Montréal Contre-information
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Oct 312020
 

Soumission anonyme à MTL Contre-info

Un zine de Sabordage Distro, 2020
Traduit de l’anglais par Mille Batailles

*Avis aux lecteurs·rices : Le texte suivant est une compilation d’extraits que les auteures ont reliés par un récit de leur cru. Les extraits issus d’ouvrages externes sont en italique. Le nom de l’auteur se trouve à la fin de l’extrait. 1

1 NdT : Toutes les citations sont traduites de l’anglais par les traductrices de ce zine, à l’exception de celle de Said (1993), qui est de Paul Chemla.

L’ère de réconciliation menée par l’État de Justin Trudeau cherche désespérément à se perpétuer. En se désagrégeant, elle dévoile (une fois de plus) une réalité crue : de nombreux·ses colon·es blanc·hes veulent désespérément se trouver du bon côté de l’histoire. Pour ce faire, ces personnes recueillent et racontent des histoires à propos de la grande différence entre la situation « présente » et celle du « passé ». Parmi ces histoires, on compte aujourd’hui et depuis toujours la vision romancée d’une réconciliation menée par l’État.

La réconciliation – en tant que terme – signifie la résolution d’un conflit, le retour au stade de relations amicales. Ce terme peut aussi signifier l’alignement de deux positions différentes afin de les rendre compatibles. […] Alors comment l’État canadien et les peuples autochtones peuvent-ils se réconcilier ? Ils ne peuvent certainement pas revenir à un stade de relations amicales, car ce stade n’a jamais existé. La réconciliation ne peut donc que signifier une élimination du conflit par l’enchevêtrement des communautés autochtones et allochtones […]rendant compatibles deux positions conflictuelles. Cela signifie l’assimilation des peuples autochtones, par la promesse d’une égalité économique au sein du Canada offerte en échange de leur renonciation à leurs revendications de souveraineté. Et cela signifie que les Canadien.nes peuvent engloutir les idées et les symboles autochtones dans leurs propres histoires colonisatrices, dans leur propre canadiana. Voici la seule voie possible sous l’État canadien.

(Tawinikay, 2018)

La fabrication de cette compatibilité grâce au cadre de la réconciliation ne constitue qu’une des multiples tentatives étatiques d’effacer le passé tout comme le présent des peuples autochtones et de faire disparaître le problème permanent qu’ils représentent pour la légitimité de l’État canadien, pour le mythe fondateur de la Confédération et pour les revendications territoriales colones sur le territoire qu’il tente de gouverner. L’effacement des autochtones est un moyen mis en oeuvre pour assurer un avenir au colonialisme de peuplement.

Ce texte s’attarde principalement à la manière dont les personnes blanches contribuent aux tentatives étatiques d’engloutissement et de consommation des cultures autochtones en forgeant des récits qui les transforment en personnes autochtones. Nous faisons ici référence à la tendance grandissante à l’auto- autochtonisation ou, comme de nombreuses personnes le nomment, au transfert de race 2 – processus selon lequel une personne blanche se réinvente en personne autochtone, en utilisant souvent cette revendication identitaire pour miner les luttes d’auto-détermination des peuples autochtones eux- mêmes.

2 NdT : L ‘usage de raceshifting est plus commun en anglais que celui de « transfert de race » l’est en français.

Particulièrement au « Québec » et dans les provinces de l’est, nous constatons l’auto-autochtonisation d’un grand nombre de colon·es blanc·hes, souvent à travers le système judiciaire colonial. Les personnes blanches s’étant auto-autochtonisée se rassemblent la plupart du temps sous le terme « métis 3 de l’est ». Elles forment ainsi une grande variété de fausses « nations » à travers lesquelles faire pression sur le gouvernement pour en obtenir la reconnaissance et des gains économiques. Ces revendications identitaires se rendent fréquemment en cour lorsque des individus ou des groupes cherchent à obtenir des droits de pêche ou de chasse ou lorsqu’il s’agit de combattre des revendications territoriales faites par des groupes autochtones. Bien que ces personnes blanches aient pour la plupart échoué à prouver leur statut autochtone, même d’après les exigences légales canadiennes, ces revendications indiquent les manières dont la blanchité continue à être utilisée pour effacer les autochtones. Nous aborderons en détails certains exemples de ce phénomène plus loin dans ce texte.

3 NdT : Tout comme Darryl Leroux dans son article « Le révisionnisme historique et la création des métis de l’est, la mythologie du métissage au Québec et en Nouvelle-Écosse » dans Politique et sociétés, nous avons choisi d’utiliser la lettre majuscule pour distinguer la communauté Métis historique des revendications métisses qui ne sont pas liées aux peuples Métis, pour lesquelles nous utiliserons la minuscule. Comme Leroux l’indique, « nous faisons cette distinction pour bien tracer notre argument principal ».

Ce zine réunit plusieurs longs extraits de textes s’attardant aux compréhensions actuelles théoriques et pratiques du phénomène d’auto-autochtonisation au « Québec » et dans l’est du « Canada ». Ce texte n’a ni l’intention de prendre position quant aux politiques d’appartenance des différentes nations autochtones ni de décider du statut des personnes autochtones ayant été déconnectées de leurs familles, de leurs communautés et de leurs cultures par la violence coloniale. Nous sommes simplement préoccupées par le fait que des personnes blanches, des familles blanches et des communautés blanches tentent de bâtir une force politique au détriment des personnes autochtones pour revendiquer des terres, des droits de pêche et de chasse et d’autres gains matériels. Notre objectif consiste à nous doter, nous- mêmes ainsi que nos communautés, des informations nécessaires pour de contrer cette force.

Nous ne sommes pas intéressées à alimenter la légitimité des cadres légaux étatiques visant à déterminer le statut ou l’appartenance des personnes autochtones à une communauté. Au contraire, nous tenons à répéter ce qu’affirment certaines personnes autochtones lorsqu’elles dénoncent le transfert de race : l’appartenance à une communauté est déterminée par la parenté et cette communauté devrait pouvoir déterminer qui en fait partie, non pas l’État ni une organisation de personnes blanches. Nous comprenons que la législation canadienne complique et brouille le terrain de la lutte anti- coloniale. Elle est à la fois un des mécanismes principaux employés par l’État colonial pour tenter de contrôler les personnes autochtones et un mécanisme vers lequel nombreuses d’entre elles doivent se tourner pour combattre l’État et le capitalisme. Par ses tentatives de freiner la résistance et d’en créer les conditions avec ses lois et sa surveillance, l’État renforce son récit selon lequel il serait une entité politique et légale légitime. Cela masque ce qui demeure la réalité ainsi que la plus profonde angoisse de la société et de l’État coloniaux, celle de n’être à jamais qu’une force d’occupation étrangère.

Nous écrivons ce texte en 2020, au moment où les territoires occupés par le soi-disant Canada ont vu déferler des vagues de perturbation économique en réponse au raid de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sur les défenseur·es de la terre Wet’suwet’en qui protègent la Yintah contre les tentatives répétées de construction du gazoduc de Coastal GasLink. Les blocages de train, de port et de route menés par des communautés autochtones (incluant notamment des défenseur·es de la terre Gitxsan, Kanien’keha:ka et Mik’maq), appuyés par d’autres actions menées autant par des sympathisant·es autochtones qu’allochtones, ont alimenté et actualisé une vision de la lutte anti- coloniale qui va au-delà des promesses de réconciliation de l’État. De plus, nous écrivons ce texte au moment où la covid-19 a mis elle aussi, mais d’une autre manière, un frein au Canada et à son économie. Pourtant, dans le nord de la Colombie-Britannique, les camps de travailleurs se maintiennent et à travers tout le continent de nombreux projets d’extraction se poursuivent. Une fois de plus, en réponse à l’État, nous voyons apparaître des blocages et brûler des injonctions. Si nous choisissons de nous positionner de la façon dont nous le faisons dans ce texte, c’est que nous désirons lutter avec les défenseur·es de la terre et les protecteur·trices de l’eau autochtones et que cette vague d’auto- autochtonisation est non seulement en tension avec ces dernier·es, mais qu’elle a été et continuera d’être ouvertement en conflit avec eux et elles.

Les auteures de ce zine sont des colones anarchistes blanches en lutte contre l’État canadien et l’idéologie du colonialisme de peuplement 4 . L’une de nous est de descendance Métis de la Rivière Rouge et canadienne-française (et d’autres descendances européennes). En grandissant, elle a parfois entendu des histoires affirmant une même autochtonie (ou absence d’autochtonie) au sujet de ces deux ascendances. L’autre auteure a grandi dans un ménage majoritairement blanc et euro-américain. Dans cette famille, on ne racontait rien du peuple (Ojibwe) dont on habitait le territoire ni de la manière dont on se rapportait à l’histoire de ce territoire ou à son peuple.

4 NdT : settlerism

Dans une autre version de l’histoire de nos vies, les embarcations coloniales ayant emmené les colon·es depuis l’Europe auraient coulé. Dans ces autres temps, nos écrits ne seraient peut-être pas nécessaires. Mais nous avons hérité d’une autre version du monde. Nous devons donc prendre part à la conversation concernant le transfert de race et la manière dont il accélère l’effacement des autochtones. L’auto- autochtonisation est un phénomène intimement lié aux désirs d’appartenance de la suprématie blanche, appartenance nécessitant le déplacement de ceux et celles qui sont perçu·es comme des obstacles à ce désir ainsi que la création de mythes à propos de liens ancestraux aux territoires sur lesquels on se trouve. Tuck et Yang (2012) décrivent ces processus relationnels et émotionnels comme un « mécanisme de déculpabilisation colonial 5 ». Comprendre les narratifs d’auto-autochtonisation comme des coups joués dans une partie où l’innocence est en jeu permet de construire un cadre pour adresser et rejeter l’angoisse profondément coloniale des colon·es blanc·hes alimentant ces gestes et ces fantasmes d’auto-autochtonisation. Une pratique intégrale au transfert de race consiste à raconter des histoires et, plus spécifiquement, des histoires à propos d’ancêtres autochtones éloigné·es que les personnes blanches se créent pour légitimer leur processus d’auto-autochtonisation. King (2003) écrit « Les histoires sont des choses merveilleuses. Et elles sont dangereuses […] Puisqu’une fois une histoire racontée, on ne peut la reprendre. Une fois racontée, elle est en liberté dans le monde ».

5 NdT : settler move to innocence

Le « métis de l’est »

La longue histoire du phénomène d’auto-autochtonisation au « Canada » est intimement liée au vieux projet canadien, toujours d’actualité, visant à effacer les peuples autochtones à travers le peuplement colonial et l’extraction de ressources au profit de l’expansion capitaliste. Au Canada, une des manières les plus répandues pour les personnes blanches de s’auto-autochtoniser consiste à revendiquer l’identité de « métis de l’est ». Dans le contexte des métis de l’est, l’auto-autochtonisation réfère à « l’usage tactique d’ancêtres lointain·es pour réinventer une identité “métis” […] Ces “nouveaux métis” profitent de la confusion chez les colon·es par rapport aux formes d’autochtonité qui reposent sur la parenté et l’appartenance pour trouver de la légitimité » (Leroux & Gaudry, 2017).

Il s’agit le plus souvent de colon·es blanc·hes de descendance française qui fouillent leur arbre généalogique à la recherche d’ancêtres autochtones lointain·es et isolé·es pour s’identifier comme « métis de l’est ». Nous présenterons plus loin dans ce zine différents cas tirés du phénomène des métis de l’est et des histoires de différents groupes menant l’initiative. Mais nous souhaitons d’abord offrir une idée de l’ampleur de la situation.

Selon les statistiques du recensement canadien, entre 1991 et 2016 le nombre de personnes s’identifiant comme métis dans l’Est du Canada a massivement augmenté. En 1991, 8 690 personnes s’identifiaient comme métis au Québec comparé à 69 360 en 2016 – une augmentation totale de 698%. Les provinces de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, où résident un grand nombre de colon·es de descendance française, ont vu une augmentation plus drastique encore, soit de 10 000% sur la même période. Dans l’est du Canada, plus de 70 organisations représentent ces nouveaux métis et c’est sans compter les organisations à vocation similaire qu’on retrouve au Maine, au Vermont et au New- Hampshire (source : https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/171025/dq171025a-eng.htm ).

L’augmentation du nombre de communautés « métis » au Québec : ce n’est qu’un début ?

Paraphrase du site https://www.raceshifting.com

Au Québec, les recherches démographiques démontrent qu’une majorité significative des gens descendant des colon·es français·es établi·es au XVIIe siècle ont au moins un·e ancêtre autochtone, soit vraisemblablement l’une des treize femmes autochtones ayant marié un colon avant 1680 (Leroux, 2018; voir aussi Beauregard 1993). Puisque le nombre de colon ·e s français ·es au début de la colonisation était assez bas et qu’il y avait un taux élevé de mariages entre Canadiens-Français jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, un grand segment de la population québécoise et canadienne-française est susceptible d’avoir plusieurs ancêtres autochtones. Ceci étant dit, le fait d’avoir un, deux, trois ou même cinq ancêtres autochtones datant d’il y a plus de dix générations ne représente qu’entre 0,1% et 1% des ancêtres d’une personne (voir Charbonneau et al. 1990; Vézina et al. 2012). Une recherche du même ordre menée principalement par des chercheur ·se s québécois ·es francophones suggère fortement que les populations de descendance française sont aujourd’hui plus susceptibles d’avoir un bien plus grand nombre d’ancêtres d’origine anglaise ou d’une autre ethnie européenne (allemande, belge) que d’origine autochtone (Leroux, 2018; voir aussi Desjardins 2008).

Les mythes du transfert de race

La mémoire individuelle et collective est portée de génération en génération par les histoires qu’on raconte. Elles lient intimement les êtres aux lieux, aux régions et aux territoires. Raconter des histoires peut contribuer à préserver et à affirmer la souveraineté de certaines personnes sur un territoire et/ou leur appartenance à une communauté. Au fil du temps, grâce à la transmission et à l’intégration de leurs histoires, les luttes pour l’autonomie et de libération de l’État colonial des personnes autochtones gagnent en puissance. Des luttes sont menées de génération en génération, se déployant par leur mise en récit, racontées, encore et encore, à travers les décennies et les siècles. Lorsqu’on observe le cas des métis de l’est, on constate cependant que les histoires racontées sont utilisées pour effacer la complicité, autant actuelle qu’historique, des personnes blanches avec les processus du colonialisme de peuplement. Cet effacement est rendu possible par une mise en récit qui repose sur des tests d’ADN, des mythologies familiales et des tableaux généalogiques auxquels la législation coloniale accorde une légitimité. Les démarches d’auto-autochtonisation d’une personnesblanche peuvent être suscitées par le fait de sentir son accès à la terre menacé (pour des raisons réelles ou imaginaires) ou bien par l’influence d’un mouvement d’auto-autochtonisationnaissant . Elle a alors accès à des infrastructures (tests d’ADN, organisation des métis de l’est, forums généalogiques et autres ressources conçues spécifiquement pour la recherche d’ancêtres autochtones) lui permettant de se trouver des ancêtres autochtones éloigné ·e s qui peuvent remonter à aussi loin qu’au XVIIe siècle ou à plus de dix générations. Munie de cette supposée preuve de sonautochtonité,la personne blanche peut alors rechercher d’autres personnes avec qui renforcer cette nouvelle identité, avec qui partager des histoires légitimant leurs revendications territoriales, ce qui établit ainsi des conditions favorables pour que d’autres suivent le même chemin.

Said (1993), adressant la relation entre les récits, le pouvoir, la terre et l’impérialisme, écrit :

Dans l’impérialisme, l’enjeu suprême de l’affrontement est évidemment la terre ; mais, quand il s’est agi de savoir à qui elle appartenait, qui avait le droit de s’y installer et d’y travailler, qui l’entretenait, qui l’a reconquise et qui aujourd’hui prépare son avenir, ces problèmes ont été transposés, débattus et même un instant tranchés dans le récit. […] Le pouvoir de raconter ou d’empêcher d’autres récits de prendre forme et d’apparaître est la plus haute importance pour la culture comme pour l’impérialisme, et constitue l’un des grands liens entre les deux.

La plupart des colon·es éprouvent une angoisse existentielle à l’idée de ne pas être originaires de la terre qu’ils et elles habitent. On peut la voir se manifester dans leur manière compulsive de chercher à légitimer leur présence en tant qu’envahisseurs/force d’occupation. Lorsqu’elles ressentent cette angoisse propre au colonialisme de peuplement, de nombreuses personnes blanches cherchent des histoires qui puissent l’alléger, des histoires qui ouvrent un chemin vers l’appartenance. Chez d’autres, on crée des histoires pour essayer de tirer un profit économique de l’exploitation du territoire – pour continuer à profiter de son exploitation en tant que colon·es. Lorsque des personnes blanches s’auto- autochtonisent ou effectuent un transfert de race, leurs actions, leurs attitudes et leurs histoires contribuent aux tentatives de négation et de remplacement des modes de vie politiques et culturels des Métis, des Premières Nations et des peuples Inuits à travers les territoires connus aujourd’hui sous le nom d’Amérique du Nord.

Tuck et Yang (2012) soutiennent qu’« il est difficile pour les colon·es d’accepter le fait qu’ils et elles bénéficient directement ou indirectement de l’effacement et de l’assimilation des peuples autochtones. Le poids de cette réalité est inconfortable ; la misère associée au sentiment de culpabilité les pousse à chercher une forme de répit, quelle qu’elle soit ».Deloria (1998) affirme : « L’identité américaine a un caractère indéterminé en partie à cause de l’incapacité de la nation à faire face aux peuples indiens.Les Américains voulaient ressentir une affinité naturelle avec le continent, et seuls les Indiens pouvaient leur enseigner une telle intimité aborigène. Cependant, pour asseoir leur contrôle sur les territoires il leur a été nécessaire de détruire les premiers habitants ».

Le récit intrinsèque à l’auto-autochtonisation poursuit le processus de déplacement et d’effacement entamé par les premiers colonisateurs à leur arrivée sur l’île de la Tortue. Les colon·es sont ceux et celles qui proviennent d’un autre territoire,qui viennent supplanter les lois et les épistémologies autochtones, faisant leur propre loi etimposant leurs mythes d’origine sur une région donnée. Comme King (2003) le suggère, « vous devez faire attention aux histoires que vous racontez. Et vous devez faire attention aux histoires qu’on vous raconte ». L’auto-autochtonisation en cours dans l’Est du Canada trouve appui dans les histoires racontées par des colon·es qui cherchent à refaire l’histoire et à y assurer l’avenir de l’État colonial. Il est donc primordial que nous développions notre capacité à détecter ces histoires et à rendre visible leur fonctionnement afin de désarmer leurs défenseur·es et de défier l’auto-autochtonisation colone lorsqu’elle apparaît dans le contexte de lutte contre l’État et le colonialisme de peuplement.

Tuck et Yang (2012) écrivent : « dans une société de peuplement colonial, tout fait pression pour détruire ou assimiler l’Autochtone afin de le faire disparaître du territoire – voilà comment une société arrive à tenir en simultané différents propos contradictoires sur les personnes autochtones, comme de dire que tous·tes les Indien·nes sont mort·es, qu’ils et elles vivent dans des réserves lointaines, quetoutes les personnes autochtones de nos jours sont moins autochtones que les générations précédentes ou que tous les Américains sont un “petit peu Indiens” ». Bien que leurs propos se situent dans le contexte des soit-disant États-Unis, des parallèles significatifs peuvent être tracés avec les impulsions et les désirs colons qui existent aux soi-disant Québec et Canada, desquels il est important d’examiner les histoires spécifiques.

Pourquoi les « métis » de l’est, pourquoi au Québec et dans l’est du Canada?

Ce n’est pas un hasard si de nombreuses personnes blanches qui s’auto-autochtonisent revendiquent une appartenance à la nation Métis. Les mouvements des métis de l’est capitalisent sur la méconnaissance du métissage et ce faisant l’empirent. On suppose souvent à tort que les personnes Métis, ce peuple autochtone né suite au contact européen, sont Métis parce qu’elles sont issues d’un « mélange », et qu’elles sont ainsi moins autochtones que les Premières Nations ou les Inuits. En français, le terme « métis » signifie littéralement « mélangé » et on l’emploie pour référer aux personnes de « races mélangées », ce qui complique d’avantage la situation.

Leroux (2019) explique l’histoire de cette confusion linguistique dans son livre Distorted Descent, p. 4- 6 :

L’idée de métissage a une origine spécifique dans la pensée française et la pratique linguistique […]. Selon Pierre Boulle, le terme « race » a été introduit dans l’usage français à la fin du quinzième siècle et était probablement un emprunt à l’italien « razza ». « On a d’abord associé le terme à l’idée de lignée, » soutient Boulle, « plutôt qu’à des critères physiques déterminés permettant de différencier de vastes regroupements humains. » Selon Boulle, durant la majorité de son premier siècle en circulation, le terme n’était pas neutre puisqu’il faisait référence à un caractère ou des traits innés, particulièrement ceux qu’on associait à l’aristocratie. L’historien Guillaume Aubert approuve Boulle, expliquant que dès la deuxième moitié du seizième siècle, « le terme “race” a commencé à être utilisé de manière interchangeable avec “sang” pour exprimer l’idée de “famille” ou de “lignée” » en France métropolitaine.” Selon Aubert, la principale motivation du développement de ce concept était de réguler les mésalliances ou les mariages entre personnes de différents rangs sociaux. Aubert explique d’ailleurs que « selon l’idéologie de l’aristocratie française du début de la modernité, la conséquence la plus horrible [de ces mariages] retombait sur les enfants engendrés. La majorité des textes français de cette période réfère à ces enfants avec le terme “métis”, qu’on définit dans les textes de l’époque comme étant le mélange de deux ” espèces ” différentes. En d’autres termes, dans la France métropolitaine, le terme “métis” était d’abord un terme péjoratif marquant les frontières de la déviance sociale et politique à partir de lignes ayant une ressemblance avec les notions présentes de “classe” et de “race”».

En 1684, le physicien et intellectuel français François Bernier a devancé ses contemporains européens de quelques décennies en proposant une approche complètement différente pour comprendre les « races », une approche basée principalement sur des caractéristiques physiques. L’historien Siep Stuurman conçoit l’œuvre de Bernier comme « la première tentative de classification raciale de la population mondiale, classification préfigurant d’un sièclecertaines compréhensions anthropologiques ». […]

De nos jours, les francophones utilisent principalement le terme « métis » en concordance avec l’héritage de Bernier au dix-septième siècle, comprenant les « races » humaines à un niveau biologique. En ce sens, « métis » ressemble à l’anglais « mixed-race », bien qu’au Canada le terme « métis » soit utilisé plus communément par les francophones que celui de « mixed-race » chez les anglophones. […]

Malgré la complexité des origines du terme « métis » dans la marmite coloniale, si, en français, on l’utilisait de manière limitée en parallèle avec « race mélangée », la majorité de la confusion linguistique dans son usage en anglais serait résolue. Or, on utilise aussi le terme « métis » pour référer, en français (et en anglais), à un peuple autochtone , ce qui constitue la principale difficulté de son usage. Utiliser le terme « métis » à la foispour désigner le mélange biologique entre deux individus qu’on imagine être de « races » différentes et pour référer à un peuple autochtone ayant sa propre histoire, ses propres relations et territoires sur les plaines du nord suscitera nécessairement des incompréhensions. Cette confusion linguistique ne devrait pas servir d’unique base aux débats et/ou aux conflits, mais dans le contexte des discussions tendues autour de la nature de l’autochtonité présentement soulevées par le mouvement d’auto-autochtonisation,il vaut la peine de la souligner. […]

Cependant, en plus de ce contexte linguistique, les histoires particulières circulant à propos de la colonisation française jouent un rôle dans l’auto-autochtonisation d’un grand nombre de descendants français blancs du Québec et de l’est du Canada, autrefois la Nouvelle-France. Leroux explique, en page 8 et 9 :

Durant des générations, l’historiographie des canadiens-français et des québécois français a vu s’enchaîner de puissants récits en ce qui a trait aux relations entre les colons français et les peuples autochtones. […]

La majorité de l’historiographie récente concernant le régime français a cherché consciemment à réconcilier les peuples autochtones et les descendants français en brouillant les lignes de la blancheur et de l’autochtonité, reflétant de ce fait une série d’efforts allant en ce sens dans la culture populaire. Selon ces nouvelles histoires sur les origines de la colonisation, les colonisateurs français des débuts et les peuples autochtones qu’ils rencontraient auraient créé une forme nouvelle de « réciprocité interculturelle, mieux encore, une synthèse ethnoculturelle – une fusion des horizons – d’où le Québec émerge en tant que société totalement nouvelle, » tel que l’explique le politologue Daniel Salée. « L’image est séduisante. » […]

Bien que les documents laissés par le Régime français (1608-1763) suggèrent que les femmes autochtones se mariaient rarement à des colons français, la recherche académique et la culture populaire ont transformé le « mythe du métissage » en vérité relativement non-controversée au Québec et au Canada (français). Cette vérité repose sur une croyance nationaliste en la bonté inhérente du colonialisme de peuplement français en Nouvelle- France, particulièrement lorsqu’on la compare à la colonisation britannique (et, à un moindre degré, espagnole).

(Leroux, 2019)

Non seulement les personnes autochtones sont impactées par ces spécificités linguistiques et narratives lorsque leurs territoires sont occupés par des gens qui s’auto-autochtonisent, mais le peuple Métis, dont le mouvement a redéfini le nom, subit aussi des impacts. Il devient alors nécessaire de distinguer le peuple Métis des personnes blanches qui s’appellent métis de l’est.

Le peuple Métis est un peuple autochtone, expliquent-il, parce que les Métis ont développé leurs propres institutions politiques, pratiques linguistiques et formes culturelles à partir de leurs relations de parenté avec les peuples Cris, Saulteaux, Assiniboines et Dene. « Les Métis sont un peuple, non pas un processus historique », écrit Gaudry en 2016 pour l’Encyclopédie canadienne. De nombreux mariages mixtes se sont produits à travers l’histoire canadienne, écrit-il, mais la plupart des enfants issus de ces unions ont trouvé leur place dans l’une des communautés de leurs parents – ou dans les deux. « Les Métis historiques » écrit-il, ne sont pas le résultat automatique d’un « mélange, mais étaient plutôt « de vrais humains qui, mis face à un choix, ont créé une entité politique et sociale sur leurs propres termes ». (Leroux, 2018, Self-Made Métis).

Comme Gaudry (2018) l’écrit dans Communing with the Dead : The “New Métis”, Métis Identity Appropriation, and the Displacement of Living Métis Culture, des mouvements comme celui des métis de l’est supplantent le peuple et les communautés autochtones Métis contemporaines et les remplacent par des gens dont les revendications à l’autochtonité reposent sur leur supposées connexion à des personnes ayant vécu il y a de nombreuses générations.

Cela revient à « mépriser les Métis vivants en situant la promesse d’une renaissance culturelle métis dans la mémoire du sang, de la généalogie et de la descendance – c’est-à-dire la connexion aux morts – plutôt que dansune connexion avec la culture vivante des communautés Métis. Voilà ce à quoi réfère Circe Sturm lorsqu’il parle d’« un vide présumé d’indianité » : la croyance contemporaine que les communautés autochtones soit n’existent pas, soit s’avèrent moins capable d’articuler un commentaire sur leur propre existence que des étranger ·e s qui en parlent avec un ton d’autorité, incluant ceux et celles qui ont intérêt à ranimer une identité perdue. Mais il n’y a pas de vide culturel ou politique Métis, il n’y a pas de vide Métis. (Gaudry, 2018)

À travers les générations, les communautés Métis continuent d’exister, de transmettre leur langue, leur culture et leur lutte. Les Métis et les autres peuples autochtones ne cessent d’expliquer clairement que ce qui détermine qui est membre d’une communauté et qui a le droit de s’en revendiquer sont la parenté et « qui te revendique » 6 plutôt que des théories raciales essentialistes sur la descendance.

6 NdT : who claims you

Comme Jennifer Adese, une femme Métis élevée en Ontario, l’explique, en ayant grandi très exposée aux revendications à l’autochtonité des « métis de l’est », sa compréhension de ce qu’est l’identité Métis a été biaisée. « Je ne m’identifiais pas en tant que Métis lorsque j’étais plus jeune, parce que les revendications de personnes autour de moi m’ont fait croire que la signification de Métis était vide » puisque « rien ne reliait entre elles les personnes revendiquant cette identité outre les revendications elles-mêmes » (Adeese, Todd & Stevenson, 2017). Non seulement cela cause en soi des dommages, mais avoir à démonter les revendications des métis de l’est peuvent, selon Adeese, entraver le travail de lutte anticoloniale contre les impacts de la colonisation sur la nation Métis.

Les luttes actuelles et passées des Métis, à travers lesquels ils et elles accomplissent ce travail important, ont servi de matériel au mouvement des métis de l’est. Par exemple, dans le contexte des décisions légales sur les droits des personnes Métis, les personnes blanches ont vu l’opportunité d’assurer leur accès à la terre et à des territoires de chasse, particulièrement lorsque des revendications territoriales et d’autres types d’actions menées par des nations autochtones sur leurs territoires « menacent » cet accès.

L’Auto-autochtonisation en action : premier cas de figure

En octobre 2004, un petit groupe de chasseurs se réunit sous une grande tente dans les monts Chic-Chocs, au sud du parc national de la Gaspésie. Raymond Cyr, le directeur d’un organisme d’éducation pour les personnes handicapées, s’était joint à son cousin Marc LeBlanc, guide de chasse et de pêche, pour la saison de la chasse à l’orignal. Refuge touristique en été, la région devient une destination de chasse et de pêche lorsque les feuilles se teintent de couleurs. Des véhicules tout-terrain à quatre roues motrices robustes, des remorques chargées à bloc et des camping-cars patinés par les intempéries sillonnent le réseau de vieux chemins forestiers adjacents à la sinueuse autoroute 299, laquelle coupe à travers les falaises de calcaires de la vallée de la rivière Cascapédia.

[…]

LeBlanc était actif dans la région depuis 1992. Mais lorsque les cousins se rencontrent dans leur tente en ce jour d’automne, douze ans plus tard, ils font face à un dilemme : en Gaspésie, une entente entre le gouvernement provincial et la communauté Mi’kmaq de Gesgapegiag est en voie d’établir un territoire sous contrôle Mi’kmaq, sur lequel seraient offertes des activités de plein air moyennant certains frais (en français, il s’agit d’une « pourvoirie », terme désignant à la fois le territoire et l’entité qui le contrôle). Selon les plans de Gesgapegiag, le territoire comprendrait un centre d’interprétation et des sentiers de randonnée et d’équitation, ainsi que des services de pourvoirie tels que des guides, de l’hébergement et des repas.

Le chef de Gesgapegiag de l’époque, John Martin, a expliqué, dans un reportage aux nouvelles régionales, que le projet vise en partie à diminuer la pression sur la population locale d’orignaux en gérant le nombre de chasseurs dans la zone. En 2005, 102 orignaux avaient été tués sur ledit territoire : sept par des chasseurs mi’kmaq et les quatre-vingt-quinze autres par des chasseurs non mi’kmaq.

[…]

Officiellement, l’accord était en cours d’élaboration depuis 1999. Au moment du voyage de chasse de Cyr et LeBlanc, en octobre 2004, il bénéficiait d’une importante couverture médiatique. S’il se concrétisait, le projet s’ajouterait aux près de sept cents autres territoires de pourvoiries privées existant au Québec, dont une douzaine en Gaspésie et plusieurs dizaines gérés par des communautés autochtones. Il s’agirait de la deuxième pourvoirie exploitée par les Mi’kmaq. Tout au long du processus, les négociateurs de Gesgapegiag avaient insisté sur le fait que le projet était central à leurs efforts de reconnexion à leur territoire historique et de construction de leur économie, puisqu’il emploierait une vingtaine de membres de la communauté. Néanmoins, cela attisa la colère de nombreux habitants des environs.

[…]

Cyr et son groupe de chasseurs étaient également contrariés. Face à l’éventualité d’avoir soit à payer un droit d’accès au territoire, soit à chercher un nouveau territoire de chasse – et déjà agacés par l’arrivée de l’exploitation forestière dans la région – Raymond Cyr propose une alternative. Lui, LeBlanc et un petit groupe de chasseurs chassant sur le territoire adjacent avaient l’habitude de se réunir dans une tente commune chaque soir pendant la courte saison de chasse à l’orignal, pour discuter de la chasse du jour. Lors d’une de leurs réunions nocturnes, selon les documents du tribunal et les souvenirs de trois personnes présentes, Cyr suggère aux membres du groupe de chasseurs de revendiquer une identité autochtone. Après tout, chacun d’entre eux avait probablement de lointains ancêtres autochtones – les estimations scientifiques en matière de démographie historique estiment que la majorité des descendants des premier·ères colon·es français·es ont au moins un ancêtre autochtone. Dans le cas de Cyr, disait-il, il en était certain : sa famille en avait toujours parlé.

Mais le plan de Cyr est accueilli avec une certaine incrédulité. Un collègue chasseur, un policier du nom de Benoît Lavoie, se montre sceptique :

« Nous n’avons jamais eu de droits, seuls les Indiens ont eu des droits, nous, nous n’en avons pas » déclare-t-il, selon les documents du tribunal. Cyr répond avec audace par quatre mots fatidiques : « Lisez la décision Powley ».

(Leroux, 2018, Self-made Métis – https://maisonneuve.org/article/2018/11/1/self-made-metis)

L’arrêt Powley

R. c. Powley fut la première grande affaire de droits autochtones concernant les Métis. L’arrêt Powley donna lieu au « test Powley », lequel établit un ensemble de critères définissant non seulement ce qui pourrait constituer un droit des Métis, mais aussi qui est habilité à exercer ces droits. Bien que l’arrêt Powley définit les droits des Métis en ce qui a trait à la chasse, de nombreux experts juridiques et dirigeants Métis considèrent l’affaire Powley comme potentiellement déterminante pour l’avenir de la reconnaissance des droits des Métis.

[…]

L’affaire Powley a défini un ensemble de critères connus aujourd’hui sous le nom de « test Powley ». Ce test est utilisé pour définir les droits des Métis de la même manière que le test Van der Peet est utilisé pour définir les droits des autochtones (Indiens). Une fois qu’un droit est identifié, le test Powley est un processus qui peut être employé pour évaluer si les demandeurs sont autorisés à exercer les droits des Métis.

(Salomon & Hanson (n.d.), Powley Case https://indigenousfoundations.arts.ubc.ca/po wley_case/ )

Pourtant, depuis l’arrêt Powley, on a assisté au Québec à une expansion remarquable des revendications entourant l’identité métis, y compris par plusieurs nouvelles organisations (Gélinas et Lamarre 2015 : 341). Les résultats de l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 confirment ce phénomène : le Québec a connu laplus forte augmentation provinciale de l’auto-identification métis entre 2006 et 2011, avec le taux remarquable de 47 %, et une augmentation encore plus étonnante de 158 % entre 2001 et 2011 […] Pour le dire simplement, l’existence d’un test d’identité métis couplé à une incompréhension fondamentale de la difficulté de répondre aux critères de ce test semble avoir créé une fausse feuille de route vers l’autochtonité, feuille de route utilisée par une diversité de personnes et d’organisations pour établir leurs revendications.

(Vowel & Leroux, 2016, White Settler Antipathy and the Daniels Decision)

L’affaire Powley a influencé d’autres contestations juridiques à propos des droits des Métis, comme l’affaire R. contre Daniels (2016).

Daniels c. Canada

La décision de la Cour suprême dans l’affaire Daniels c. Canada a résolu une importante question constitutionnelle à propos du niveau de gouvernement ayant une autorité législative sur les Métis et les Indiens sans statut légal. Malheureusement, nombre d’organisations et de personnes ayant commenté l’affaire ont tiré des conclusions générales et incorrectes à propos de cette décision, suggérant fréquemment que Daniels aurait clarifié qui est Métis ou Indien non inscrit. Ces interprétations erronées de l’affaire Daniels ont conduit à une recrudescence des revendications d’autochtonité de la part de colon·es blanc·hes, ce qui aura probablement comme conséquence, dans les années à venir, de faire monter les tensions entre les colon·es et les peuples autochtones, ainsi qu’entre les peuples autochtones. Bien que ce type de revendications affaiblissant les doits autochtones soit un phénomène vieux de plusieurs générations aux États-Unis (voir Sturm 2011), cette tactique demeure relativement nouvelle au Canada.

[…]

Le problème de l’affaire Daniels

La décision Daniels a été saluée par un éventail incroyable d’organisations et d’individus. Bien sûr, il y a lieu d’être optimiste, en particulier pour les populations autochtones ayant été privées de leurs droits dans les dernières générations par le régime de gouvernance colonial du Canada, mais il y a également beaucoup de raisons de s’inquiéter. Nous sommes particulièrement troublés par la manière dont l’arrêt Daniels, lu conjointement avec plusieurs décisions complémentaires de la CSC depuis une dizaine d’années, a encouragé toute un éventail d’organisations soi-disant métis à revendiquer l’identité autochtone et les droits qui en découlent.

Bien que la décision elle-même n’ait pas porté sur des enjeux d’identité ou de droits, des organisations métis auto-proclamées se sont emparées de la déclaration suivante, émise par Madame la juge Abella au nom de la Cour : « Le terme “Métis” peut renvoyer à la communauté Métisse historique de la colonie de la rivière Rouge au Manitoba ou encore être utilisé comme terme générique pour désigner quiconque possède des origines mixtes européennes et autochtones. » (Daniels c. Canada 2016). Cette déclaration semble relativement banale mais, prise hors contexte, on peut y lire la Cour défendant une position facilitant les fantasmes nativistes de colon·es blanc·hes désirant être “Indiens”.

[…]

Les interprétations présentes de Daniels résonnent avec le vieux désir colon d’effacer les peuples autochtones en prenant leur place. Eve Tuck et K. Wayne Yang (2012) qualifient cette tactique de « nativisme colon » et la décrivent comme une méthode permettant aux colon·es blanc·hes de revendiquer une identité autochtone tout en conservant leurs privilèges. Essentiellement, ces revendications imaginatives permettent aux colon·es blanc·hes de se sentir à leur place sur des terres autochtones volées. Ce besoin d’appartenance semble particulièrement fort au Québec, où les notions nationalistes de terre natale québécoise existent inconfortablement en tension avec l’antériorité autochtone. Cependant, le Québec ne fait guère figure d’exception : partout où le colonialismede peuplement blanc opère il y a une recherche de légitimité et une volonté d’assurer un avenir colon.

(Vowel & Leroux, 2016, White Settler Antipathy and the Daniels Decision)

Pendant ce temps, avec Leblanc dans les Monts Chic-Chocs…

Dans les dix-huit mois suivant leur première discussion sous la tente, LeBlanc constitue un organisme qu’il appelle la Communauté Métisse de la Gaspésie (CMG). Sous ce nom, le groupe commence à faire pression contre le projet mi’kmaq. « En suivant la bonne approche, il pourrait y avoir moyen d’obtenir une injonction contre ce projet [de pourvoirie autochtone] », déclare LeBlanc à un journal local en juillet 2006. « Nous allons dire au gouvernement fédéral qu’il y a des métis en Gaspésie et que notre territoire est actuellement en train de se faire voler. Nous allons demander au gouvernement du Canada de nous donner le temps et les moyens financiers pour recenser le nombre de métis, écrire l’histoire de la communauté métisse de la Gaspésie et arrêter le projet de pourvoiries.

» En peu de temps, l’intervention de la CMG en tant que « peuple autochtone » et l’opposition politique du groupe à un niveau plus large ont réussi à ralentir la progression du projet mi’kmaq, que le gouvernement a finalement mis en veilleuse.

[…]

Les propos de Leblanc étaient simplement un signe avant-coureur de ce qui allait venir. Depuis 2004, au Québec, vingt-cinq organisations de ce type, représentant les personnes se déclarant « métisses », ont été créées, dont une vingtaine étaient encore actives à l’été 2018. Les données recueillies à partir des registres des organisations et des reportages des médias montrent que dix de ces organisations comptaient à elles seules au moins 42 000 membres cotisants à la fin de 2017.

(Leroux, 2018, Self-made Métis – https://maisonneuve.org/article/2018/11/1/self-made-metis )

Auto-autochtonisation en action : second cas de figure

De l’autre côté du fleuve Saint-Laurent, en face de la Gaspésie, au Nitassinan, territoire innu, un processus étrangement similaire à la fondation du groupe gaspésien s’est déroulé dix-huit mois auparavant. En mars 2006, la Communauté Métisse du Domaine du-Roy et de la Seigneurie de Mingan (CMDRSM) est devenue le premier organisme québécois à tenter de satisfaire aux critères du test Powley en tant qu’intervenant dans une affaire portée devant la Cour supérieure du Québec. Connue familièrement sous le nom d’affaire Corneau, celle-ci portait sur la construction illégale de camps de chasse sur des terres publiques.

La création de la CMDRSM – à Chicoutimi, à la tête de la rivière Saguenay, un peu plus d’un an avant son intervention dans l’affaire – était directement liée à la négociation d’une revendication territoriale globale dans la région. Les régions du Saguenay-Lac-St-Jean et de la Côte-Nord ont été le théâtre d’un mouvement d’opposition aux droits de chasse et de pêche des Innus depuis plusieurs générations. À partir de 1864, le gouvernement a interdit aux Innus de pêcher le saumon des rivières se jetant dans le cours inférieur du fleuve Saint-Laurent. Durant les années 1970 et 1980, les Innus et la police ainsi que des habitants blancs appuyés par le gouvernement se sont livrés à une longue bataille, entraînant probablement la mort de deux pêcheurs innus (bien que les Innus aient soupçonné le pêcheur d’avoir été assassiné, aucune accusation n’a jamais été portée). Suite à cette période connue sous le nom de « guerre du saumon », les droits de pêche des Innus furent partiellement rétablis dans la plupart des rivières du territoire, le gouvernement ayant enfin commencé à s’apercevoir que sa position était juridiquement intenable.

En 2000, on a annoncé une entente-cadre qui reconnaîtrait plus amplement les droits de récolte des Innus sur un vaste territoire régional. Bien que l’entente ait suscité l’opposition de la base militante innu – puisqu’elle auraitimpliqué de renoncer à tout droit à de futurs litiges – elle a néanmoins entrainé la vive réaction des résidents franco-québécois blancs locaux, entre autres chez les organisations de chasseurs, de pêcheurs et de propriétaires fonciers, ainsi que des gouvernements municipaux et des politiciens. Cette opposition a donné naissance à trois organisations de défense des droits des blancs dans la région, dont deux auraient mobilisé des milliers de nouveaux membres individuels et corporatifs en deux ans : la Fondation Équité Territoriale (FET) et l’Association pour le Droit des Blancs (ADB). Ce militantisme pour les « droits des blancs » a généralement pris la forme d’attaques contre l’entente-cadre innu, les membres des organisations allant s’exprimer contre cette dernière lors d’audiences publiques et donnant leur avis aux médias.

[…]

En 2005, André Forbes, le fondateur de l’ADB, est devenu un membre fondateur clé du conseil d’administration de la CMDRSM et le « chef » de son « clan » métis de la Côte-Nord, devenant de facto le leader de ses membres dans une grande région de la Côte-Nord. Avant sa soudaine transformation en « chef métis », Forbes était l’un des dirigeants les plus véhéments du mouvement des droits des blancs dans la région. Dans un article publié dans le quotidien de Québec Le Soleil, il avait affirmé que les négociations concernant le traité représentaient « de la politique haineuse qui amène des tensions sociales et qui se termine comme en Israël » . Lors d’une manifestation, Forbes avait par ailleurs inventé le terme « Taliban rouge » pour désigner de manière péjorative les peuples autochtones de la région, invoquant un mélange toxique de symbolisme anti-autochtone et islamo- phobe.

(Leroux, 2018, Self-made Métis – https://maisonneuve.org/article/2018/11/1/self-made-metis )

Les histoires des colon·es blanc·hes métis de l’est : un geste « nativiste colon »

Puisque les colon·es blancs ne peuvent manifestement jamais retourner sur leurs terres natales européennes perdues, après des générations de déracinement, ils s’approprient, développent et redéveloppent continuellement des tautologies revendiquant les terres autochtones, créent des représentations « réalistes » de ces territoires qui perturbent les formes de savoir autochtones, et inventent un identité originelle traversant le temps et l’espace, conçue pour se régénérer à chaque fois qu’elle se trouve délogée.

(Wysote & Morton, 2019)

En ce sens, le simple fait de raconter une histoire à répétition ne la rend pas plus réelle. Wysote et Morton (2019) expliquent que les déclarations contemporaines de colon·es blanc·hes légitimant leurs revendications à la terre ou à un ancêtre autochtone – dans un système de colonialisme de peuplement – demeurent un engagement indéfectible à la blanchité et à l’avenir colon. La fonction des histoires transformant des colon·es blanc·hes en autochtones consiste à naturaliser la violence coloniale perpétrée envers les Premières Nations, les Métis et les Inuits, comme si la configuration actuelle du pouvoir colonial était logique et irréfutable (Wysote et Morton, 2019). Il s’agit de ce que Tuck et Yang (2012) identifient comme le « nativisme colon », un mécanisme de déculpabilisation pour se défaire de la complicité au système, passé comme présent, de violence coloniale.

Nativisme colon

Avec ce mécanisme de déculpabilisation, les colon·es repèrent ou s’inventent un ancêtre lointain qui, selon la rumeur, aurait eu du « sang indien », et grâce à cette affirmation ils se présentent comme irréprochables face aux tentatives d’éradication des peuples autochtones. Aux États-Unis, nombreux sont les exemples de figures publiques qui « se souviennent » d’un ancêtre autochtone éloigné, comme Nancy Reagan (qui, dit-on, serait une descendante de Pocahontas) ou, plus récemment, Elizabeth Warren et plusieurs autres, ce qui illustre à quel point le nativisme colon est un phénomène commun. Dans ce récit tiré de Custer Died for Your Sins, Vine Deloria Jr. discute de ce qu’il appelle le complexe de la grand-mère indienne : […]

Les blancs se revendiquant du sang indien ont tendance à renforcer des croyances mythiques à propos des Indiens. À une seule exception près, toutes les personnes que j’ai rencontrées qui se revendiquaientdu sang indien le faisaient du côté de leur grand-mère. Une fois, j’ai fait une projection à rebours et j’ai découvert que, de toute évidence, pendant les trois premiers siècles de l’occupation blanche la plupart des tribus étaient entièrement composées de femmes. Personne, semble-t-il, ne voulait revendiquer un Indien mâle comme ancêtre.

Il n’est pas nécessaire d’avoir une fine connaissance des attitudes raciales pour comprendre la véritable signification du complexe de grand-mère indienne affligeant certaines personnes blanches. Un ancêtre mâle a trop l’aura du guerrier sauvage, du primitif inconnu, de l’animal instinctif, pour en faire un membre respectable de l’arbre généalogique. Mais une jeune princesse indienne ? Ah, on pouvait bien se saisir d’une marque de royauté. D’une manière ou d’une autre, le blanc se trouvait lié à une maison noble, raffinée et cultivée si sa grand-mère était une princesse indienne s’étant enfuie avec un intrépide pionnier…

Avoir une véritable grand-mère indienne est probablement la plus belle chose qui puisse arriver à un enfant, alors pourquoi de nombreux blancs ressentent-ils le besoin d’avoir une princesse indienne comme lointaine grand-mère ? Est-ce par peur d’être catégorisé comme étranger ? Ont-ils besoin d’un lien de sang avec la frontière et ses dangers pour faire l’expérience de ce que signifie être un Américain ? Ou est-ce une tentative pour éviter d’être confrontés à la culpabilité qu’ils portent pour le traitement des Indiens ? (1988, p. 2 à 4)

Le nativisme colon ou, comme l’appelle Vine Deloria Jr., le complexe de la grand-mère indienne est un mécanisme de déculpabilisation colonial, puisqu’à travers lui on cherche à s’écarter d’une identité colone, tout en continuant à profiter du privilège colon et à occuper les terres volées. Deloria observe que le nativisme colon est genré et analyse les raisons qui rendent davantage attrayante le fantasme d’une grand-mère indienne par rapport à un grand-père indien. D’une part, on peut s’attendre à ce que de nombreux colon·es aient un ancêtre autochtone et/ou esclave. Voilà précisément l’habitude du colonialisme de peuplement, qui pousse les humains vers d’autres communautés humaines ; les stratégies de viol et de violence sexuelle, ainsi que l’attrait ordinaire des relations humaines, font en sorte que les colon·es ont des ancêtres autochtones et/ou esclaves. […]

L’ancestralité et l’appartenance tribale sont deux choses différentes ; l’identité autochtone et l’appartenance tribale sont des enjeux que seules les communautés autochtones ont le droit de débattre et de définir, non pas les tests d’ADN, les sites web sur l’héritage et certainement pas l’état colonial. Le nativisme colon imagine un passé indien et un avenir colon ; en revanche, la souveraineté tribale soutient un présent autochtone et de nombreux intellectuels autochtones théorisent la décolonisation comme une pluralité d’avenir autochtones, sans État colonial.

(Tuck & Yang, 2012)

Sur la décolonisation, la réconciliation et l’effacement

En essayant de reproduire des histoires d’autochtonité, les colon·es appuient et intensifient les tentatives d’effacement par l’État canadien des peuples autochtones, ces derniers étant toujours déjà une menace existentielle et matérielle pour la légitimité de cet État. Voilà l’une des raisons qui rend à jamais incompatible l’État colonial et les peuples autochtones ancrés dans leurs territoires, leurs histoires, leurs cultures et leurs protocoles (paraphrasé de Tawinikay, 2018).

Pour nourrir un imaginaire de la décolonisation (menée par les peuples autochtones), plutôt que de réconciliation ou d’auto-autochtonisation, il faut développer une certaine acceptation de sa position de colon·e. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire la promotion d’une identité individuelle de « colon·e » à adopter, avec laquelle devenir confortable et à préserver à travers des luttes. Il ne s’agit pas non plus de promouvoir quelque avenir colon que ce soit. Plutôt, nous proposons d’utiliser ce mot pour décrire les formes de relations que les colon·es, en tant que tel, entretenons avec les territoires où nous avons habité et ce, dans bien des cas, depuis des générations. Patrick Wolfe (2013) explique : « il est important de ne pas s’égarer dans un certain volontarisme. L’opposition entre autochtone et colon·e est une relation structurelle, elle n’est pas le fruit de la volonté. Le fait que je sois, parexemple, un colon australien n’est pas le produit de ma conscience individuelle. En fait, c’est une condition historique qui me précède. Ni moi ni les autres colon·es ne pouvons nous en extraire avec la force de notre volonté, que nous le voulions ou non. Sans doute nos consciences individuelles respectives peuvent-elle affecter la manière dont chacun de nous répond à cette position historique commune, mais elles ne l’ont pas créée et elles ne peuvent pas la défaire. »

Tawinikay (2020) propose aux colon·es une orientation :

Voyez-vous tels que vous êtes, voyez votre communauté telle qu’elle est. Agissez de manière à créer un monde où la réconciliation puisse être possible, un monde dans lequel les vôtres redonnent les terres et démantèlent l’État canadien centralisé. Ne romantisez pas les autochtones avec qui vous vous organisez. Ne croyez pas qu’il soit impossible de remettre en question leur jugement ou de choisir de vous organiser avec certain·es plutôt que d’autres. Trouvez ceux et celles dont le cœur brûle toujours vivement, ceux et celles qui préfèrent continuer à lutter plutôt qu’accepter la carotte de la réconciliation. N’agissez jamais par culpabilité ou par honte.

Et ne vous laissez pas croire que vous pouvez transcender votre position colone en faisant du travail de solidarité. Comprenez que vous pouvez et devez trouver vos propres façons de vous connecter à ce territoire. À partir de vos propres traditions, celles dont vous héritez ou celle que vous créez par vous-mêmes.

Nous nous positionnons contre les appels vides et immatériels à la réconciliation faits par les politiciens qui ne cherchent qu’à maintenir l’ordre colonial autant que contre les propositions inutiles selon lesquelles la décolonisation se ferait en prenant conscience que « tout le monde est autochtone de quelque part » ou que tout le monde peut devenir autochtone d’ici.

« La décolonisation n’est pas un « et ». C’est un ailleurs. »

( Tuck et Yang, 2012)

« La décolonisation […] consiste à abroger l’autorité de l’État colonial et à redistribuer les terres et les ressources. Elle signifie également l’adoption et la légitimation des visions du monde autochtones auparavant réprimées”.

(Tawinikay, 2019)

Bibliographie

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https://www.facebook.com/permalink.php? id=1751610371790141&story_fbid=2220680341549806
Tawinikay, 2020. Reconciliation is Dead: A Strategic Proposal. https://mtlcounterinfo.org/reconciliation-is-dead-a-strategic-proposal/
Tawinikay, 2019. Autonomously and with conviction: A Métis refusal of state-led reconciliation. https://north-shore.info/2018/10/22/autonomously-and-with-conviction-a-metis-refusal-of-state- led-reconciliation/
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