des dynamiques propres à la séquence dont nous sortons tout juste : le mouvement pro-palestinien a été le théâtre d’une radicalisation très large, qui n’a cependant pas trouvé ses formes d’expression dans la plus longue partie de la séquence et dans ses espaces de lutte. Heureusement, la pulsion cherchant à monter le niveau a surgi avec force le 22 novembre et nous aurions tous voulu voir cette force à nouveau dans les dates subséquentes. L’intervention en manifestation et la pratique de l’émeute doivent rester des données centrales de notre orientation. Par contre, en l’absence d’une situation dans laquelle venir cliver (avec les tendances réformistes d’un mouvement par exemple), ou qui puisse se traduire en réel débordement (pas en un affrontement de quelques dizaines de personnes avec la police), cette pratique ne doit pas être fétichisée. L’opposition de chapelles entre les tenants des actions clandestines et des manifestations larges, de laquelle toute lecture du contexte est généralement évacuée, est complètement stérile. Une action ciblée peut trancher dans une situation politique en faisant apparaître des contradictions politiques profondes : le soutien pour les attentats dirigés vers le pouvoir qui ont précédé la révolution de 1917 en Russie (ou aux États-Unis dans nos années 20) révèlent un refus du monde à la fois radical et largement partagé, les sabotages contre les JO en France l’été dernier ont été menées dans un contexte de surveillance policière énorme, et ont réussi à faire signe alors qu’un silence de plomb régnait et que les manifestations étaient impossibles à envisager. La participation à l’antagonisme peut aussi être plus soudain, et l’organisation contre les évictions, celle en réponse aux meurtres policiers, ou celle contre l’aménagement intégral sont aussi des points de contact avec l’ennemi, et expriment un refus de lui laisser le champ libre. Dans tous ces contextes, on peut poser des gestes qui résonnent, auxquels on pourra se référer à l’avenir pour imaginer ce qui est possible, tout en cherchant le prochain dépassement.
Cependant, et sur ce point nous sommes plutôt du côté du premier texte que du second, la question de l’organisation politique des révolutionnaires doit être remise au centre des préoccupations. C’est à travers des formes d’organisation internes que l’élaboration stratégique et théorique peut avoir lieu. Elle doit donner lieu à des énoncés qui mettent de l’avant la possibilité révolutionnaire ainsi que ce à quoi elle s’affronte, une pensée de l’ennemi. L’auteur de Commentaire… dit que les révolutionnaires sont ceux qui font la révolution, nous disons que les révolutionnaires sont ceux qui prennent parti pour la révolution, avant, pendant, après elle. Les moments révolutionnaires et pré-révolutionnaires se caractérisent par une dilatation du « nous révolutionnaire », son élargissement fulgurant, l’apparition de nouveaux problèmes et des prises de positions hétérogènes à celles que les révolutionnaires tenaient jusque là, mais ce « nous » préexiste néanmoins à chaque nouvelle révolution. L’argument inverse est une lubie anhistorique.
Quelle devrait donc être la priorité d’un noyau révolutionnaire dans notre contexte?
Premièrement, il devrait chercher à combattre, dans le champ théorique, les perspectives réformistes qui s’énoncent actuellement, soit comme des sorties de crise, soit comme des manières d’habiter le monde en le laissant tranquille. Elles sont pléthores, y compris dans le « milieu révolutionnaire ». Un camp révolutionnaire ne peut pas se construire dans l’ambiguïté qui règne actuellement entre radicalisme, alternativisme, réforme et révolution. Il doit reprendre le terrain de la propagande, et ce faisant trouver des manières de parler de la situation dans des termes révolutionnaires. La polémique dans le champ intellectuel, dans les assemblées, les journaux muraux, la rédaction de textes publics ou clandestins, à l’intention des révolutionnaires, le débat sur les propositions de différents groupes, l’organisation d’espaces de discussion et de clarification des perspectives révolutionnaires sur des thèmes que nous jugeons être fondamentaux sont autant de manières de penser l’activité politique hors situation. À ceux qui accusent le milieu révolutionnaire de surinflation intellectuelle, regardez mieux.
Dans le champ stratégique, il devrait tenir de manière clandestine une échelle d’élaboration avec d’autres forces afin de favoriser la coordination dans des moments précis, sur des enjeux qui peuvent cristalliser notre opposition à la politique du pouvoir. La question des infrastructures, bien mal posée en terme de «projets», peut avoir sa place ici dans la capacité des groupes à planifier le processus de construction d’une force révolutionnaire. Dans un mouvement, tenir un QG, occuper un bâtiment, penser les cibles, les moments, les liens avec d’autres forces. Hors mouvement, s’entraîner, planifier la confrontation, inventer des outils, avoir des caches (des vraies), avoir ses entrées, initier des réflexions avec des camarades dans d’autres villes, d’autres régions, d’autres pays.
Sur le plan tactique, Montréal bouillonne actuellement d’expérimentations et d’initiatives et ce malgré le ton qui monte du côté de l’État. Par contre, les seuls espaces d’élaboration entre les groupes sont présentement de nature extrêmement pragmatique, ils ne s’intéressent qu’au plan tactique et délaissent trop souvent les discussions plus larges. Alors qu’on se butte à une force beaucoup plus grande que la nôtre dans les manifestations radicales, il est fondamental de pouvoir prendre du recul par rapport à cette pratique, et de la mettre en perspective avec d’autres possibilités d’intervention. On doit pouvoir mettre en question la place que l’on accorde aux manifestations ritualisées – qui, dernièrement, semblent pour plusieurs constituer le terrain le plus important de la politique –, pour se positionner quant à la pertinence de ces moments. Même si nous pensons que les événements publics qui attirent de nombreuses personnes peuvent eux aussi relever d’un «activisme mécanique qui cherche à faire sans savoir» nous nous accordons toutefois avec l’auteur du Commentaire… pour dire qu’il importe de « savoir quoi faire », c’est-à-dire de remettre au coeur de nos réflexions la question du sens des tactiques mobilisées en fonction de la situation politique actuelle.
Au travers des critiques formulées dans ce texte, demeurent trois points qui sont le résumé de son développement et pourraient constituer des priorités de l’organisation révolutionnaire:
– Recharger la question révolutionnaire.
– Faire exister l’option révolutionnaire sur d’autres terrains d’intervention que les manifestations d’extrême-gauche.
– Bâtir le camp révolutionnaire.
Dans cet horizon, la question du nombre n’est pas à rejeter, sous prétexte qu’elle signifierait immédiatement la dilution d’une position. L’accroissement quantitatif est évidemment une dimension fondamentale de la construction révolutionnaire, mais celle-ci doit se faire sur la base d’affirmations en faveur de la révolution. Car non, « avoir raison seuls » (en politique, on n’est jamais seul au singulier, on est toujours dans un nous), ce n’est pas « avoir tort ». Une fois la dimension du futur réintégrée dans la politique, tenir une position prime par rapport à toute tentative de s’accorder avec ce que le plus grand nombre peut bien vouloir entendre à un moment donné. C’est que si une vérité peut être faible quant au nombre de gens qui la portent, elle troue tout de même le tissu de mensonge qui l’entoure. Elle résiste, gêne, dérange, mais cela ne l’empêche pas d’être rejointe. Le phénomène lumineux, écrivait Hegel, illustre bien le rapport entre intensivité et extensivité : c’est de son intensité, qui peut être concentrée en un point, qu’une lumière tire sa capacité à éclairer un espace plus ou moins étendu. Ce sont ces lumières qui manquent. Il en faudra bien pour voir la brèche en tout chose, ce qui n’est évidemment que le commencement.