
Soumission anonyme à MTL Contre-info
À la suite des échecs répétés des manifestations dites « combatives » à Montréal entre 2023 et 2025, deux textes militants ont tenté de proposer, d’un côté, une analyse stratégique visant la massification via des structures autonomes, et de l’autre, une critique sceptique de cette orientation, dénonçant la fétichisation des manifestations et le volontarisme militant. Tous deux partent d’un diagnostic partagé : notre faiblesse collective face à l’État, notre isolement et le caractère routinier de nos mobilisations. Le présent texte se veut une critique au second texte rédigé par N.
Le fétichisme de la spontanéité : critique de l’anti-stratégie
Le désaccord de fond entre les deux textes me semble renvoyer à une question stratégique centrale : comment comprendre que la majorité de la classe travailleuse, y compris dans ses fractions les plus exploitées, n’adhère pas spontanément aux appels à la mobilisation radicale, et continue, dans les pays capitalistes avancés, de se montrer largement passive ou attachée à des formes de réformisme ?
N. soulève à juste titre le caractère routinier et parfois performatif de certaines pratiques militantes, mais, pour expliquer la passivité actuelle, son commentaire de réponse glisse dans un déterminisme mécanique permettant d’adopter un scepticisme cynique, qui rejette toute forme de médiation politique comme étant un projet d’avant-garde inutile : « Ce sont les contradictions sociales elles-mêmes qui sont productrices de luttes et non une bande d’évangélistes de la révolution qui convaincraient un à un des prolétaires trop abêtis par le capitalisme. »
S’il est nécessaire de rompre avec le « fétichisme de la manifestation » — cette idée selon laquelle elle constituerait le cœur de notre pratique politique —, il l’est tout autant de se méfier du fétichisme de la spontanéité, qui consiste à rejeter la nécessité de l’organisation au profit d’une attente passive, fondée sur l’illusion que les contradictions du capitalisme produiront mécaniquement l’irruption des masses. Cette posture relève d’un retrait stratégique, qui masque l’impuissance politique derrière une mystique de la spontanéité.
La passivité des classes exploitées
La passivité ou l’adhésion au réformisme de la classe travailleuse s’expliquent en grande partie par le caractère fondamentalement épisodique de la lutte des classes. Les contradictions du capitalisme ne suffisent pas, à elles seules, à rendre les travailleur·euses révolutionnaires. La conscience de classe ne naît pas mécaniquement de l’exploitation, mais se forme, comme l’explique Charles Post, avant tout à travers l’expérience vécue de l’auto-organisation et de la lutte collective, qui ouvre un espace de réceptivité aux idées radicales.
Cependant, cette condition fondamentale de la conscience de classe — l’engagement actif dans des luttes de masse — ne peut être que partielle, rare et temporaire. Structurellement, la grande majorité des travailleur·euses ne peut se maintenir en lutte de manière permanente, car leur position dans les rapports sociaux les oblige à vendre leur force de travail pour assurer leur propre reproduction. La contrainte de la survie individuelle limite donc, en temps ordinaire, la possibilité d’un engagement collectif soutenu.
En l’absence de luttes collectives, les logiques capitalistes, le réformisme et les formes institutionnelles de la politique libérale tendent à redevenir hégémoniques. Les travailleur·euses cherchent alors moins à transformer le système qu’à y obtenir une part jugée équitable, sans remettre en question les structures de pouvoir. Pire, lorsque le réformisme échoue, et qu’aucune alternative radicale crédible n’est disponible, le capitalisme parvient même à produire les conditions matérielles (individualisation, segmentation sociale, compétition entre exploité·e·s) de sa propre défense idéologique : dans ce vide, prolifèrent des mouvements réactionnaires, racistes et patriarcaux, y compris au sein même de segments de la classe travailleuse.
Il paraît ainsi tout à fait irresponsable de renoncer à l’auto-organisation d’action directe et à la construction d’alternatives — au nom du réformisme ou par fétichisme de la spontanéité —, car les contradictions du capitalisme, à elles seules, ne produisent ni conscience de classe ni émancipation humaine.
L’avant-garde
Le caractère intrinsèquement épisodique de la lutte de classe fait en sorte que seule une fraction minoritaire de la classe travailleuse demeure engagée de manière durable dans l’action militante. Ce que nous pourrions appeler une « avant-garde » — sans intention dogmatique — désigne ici celleux qui s’efforcent, dans les creux du cycle des luttes, de maintenir vivantes les pratiques de solidarité et de conflictualité, que ce soit sur les lieux de travail ou dans les milieux de vie.
Pour éviter tout malentendu, il ne s’agit pas d’une conception « léniniste » ou « trotskiste » classique de l’avant-garde comme minorité éclairée et détentrice d’une vérité politique à imposer à la masse. Il s’agit plutôt de nommer un rôle concret : celui des personnes qui, malgré l’isolement, l’usure et la défaite, persévèrent à faire vivre des institutions, des pratiques et des imaginaires de lutte, souvent invisibles, mais essentielles à la reproduction d’une mémoire collective militante. Ce rôle peut bien sûr être débattu, renommé, critiqué. Mais y renoncer totalement reviendrait à céder au désarmement stratégique.
Il est vrai que certaines de ces figures militantes deviennent, dans certains contextes, la base sociale d’une bureaucratie de la classe travailleuse, détachée des réalités concrètes du travail salarié et sujette à la logique du réformisme : éloignement des lieux de production, libération des contraintes du salariat, adoption d’un langage et de pratiques d’appareil. Mais il en existe d’autres — nombreuses — qui continuent à militer tout en vivant les contradictions du travail capitaliste : précarité, aliénation, subordination. Ce sont des militant·es inséré·es dans la vie ordinaire de la classe, qui organisent patiemment leurs collègues, leurs voisin·es, leur communauté.
Toute organisation, aussi bien intentionnée soit-elle, peut générer ses propres inerties, ses rigidités, ses rapports hiérarchiques. Mais cela ne saurait justifier un rejet total des médiations politiques. Le fétichisme de la spontanéité, qui consiste à opposer de manière absolue militantisme conscient et authenticité populaire, risque de dévaloriser l’activité militante organique — c’est-à-dire celle qui émerge de l’expérience vécue des dominé·es — en la réduisant à une forme d’avant-gardisme suspect, voire à un « racket de la révolution ».
L’article de N. illustre cette tendance lorsqu’il cite des mouvements contemporains perçus comme spontanés — les soulèvements BLM/George Floyd, les Gilets jaunes, les révoltes sociales au Chili —, en soulignant l’absence d’organisations de masse les encadrant a priori. Or, il est hautement improbable que ces mouvements aient émergé sans qu’un noyau de personnes expérimentées, formées dans des traditions militantes diverses, n’y joue un rôle actif, qu’elles se revendiquent ou non d’une conscience révolutionnaire.
En outre, ces mouvements — malgré leur puissance — n’ont pas porté de projet révolutionnaire clair, ce qui pourrait précisément constituer un argument en faveur du texte initial. Car en l’absence de structures autonomes de masse dotées de pratiques et de discours radicalement anticapitalistes, la conflictualité tend à se traduire par des formes réformistes, confuses ou contradictoires. Si un contre-pouvoir révolutionnaire structuré — reposant sur une mémoire, une culture, des formes d’organisation autonomes — avait existé dans les deux dernières décennies, il est fort probable que la conscience politique qui aurait émergé de ces mouvements populaires aurait été plus clairement orientée vers la rupture systémique.
La société post-industrielle et la conscience de classe
Les classes sociales sont des relations historiques mouvantes et leur expression politique suppose à la fois une expérience partagée de l’exploitation et un travail d’organisation qui permette de construire une force consciente de ses intérêts.
Or, plusieurs militant·e·s s’opposeront à la construction de la conscience de classe les postulats des thèses de la société post-industrielle. Pour ces analyses, le développement du secteur des services, la complexification des structures professionnelles, l’essor du savoir théorique, la hausse du niveau de vie et l’émergence des régulations étatiques ont restructuré les conflits sociaux autour du contrôle de l’information et permis l’émergence d’une classe moyenne composée de cadres et d’employé-e-s qualifié-e-s. Pour ces approches, la société n’est plus marquée par un conflit de classes, mais par des identités et des discours capables de se définir eux-mêmes. Ainsi, nos sociétés contemporaines ne seraient plus autant contraintes par des facteurs socioéconomiques comme la classe et offriraient davantage de place à l’agentivité, contrairement aux anciennes sociétés industrielles.
Néanmoins, ces analyses surévaluent les impacts de ces changements dans la division du travail sur les rapports d’exploitation. En effet, comme l’affirme Peter Meiksins, « le capitalisme n’a jamais, ni par le passé, ni aujourd’hui, généré une classe des travailleurs homogène. Au contraire, il a créé une classe variée et très stratifiée, et les capitalistes ont toujours eu un intérêt inhérent à faire en sorte qu’elle soit aussi divisée que possible ». De même, la complexification de la division du travail contemporaine ne produit pas une disparition des règles de reproduction pour la classe travailleuse, soit l’obligation de fournir du surtravail à travers la vente de la force de travail sur le marché.
Bien que des rapports d’exploitation spécifiques caractérisent les conditions sociohistoriques et orientent la formation de classe, la conscience de classe a toujours été un processus contingent, relationnel et collectif constamment en mouvement de formation et de désintégration. En ce sens, la conscience de classe n’est pas le produit mécanique de facteurs socioéconomiques, mais le résultat d’agents conscients au sein de conditions sociales, politiques et économiques. La construction d’une conscience collective de classe à d’autres époques, comme aujourd’hui, a été un processus très exigeant issu d’un effort intense et soutenu d’organisation militante.
En somme, le capitalisme produit encore des « champs d’attraction », qui polarisent la société en classe dans des situations de classe vécues. Des processus sociohistoriques peuvent mener, et ont historiquement mené, à l’émergence de groupes conscients de former une classe opposée à une autre. Le défi aujourd’hui est de produire un tel processus par des efforts organisationnels considérables, tout comme cela a été le cas par le passé.
L’auto-organisation en guise de conclusion
Le manque de personne dans nos manifs est un symptôme de la passivité actuelle des classes travailleuses, en ce sens que la rue est un prolongement, et non le centre, des conflits sociaux. La passivité s’explique par l’absence des luttes collectives alternatives à celles individuelles ou réactionnaires. Dire qu’il ne faut pas faire les efforts organisationnels sous peine d’être des « évangélistes de la révolution » est irresponsable et nous condamne à être ce que nous sommes depuis les trois dernières décennies au Québec : une frange radicale au sein de mouvements sociaux réformistes ; une médiation politique faible qui n’a aucune capacité à fonder une force sociale menaçant l’ordre des choses.
Il ne faut non pas un retour dogmatique à une forme d’organisation figée, ni une morale militante, mais une stratégie matérialiste de reconstruction du pouvoir social autonome de la classe travailleuse. La proposition n’est pas ici de plaquer un modèle universel, mais d’affirmer que sans formes durables de médiation entre expériences d’exploitation et horizon politique, il ne peut y avoir de contre-pouvoir. Une politique révolutionnaire cohérente aujourd’hui devrait :
Dire qu’il ne faut pas faire les efforts organisationnels sous peine d’être des « évangélistes de la révolution » est irresponsable et nous condamne à être ce que nous sommes depuis les trois dernières décennies au Québec : une frange radicale au sein de mouvements sociaux réformistes ; une médiation politique faible qui n’a aucune capacité à fonder une force sociale menaçant l’ordre des choses.
Il ne faut non pas un retour dogmatique à une forme d’organisation figée, ni une morale militante, mais une stratégie matérialiste de reconstruction du pouvoir social autonome de la classe travailleuse. La proposition n’est pas ici de plaquer un modèle universel, mais d’affirmer que sans formes durables de médiation entre expériences d’exploitation et horizon politique, il ne peut y avoir de contre-pouvoir. Une politique révolutionnaire cohérente aujourd’hui devrait :
- Identifier les lieux où l’exploitation est la plus forte, visible, et vécue collectivement ;
- S’insérer dans ces espaces (santé, éducation, services sociaux, syndicats de base, luttes de locataires) pour y développer des pratiques d’auto-organisation anticapitalistes ;
- Faire de la rue un prolongement, et non le centre, des conflits sociaux ;
- Se concentrer sur la construction patiente de la conscience de classe comme processus historique ;
- Construire des organisations populaires capables de revendiquer un pouvoir démocratique sur les sphères économiques, dans une logique d’unification des luttes, non de leur juxtaposition.
É.