Soumission anonyme à MTL Contre-info
« S— / S— / P-V-M ! Po- / lice / politique!” est scandé.
J’ai beaucoup entendu ce chant en 2012, alors que j’étais un bébé anarchiste, nouvelle dans la culture turbulente des manifs montréalaises. À l’époque, il était souvent accompagné d’une foule de sig heils ironiques addressé à la police. On se sentait toujours un peu mal à l’aise de se retrouver dans une foule de personnes majoritairement blanches faisant des saluts nazis, et ces sig heils ironiques ont même fini par provoquer un petit scandale dans les médias anglophones. Le vacarme médiatique à certainement impliquer une bonne dose de mauvaise foi, de nombrilisme et de citations d’organisations de centre-droite, mais en fin de compte, il est difficile de soutenir que les saluts nazis (ironiques ou non) ne sont rien d’autre qu’un mauvais look.
Dans les années qui ont suivi, les sig heils ont (heureusement) disparu de la culture de manif dans les rues de Montréal, et pendant un certain temps, il a semblé que le chant SS-PVM avait peut-être aussi disparu. Mais ces jours-ci, je l’entends à nouveau, non seulement lors de grandes manifestations remplies d’étudiant.es libéraux, mais aussi lors de manifestations organisées par des anarchistes et des antifascistes—des camarades qui devraient pourtant savoir mieux. Pire encore, le slogan semble maintenant avoir été commémoré sur une nouvelle bannière de tête [lors de la manif du 15 mars 2023].
Mais what’s up avec ce chant, et pourquoi ne veut-il pas mourir ? Essentiellement, il dit au SPVM : « vous êtes la police secrète de l’État, utilisée pour réprimer les mouvements sociaux et les dissidents politiques, à l’instar de—exemple célèbre dans l’histoire—la Schutzstaffel, c’est-à-dire des SS ».
Pour celleux qui ont séché les cours d’histoire, la SS était une branche paramilitaire de l’État nazi, qui a joué un rôle déterminant dans la mise en œuvre de la Solution finale. Elle a supervisé la déportation des Juifs à travers l’Europe, dirigé les camps de la mort pour lesquels le régime nazi est si bien connu, et participé à l’extermination massive des Juifs sur le front de l’Est, dans ce que l’on appelle souvent « l’Holocauste par balles ».
Sous le commandement de la SS, la Gestapo était la police politique de l’Allemagne nazie. Elle enquêtait, rassemblait et liquidait les dissidents et les « ennemis de l’État » : homosexuel.les, communistes, syndicalistes, Juifs et Roms. Avant la guerre, la Gestapo était de facto chargée d’appliquer les lois raciales nazies. Pendant la guerre, elle a orchestré des déportations massives et participé à des massacres. Vraisemblement, c’est la Gestapo qui était la « police politique » à laquelle le chant de manif susmentionné fait référence.
Pourquoi je vous raconte des choses sur les nazis que vous savez probablement déjà ? En quoi tout cela est-il important ? En bref, je pense que tout ça a une incidence sur la façon dont nous parlons de l’histoire, et sur la façon dont nous utilisons l’histoire dans notre discours politique au présent. Et je pense aussi que de comparer le SPVM aux SS est une mauvaise et frustrante analogie.
Soyons très clairs, je ne suis certainement pas ici pour vous convaincre qu’au fait, le SPVM est un groupe de bons gars. Je ne crains pas non plus, par exemple, qu’en comparant nos flics locaux aux SS, nous soyons trop méchants. Je suis en faveur de l’intimidation des coches. S’il vous plaît, soyez très méchant.es avec la police.
De plus, je n’ai aucun doute que, comme plusieurs corps policiers, le SPVM compte plus qu’une petite poignée de néo-fascistes parmi ses rangs. Et en tant que force armée d’un ordre social raciste, il n’est pas surprenant que le SPVM soit aussi responsable de nombreux meurtres extrajudiciaires de personnes racisées.
Ce que je reproche à la comparaison entre le SPVM et les SS, ce n’est pas qu’on risque exagérer la gravité du SPVM. Je crains plutôt qu’en comparant le SPVM aux SS, nous risquions d’obscurcir la nature même des SS. Considérons le slogan en question à nouveau : « SS-PVM ! Police politique ». Il semble remarquable ici que l’on ait choisi de scander « police politique » plutôt que, par exemple, « police raciste » ou « police génocidaire ». Je pense que cela en dit long sur la positionnalité du slogan, ou du moins sur l’analyse de l’histoire qu’il implique.
On pourrait imaginer un chant pas si différent, dans un contexte légèrement différent, qui utiliserait l’un des génocides historiques les plus visibles (l’Holocauste) pour souligner la complicité de la police dans le projet génocidaire de l’État colonisateur. Il s’agirait, je pense, d’une toute autre conversation. Mais le chant « police politique » n’est pas un chant sur le génocide, et c’est probablement pour cette raison qu’il tend à provoquer un tel malaise.
Le chant souligne (avec raison) que le SPVM est un instrument de répression politique, puis le compare à un autre corps policier historique qui était aussi un instrument de répression politique… entre autres choses. Mais la nature de ces autres choses importe beaucoup. Car on aurait tort de se souvenir de la SS avant tout comme l’homme de main de la répression anti-gauchiste, plutôt que comme outil du génocide.
Au mieux, c’est comme si nous donnions l’impression de penser que les SS étaient plus ou moins comme votre police municipale nord-américaine du XXIe siècle : meurtrière, raciste, certainement notre ennemie, mais sûrement pas responsable de l’extermination coordonnée de millions de personnes. Et, comme d’autres marchands d’analogies maladroites avec l’Holocauste—pensez aux antivax avec des étoiles jaunes—ça commence à donner l’impression qu’après tout nous avons peut-être séché le cours d’histoire au complet.Un titre antérieur et plus narquois pour ce texte était: « Je m’attendais à l’émeute annuelle contre les flics, mais tout ce que j’ai eu c’est du révisionnisme softcore de l’holocauste » [« I came for the annual anti-police riot, and all I got was some softcore Holocaust revisionism »]. Et bien que j’ai finalement révisé ce titre, je pense que l’original souligne quand même un aspect important de la politique du souvenir et de la déformation de l’histoire par analogie avec le présent.
En 2023, cette façon de déformer l’histoire semble plus dangereuse qu’en 2012… Voilà qu’il y a quelques mois à peine, un ancien président des États-Unis a lunché avec un négationniste populaire ; des néonazis continuent d’harceler les gens à la sortie des shows de drag, des synagogues et des spectacles de Broadway ; #hitlerdidnothingwrong est de nouveau populaire sur Twitter ; et les attaques fascistes armées contre les mosquées, les synagogues et les bars gays commencent à nous sembler un peu trop familières.
À bien des égards, la diffusion des idées néonazies repose sur un déni manifeste ou implicite de l’Holocauste. Bien sûr, il y a toujours quelques dérangé.es qui vous diront que ces six millions de Juifs l’ont bien mérité, mais si vous voulez faire l’éloge d’Hitler au XXIe siècle, il est probablement beaucoup plus facile de simplement déformer les faits du génocide de prime abord. Le révisionniste de l’Holocauste du XXIe siècle lèvera les bras au ciel et dira : « Ah, mais bien sûr, certaines personnes sont mortes du typhus et de malnutrition dans les camps de prisonniers, mais c’est normal en temps de guerre… Y a-t-il vraiment eu des chambres à gaz ? Y a-t-il vraiment eu un génocide ? »
Ou comme l’a récemment déclaré l’avocat du shitposter néonazi local, Gabriel Sohier Chaput, dans une salle d’audience de Montréal : « Selon le dictionnaire, le nazisme, c’est du national-socialisme. C’était une idéologie. Ça ne faisait pas partie du plan initial d’exterminer les Juifs. Et est-ce vraiment six millions de victimes ? Je pense que si des gens sont morts dans des camps de concentration, c’était pour sauver de l’argent ».
Bien sûr, personne dans les manifs de gauche auxquelles j’ai assisté à Montréal n’a scandé quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à « Est-ce que / six / mil- / -lion / sont / vrai- / ment / morts ? » ou whatever. Mais bon, il est peut-être un plus difficile de balayer une analogie maladroite avec l’Holocauste à un moment où la déformation de l’Holocauste, le déni pur et simple de l’Holocauste, et les diverses formes de néonazisme jouissent d’une approbation sans précédent auprès du grand public.
Écoute, je comprends. Qui n’aime pas se lancer de temps en temps dans un discours du type « tout ce que je déteste est littéralement Hitler » ? Mais si vous ne savez toujours pas quelle est la différence entre le SPVM et les SS, j’ai un livre (ou dix) à vous proposer. Et en supposant que vous pouvez différencier entre le gaz lacrymogène et le Zyklon B, ne devriez-vous pas vous sentir au moins un peu gêné.e de vous retrouver dans une foule de personnes qui semblent un peu floues sur les détails de ce que les SS ont réellement fait ? C’est certainement mon cas…