Le traitement des sujets dominants de l’actualité récente a eu de quoi faire vibrer violemment le détecteur de bullshit chez celleux d’entre nous qui n’ont pas encore éteint le leur. Si l’on ne retient qu’une chose, par exemple, de la curieuse transition entre la fin-qui-ne-finit-plus-de-finir de la crise pandémique et le commencement annoncé d’une nouvelle crise géopolitique en Europe, c’est à quel point les balises de l’attention publique peuvent être rapidement bougées au gré de priorités décidées on ne sait ni comment ni par qui ou selon quelle raison. Du tout-COVID, on est passé au tout-Poutine en deux coups de cuiller à pot, et la menace à l’équilibre du monde s’est soudainement déplacée des variants de la COVID aux visées impérialistes d’un autocrate milliardaire qu’on nous décrivait encore récemment comme un partenaire commercial indispensable bien qu’un peu cringe au niveau des assassinats.
Dans le même temps, l’intersection des deux crises a eu pour effet d’exposer à la lumière crue quelques-unes des profondes hypocrisies que l’hégémonie néolibérale arrive en temps normal à dissimuler sous les grimaces et les artifices. Nous proposons ici de relever certains des deux poids, deux mesures plus ou moins flagrants qui ont truffé les discours officiels et le traitement des sujets d’actualité au cours des derniers mois.
Dans un contexte où le centre bourgeois cherche à reconduire l’ordre néolibéral et colonial – en testant de nouveaux procédés autoritaires pour ce faire – et où l’extrême droite se présente de plus en plus comme une alternative « antisystème » valable, nous invitons celleux qui s’estiment progressistes à reconnaître l’hypocrisie libérale, à refuser leur consentement et à rejoindre les mouvements sociaux anticapitalistes/antifascistes qui luttent à la fois contre l’hégémonie néolibérale et la possibilité du fascisme.
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D’autres que nous ont déjà relevé comment la gestion policière timide – pour ne pas dire sympathique – du chahut antisanitaire d’Ottawa, en février 2022, contrastait avec la robustesse habituellement déployée pour réprimer les actions de désobéissance menées par les mouvements sociaux se situant de l’autre côté de l’éventail politique. Rarement a-t-on vu autant de policiers se prendre en selfie et flasher des thumbs up avec des participant·e·s à une action de désobéissance civile de masse à un jet de pierre du Parlement! Sans même mentionner les câlins, les high fives énergiques et les confidences attendrissantes. Ni la participation documentée de membres passés et actuels de l’armée canadienne, des forces spéciales, de la police et des services de renseignement militaire canadiens à l’organisation du siège[i]. On serait bien en mal de trouver les preuves d’une pareille sympathie constabulaire à l’endroit des mouvements écolos, anticapitalistes et antiracistes ou à l’égard des résistant·e·s autochtones qui revendiquent l’intégrité de leurs territoires ancestraux contre l’impitoyable avancée de l’industrie pétrolière et gazière.
On se souviendra que quelques semaines seulement avant le début de la pandémie, à l’hiver 2020, la GRC avait été appelée à intervenir pour déloger à la pointe du fusil les défenseur·e·s des terres et des eaux qui avaient érigé des barrages pour bloquer le passage du gazoduc Coastal GasLink sur le territoire ancestral de la nation Wet’suwet’en, en Colombie-Britannique. Des actions de solidarité organisées un peu partout au Canada avaient aussi été réprimées sans pincettes. Pas plus tard qu’en septembre 2021, soit quelques mois avant le cirque antisanitaire à Ottawa, la même Gendarmerie royale canadienne avait défoncé à coups de chainsaw un cabanon installé par des militant·e·s sur le trajet projeté du pipeline sous la rivière Morice pour en déloger brutalement les occupant·e·s, dont deux journalistes indépendants. On doute que les policiers aient pris le temps de doucement balayer la neige de leurs vêtements en procédant à leur arrestation, comme on en a vu le faire avec les anti-masques à Ottawa.
Dans un certain nombre de rapports produits ces dernières années par des agences du gouvernement fédéral chargées de surveiller ce genre de choses, l’extrême droite a été nommée sans équivoque comme une menace croissante à la sécurité du Canada. Pourtant, quand une poignée d’organisateurs clairement identifiés aux sphères d’extrême droite ont claironné leur intention de former un convoi routier vers Ottawa pour occuper l’espace entourant le Parlement – jusqu’à ce que toutes les mesures sanitaires soient levées, faute de quoi le gouvernement Trudeau serait renversé et remplacé par un comité mixte incluant le chef des pas-contents et sa tendre épouse – curieusement, ni les services de renseignements et de sécurité nationale, ni la police fédérale, ni les polices provinciale et municipale concernées n’ont cru bon profiter de l’intervalle de sept jours avant l’arrivée des poids lourds pour concevoir et mettre en œuvre un plan de prévention de l’occupation annoncée. Ensuite sont arrivés les thumbs up, les high-fives et les confidences évoquées ci-dessus.
Deux semaines plus tard, après que des résident·e·s du quartier assiégé – et non les autorités publiques – eurent obtenu une injonction pour faire cesser le tapage; après qu’une résidente – et non les autorités publiques – ait déposé une plainte au civil contre les organisateurs du siège et les occupant·e·s, et après que la communauté – et non les autorités publiques – ait commencé à se mobiliser pour bloquer physiquement des convois de ravitaillement, l’ancien professeur d’art dramatique adepte de grimage qui nous sert de premier ministre a annoncé qu’il invoquerait la Loi sur les mesures d’urgence. Le même gouvernement qui s’était montré incapable de prévenir une situation pourtant télégraphiée et prévisible quelques semaines auparavant se permettait de recourir à une mesure d’exception jamais invoquée jusqu’à présent, sans vraiment en prouver la nécessité, avec l’appui embarrassé d’une balance du pouvoir d’allégeance sociale-démocrate.
Certains observateurs progressistes qui rageaient depuis des mois contre la mouvance conspirationniste se sont d’ailleurs joints au concert d’applaudissements lorsque la répression, au bout d’un généreux moment, s’est gentiment déposée sur les épaules des occupant·e·s. Plusieurs ont aussi accueilli favorablement la loi d’exception invoquée par le gouvernement pour mater quelques centaines d’hurluberlus frustrés[ii]. Un tel enthousiasme à l’égard de la répression trahit une mauvaise compréhension des rapports entre l’État bourgeois et les mouvements sociaux. La principale utilité du recours à cette mesure pour le gouvernement, au-delà des pouvoirs immédiats qu’elle lui conférait pour saboter l’organisation des anti-vaxx, a été de créer un précédent pour les prochaines occasions de réprimer les mouvements de dissidence ou de désobéissance populaires, qu’ils soient progressistes ou réactionnaires. Ce précédent devrait donc fortement inquiéter quiconque sympathise avec les mouvements pour la justice sociale et économique, la décolonisation ou la protection de l’environnement qui pourraient être portés à mener des actions de désobéissance à l’avenir. On peut sans difficulté anticiper les éventuelles réactions de l’État, par exemple, quand des communautés autochtones reprendront des moyens extralégaux pour défendre leurs territoires ou quand la nouvelle génération recourra inévitablement aux actions directes pour réclamer des transformations radicales de la société et de la gouvernance au regard des changements climatiques qui se précipitent. Si la mesure législative exceptionnelle est employée cette fois-ci contre un groupe dont les pulsions réactionnaires nous répugnent, rien ne garantit qu’elle ne sera pas invoquée plus tard pour réprimer des revendications qui nous tiennent à cœur. En fait, l’histoire nous enseigne que la répression s’est presque toujours abattue avec plus de zèle et de force sur les mouvements progressistes que sur les mouvements réactionnaires…
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La caravane des Kev-Kév-Kev fini donc par passer, comme tout passe, et après une longue série de décisions douteuses, de coups de force aussi spectaculaires qu’injustifiés et de retournements improbables, les autorités publiques nous ont dit qu’il n’était plus tant nécessaire de capoter avec le virus et ont fini par décréter que le temps était venu de « vivre avec la COVID » (c.-à-d., grosso modo, de s’en crisser). Au moment d’écrire ces lignes, toutefois, avec l’amorce d’une sixième vague d’infections, ce changement de paradigme ne s’était toujours pas traduit par la levée de l’état exceptionnel d’urgence sanitaire au Québec.
Puis, les infographiques de petits soldats au Téléjournal se sont substitués en quelques jours aux chartes colorées détaillant les nombres de nouveaux cas de COVID. Dans les semaines qui ont précédé l’invasion comme telle, tandis que le monde somnolait devant les compétitions de luge et de patinage artistique, les médias et le commentariat d’ici ont commencé à tapocher du bout des doigts sur le tambour, puis on a dépoussiéré les vieilles machines à boucane pour recommencer à pomper dans les chaumières le proverbial « brouillard de la guerre ». On a campé les bons et les méchants, on a rapidement résumé les enjeux géostratégiques – en prenant soin bien sûr de les simplifier à outrance et de gommer la part de responsabilité occidentale –, on a planté le décor et quand au lendemain des Olympiades, Poutine a finalement mis son plan à exécution, nous étions soudainement précipité·e·s dans le premier conflit armé majeur en sol européen depuis la fin des guerres en ex-Yougoslavie au début des années 2000.
Et le système libéral/bourgeois s’enfargea de plus belle dans ses doubles standards.
En reprenant en chœur tous les accords d’une partition bien connue, les politiciens, les médias et les spécialistes patentés nous ont rejoué les airs classiques du répertoire chauvin. On pardonnera aux plus jeunes d’avoir oublié la rengaine : un refrain insistant lourdement sur la vilenie absolue du méchant et une succession de couplets parfois larmoyants parfois laudatifs narrant les horreurs de la guerre, le désespoir des civils et le courage quasi surhumain des politiciens et combattants désignés comme figures héroïques de la résistance.
Qu’on se comprenne bien : l’invasion russe du territoire ukrainien est une aventure impérialiste abominable, injustifiable autant au regard du droit international que des valeurs humanistes fondamentales. Bien que l’OTAN, les États-Unis et l’Union européenne aient une part importante de responsabilité dans l’instabilité politique chronique des vingt dernières années en Ukraine, et malgré la grande complexité des enjeux entourant les provinces contestées, Vladimir Poutine et l’oligarchie russe qui l’entoure sont les seuls responsables de la guerre d’invasion qu’ils ont lancée contre leur voisin, une nation souveraine jusqu’à preuve du contraire. La situation est tellement complexe, à vrai dire, qu’au-delà de ce constat primaire, l’humilité nous invite à résister à la tentation de la « ouestpliquer » davantage. Ce qui nous intéresse ici est surtout de montrer les deux poids, deux mesures du récit dominant.
À commencer par la figure du méchant lui-même. Vladimir Poutine est sans contredit une ordure de la pire espèce. Mais cet autocrate milliardaire qu’on diabolise aujourd’hui est pourtant depuis très longtemps un allié clé du système capitaliste mondial. Rappelons que la Russie était membre du G8 pendant le dernier âge d’or de la mondialisation, de 1997 jusqu’à l’annexion de la Crimée en 2014. L’aristocratie capitaliste russe, ceux-là qu’on désigne comme « les oligarques », a pleinement profité de l’intégration de « son » économie aux marchés internationaux et en retour, les puissances occidentales ont généralement fermé les yeux sur les tendances antidémocratiques et souvent fascisantes du caïd russe, lesquelles combinent habilement les méthodes de la mafia et du KGB. Disons seulement que jusqu’à tout récemment, l’Occident traitait Vladimir Poutine davantage comme un cousin gênant qui se plaît à torturer des petites bêtes dans la shed que comme le tyran fou et sanguinaire qu’on nous dépeint aujourd’hui[iii].
Ces fameux oligarques, quoi qu’on en dise, ne sont d’ailleurs pas fondamentalement différents des grandes « familles » capitalistes occidentales. Ils forment la classe dominante qui, autour de Vladimir Poutine, préside à la destinée de la nation au mépris des processus démocratiques. Certains seraient tentés de dire que nos milliardaires à nous sont bien moins méchants précisément parce qu’ils s’accommodent de ces processus, ce à quoi l’on répondrait qu’il faut être bien naïf pour croire que la grande bourgeoisie n’exerce pas une influence déterminante sur les politiques dans nos pays comme ailleurs. Certains acteurs, comme la famille Koch, aux États-Unis, le font plus ou moins ouvertement, tandis que d’autres agissent avec plus de circonspection. Et que dire encore de l’attachement aux valeurs démocratiques du sympathique gouvernement d’Arabie saoudite, cet indéfectible allié du Canada et des États-Unis? À moins qu’on n’adhère à l’hypothèse que les milliardaires russes sont fondamentalement différents des autres milliardaires, on peut sans doute s’entendre sur le fait qu’ils forment une classe internationale ayant en commun d’exercer une influence déterminante sur les gouvernements du monde et de se câlisser généralement du bien commun[iv].
Soupçon d’ironie au chapitre des oligarques, le Canada a pour maillon clé dans sa filière pétrogazière une société de fabrication de pipelines détenue à 28 % par l’un de ces milliardaires qui gravitent dans l’orbite directe de Poutine, Roman Abramovich. Son entreprise fabrique notamment le gazoduc du projet Coastal GasLink contre lequel se battent les Wet’suwet’en. Curieusement, Justin Trudeau a attendu deux semaines avant d’imposer à Abramovitch les mêmes sanctions qu’il avait appliquées aux autres proches de Poutine dès les premiers jours de l’invasion, même si ses liens étroits avec ce dernier n’ont jamais fait l’ombre d’un doute. Quoi qu’il en soit du barrage de sanctions déployées contre l’oligarchie russe, d’ailleurs, les intérêts mutuels de la Russie et de l’Occident, surtout de l’Europe, dans le commerce de l’énergie demeurent inextricables. On apprenait aussi récemment que la France livrait encore des armes à la Russie pas plus tard qu’il y a deux ans…
Que dire ensuite de ces fameux combattants de la liberté marqués des couleurs nationales dont on nous invite à saluer la bravoure et à chanter les louanges sans trop poser de question? Cette question-là aussi est trop complexe pour qu’on la résume à quelques slogans faciles. Contentons-nous de reconnaître qu’il est entièrement légitime de prendre les armes pour se défendre contre un envahisseur et que la résistance armée, loin d’être homogène, est traversée de courants multiples et parfois antagonistes. En dernière analyse, nous soutenons la population civile et sa volonté légitime d’autodétermination face à la fédération russe et à l’Occident. Il serait toutefois quelque peu gênant pour un groupe de vigilance antifasciste de passer sous silence le fait que les milices paramilitaires du bataillon Azov (notoirement truffé de combattants néonazis) ont été intégrées à la Garde nationale en septembre 2014 et forment depuis un régiment considéré par l’État ukrainien comment un élément essentiel de la défense du territoire national. Les spécialistes chargés d’expliquer ce genre de choses précisent qu’avec à peine 2 % des votes au pays en 2019, la coalition politique regroupant les partis ultranationalistes et néonazis d’Ukraine n’est pas aux portes du pouvoir[v]. Il faut dire aussi que la propagande russe a énormément exagéré l’importance des néonazis dans l’appareil d’État ukrainien, mais il est selon nous utile d’examiner plus attentivement la présence des ultranationalistes et des néonazis dans les forces armées, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du cadre de l’armée nationale, car c’est là qu’ils se concentrent et exercent la plus grande influence. Personne ne semble d’ailleurs connaître exactement l’étendue de cette influence; on ne saurait trop insister sur ce point. Et pourtant, on aurait dit que les médias traditionnels ont cherché et cherchent encore à minimiser ou à dédramatiser l’intégration du régiment un peu néonazi aux forces armées nationales. On s’indigne avec raison lorsqu’un militant néonazi est déniché dans l’armée canadienne, mais pour une raison qui nous échappe, il faudrait maintenant croire que les milliers de militants néonazis et ultranationalistes intégrés à l’armée nationale ukrainienne n’ont rien pour inquiéter outre mesure…
Il y a bien sûr lieu de décrocher un sourcil lorsque Poutine se réinvente en antifa et prétend vouloir « dénazifier » l’Ukraine tout entière à coups de mortier, lui dont on sait qu’il emploie en sous-main des mercenaires néonazis dans le Donbass et qu’il tolère très bien les militants néonazis du monde entier qui vont chercher refuge en Russie. On trouve néanmoins bien dangereuse cette tendance des médias à réduire la présence de milices néonazies organisées dans l’appareil d’État ukrainien à une note de bas de page. Une présence qu’ils ne parviennent d’ailleurs même pas à gommer : le 11 mars 2022, dans un reportage de Radio-Canada sur des Canadiens volontaires en Ukraine, on a clairement pu voir un « civil » portant l’écusson du régiment Azov s’entraîner au combat sous les consignes d’un « instructeur finlandais ». Doit-on déduire de cette belle connivence que les néonazis font désormais partie des gentils? C’est en tous cas ce que semble croire la direction de Meta (Facebook et Instagram), qui a décidé en février 2022 de revoir sa politique interne sur le bannissement du régiment Azov et de permettre qu’on utilise leurs plateformes pour saluer la bravoure de ses combattants. Personne ne semble guère réfléchir aux possibles conséquences à long terme de l’intégration de milices néonazies aux armées nationales, de la consolidation de la confrérie néonazie internationale dans le cadre d’une aventure militaire financée par l’Occident et de la transformation de milliers de militants néonazis en héros nationaux nimbés d’une aura mythique au sein d’une population civile traumatisée. Qu’est-il arrivé, déjà, les dernières fois où les grandes puissances occidentales ont soutenu et armé des « combattants pour la liberté » aux convictions morales par ailleurs douteuses? Peut-être en Asie Centrale et au Moyen-Orient? Asking for a friend.
Quoi qu’il en soit du pourcentage exact de néonazis intégrés à l’armée ukrainienne, la fabrique du consentement insiste ici sur le courage « sans précédent » de la population civile devant la catastrophe. Il est évident que la population ukrainienne fait preuve d’un courage extraordinaire, mais doit-on comprendre de cette qualification hyperbolique que d’autres résistances, comme celle du peuple palestinien au régime d’occupation et d’apartheid israélien qui dure depuis plus de 70 ans, pour ne prendre que cet exemple évident, sont moins courageuses ou sont faites d’un courage de moins bonne qualité? Un mème répandu dans les premiers jours de l’invasion mettait côte à côte un cocktail Molotov ukrainien et un cocktail Molotov palestinien; le premier portait l’étiquette « Héros » et l’autre l’étiquette « Terroristes ». On pourrait difficilement mieux résumer le double discours des commentateurs occidentaux sur la légitimité relative des différents mouvements de résistance nationale. Car il y en d’autres (en Syrie, au Yémen ou au Cachemire, par exemple) dont on ne parle pas du tout ou, lorsqu’on daigne en parler, que l’on classe hâtivement sous la rubrique des « guerres civiles » ou des « insurrections terroristes ». Une différence clé est que bien souvent, ces conflits sont attribuables aux actions discutables des puissances occidentales ou de leurs alliés et partenaires dans la configuration géopolitique du moment. Et c’est sans même parler des nombreuses entreprises d’invasion et de changement de régime, guerres par procuration et autres « opérations militaires spéciales » menées par les États-Unis avec la complicité de nos gouvernements depuis la Deuxième Guerre mondiale, qui n’ont rien à envier à l’intervention russe en Ukraine. Mais il n’est même pas nécessaire d’aller chercher aussi loin pour révéler le deux poids, deux mesures : ici même au soi-disant Canada, les médias n’ont jamais mobilisé le lexique de la bravoure pour décrire les défenseur·e·s autochtones des terres et des eaux. On les confine plus volontiers au registre de la criminalité et de la délinquance. Les spécialistes de la sécurité qu’on appelle à commenter lorsque des communautés autochtones ou leurs allié·e·s gênent la conduite des activités industrielles sur leurs propres territoires réfléchissent à voix haute aux moyens nécessaires pour les déloger bien plus qu’au courage considérable qu’il faut mobiliser pour se battre tout à la fois contre l’État et sa police, la grande industrie et une opinion publique remontée contre elles. Rappelons à ce titre que l’une des voix les plus stridentes du racisme anti-Autochtones au Canada, Gilles Proulx, qui avait ouvertement appelé la population blanche à user de violence contre les membres de la communauté de Kahnawake en 1990, fait toujours partie de la distribution régulière des têtes parlantes de la machine Québecor…
Bouclons ce tour d’horizon sur le thème des populations déplacées. On déplore avec raison l’exil forcé de la population civile ukrainienne. Au moment d’écrire ceci, plus de quatre millions de personnes ont dû fuir le pays, et les appels à la solidarité se multiplient quotidiennement. Il est normal et souhaitable que le cœur humain soit bouleversé devant la souffrance d’autrui. Le hic survient lorsqu’on se rend compte que cette empathie est à géométrie variable et dénote quelque chose comme un racisme structurel. Le problème n’est pas que l’on s’émeuve du sort des exilé·e·s ukrainien·ne·s et déploie des moyens extraordinaires pour les accueillir, mais que l’on soit par ailleurs insensibilisé·e·s à celui des réfugié·e·s yéménites ou cachemiri·e·s, par exemple, et que l’on traite les réfugié·e·s syriens en Europe comme la matière d’une grave « crise des migrants » à gérer dans la répression. En août dernier 2021, le gouvernement de la CAQ se disait prêt à accueillir « un certain nombre » de réfugié·e·s afghan·e·s; le même gouvernement annonçait le 7 mars dernier qu’il n’y aurait « pas de limite » au nombre de réfugié·e·s ukranien·ne·s que le Québec était prêt à accueillir. Le Canada a introduit en mars « de nouveaux volets d’immigration pour les Ukrainiens qui souhaitent venir au Canada de façon temporaire ou permanente », des mesures extraordinaires qu’il n’a jamais cru bon de mettre en place pour accueillir des réfugié·e·s venu·e·s d’autres pays meurtris par la guerre, et alors même qu’il se montre incapable de faire venir ici les 40 000 Afghan·e·s qu’il avait promis d’accueillir. Aux États-Unis, Joe Biden dit vouloir accueillir les Ukranien·ne·s « à bras ouverts », tandis que des milliers de migrant·e·s fuyant des conditions de misère en Amérique latine croupissent dans les prisons de la migra en attendant d’être expulsé·e·s.
À quoi tient ce traitement différencié? Est-ce un réflexe naturel de s’émouvoir plus volontiers devant la misère de ceux qui nous ressemblent ou est-ce le résultat d’un subtil conditionnement? Nous aurait-on encouragé·e·s à valoriser davantage la vie des Occidentaux ou à tenir secrètement celle des autres pour moins précieuse? Comment se fait-il qu’autant de journalistes et de commentateurs aient ressenti le besoin de préciser que ces réfugié·e·s-là ont les yeux bleus et les cheveux blonds, forment une immigration « de grande qualité », conduisent des voitures semblables aux nôtres et appartiennent « à notre espace civilisationnel », comme le relevait Fabrice Vil dans un billet d’opinion publié le 4 mars dans La Presse? Ce même journal avait plus tôt la même semaine donné la parole à un sniper bien de chez nous qui disait « ne pas être très enjoué à l’idée de tirer sur des Russes [parce que c’est] un peuple chrétien et européen » qu’il « ne déteste pas ». Un discours qui ne détonnerait pas dans une discussion candide entre suprémacistes blancs. Et c’est avant même de mentionner l’expérience cauchemardesque des ressortissant·e·s d’origine africaine refoulé·e·s aux portes de la Pologne et harcelé·e·s par des gangs de crapules racistes tandis que les familles blanches étaient accueillies à bras ouverts…
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On pourrait encore noircir plusieurs pages d’hypocrisies petites et grandes révélées ces derniers temps dans le traitement de l’actualité. Les exemples ne manquent pas.
Certains trouveront un germe de pensée complotiste dans cet exposé des procédés subtils employés pour favoriser l’adhésion au récit dominant et décourager de trop réfléchir à certains aspects discordants ou embarrassants. C’est d’ailleurs le genre de démonstration qui conduit certains soi-disant experts de « la radicalisation », suivant la théorie « du fer à cheval », à opérer un rapprochement douteux entre « les extrêmes ».
On ne parle pourtant pas ici d’un complot qui serait ourdi derrière des portes closes par des pédosatanistes d’opérette ou les fameux « mondialistes ». On ne parle pas non plus de directives qui seraient soufflées dans l’oreillette de Patrice Roy depuis quelques officines mystérieuses. L’hégémonie culturelle est le fait de multiples pressions intangibles qui s’opèrent dans plusieurs directions à la fois pour affirmer et consolider un discours dominant qui, par l’effet de la répétition, devient une évidence dont on ne saurait déroger. Les techniques de persuasion sont multiples, et il est évident que les moyens despotiques employés par Vladimir Poutine (répression de l’opposition politique, criminalisation de la dissidence, contrôle absolu du message et restriction de la liberté de presse, etc.), qui sont de l’ordre de la coercition, diffèrent des méthodes plus douces employées ici et ailleurs en Occident, axées notamment sur la répétition et la consistance, la pression à la conformité et l’appel à l’autorité a priori incontestable de spécialistes. Encore faut-il reconnaître ces procédés, qui, bien que moins grossiers, ne sont pas forcément très subtils.
L’intention ici n’est pas de minimiser les crimes de Poutine, ni de rejeter tout le blâme sur l’impérialisme occidental, comme le font péniblement celleux du champ gauche qu’on désigne par l’étiquette « tankie ». L’idée n’est pas non plus de déraper sur une théorie du grand complot mondial ou de chercher les noms et les adresses des coupables, mais de reconnaître cette pression hégémonique intangible qui conditionne notre consentement. Cette fabrique du consentement, il faut bien le signaler, n’est pas tant activée aujourd’hui pour animer un sentiment radicalement antiguerre dans la population que pour diaboliser un ennemi et camper des positions franchement antagonistes. On ne s’est certainement pas précipité, en tous cas, pour expliquer la part de responsabilité que portent les pays occidentaux dans l’instabilité qui s’aggrave depuis une vingtaine d’années en Ukraine. Et ne parlons pas non plus des raisons de l’échec de la diplomatie, et encore moins de propositions radicales qui pourraient vraisemblablement mettre fin à l’agression russe, comme une dissolution négociée de l’OTAN. En même temps qu’on nous présente les horreurs bien réelles de la guerre, en désignant l’ennemi avec insistance et en soulignant à grands traits à quel camp nous appartenons et devons allégeance, c’est aux conditions dramatiques d’une nouvelle guerre froide que l’on nous prépare, avec ce que cela implique notamment de militarisation et d’augmentation substantielle des dépenses militaires. Le prochain épisode pourrait d’ailleurs directement impliquer la Chine si cette dernière se décide à envahir Taiwan. À défaut de lumière au bout de ce tunnel, il faudra plus que des arcs-en-ciel pour nous rassurer.
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Comme nous l’avons déjà fait valoir ailleurs, le dérapage conspirationniste observé ces dernières années a été rendu possible par la convergence de nombreux facteurs, dont trois ingrédients principaux : 1) l’offre politique – une extrême droite populiste, idéologique et militante ravie d’alimenter la fureur complotiste en laquelle elle trouve un terreau fertile à exploiter; 2) une économie de l’information déréglée – l’érosion de la pensée critique, la multiplication des plateformes de médias sociaux dont la structure même favorise la création de bulles de filtres/chambres d’écho, et l’influence toxique d’acteurs malveillants produisant de la désinformation; et, fondamentalement, 3) un profond ressentiment populaire – la dégradation de la confiance à l’égard des centres du pouvoir, dont les politiques, la classe intellectuelle et les médias traditionnels.
Une nouvelle enquête sur la « confiance envers les institutions » confirmait récemment que les Canadiens et les Québécois se méfient de plus en plus du gouvernement, du milieu des affaires et des médias. Tombant éternellement des nues, les principaux intéressés et leurs décrypteurs relaient ces statistiques sur le ton de la catastrophe, mais sans jamais trop chercher à expliquer les raisons de ce déficit de confiance, et encore moins à examiner la responsabilité desdites institutions. Nous croyons quant à nous que la méfiance tient surtout au fait qu’alors que le système néolibéral craque manifestement de partout et n’arrive plus à cacher les fissures qui s’élargissent sous l’effet des crises, les avocats du système redoublent sans cesse de moyens extraordinaires pour nous faire croire que le capitalisme est le meilleur des systèmes qui soit et que tout ira bien, pourvu qu’on les écoute et les suive toujours plus loin dans le sens du désastre. Comment s’étonner, dans ces conditions que les maîtres et les complices du système perdent peu à peu la confiance et l’adhésion de celleux qui en subissent quotidiennement les effets?
Le déni n’est généralement pas une bonne fondation sur laquelle bâtir un projet politique. Nous croyons que le camp progressiste se condamne au statu quo, et probablement à pire, s’il s’obstine lui aussi à ignorer les raisons de l’impasse actuelle et de cette « perte de confiance envers les institutions ». C’est le modèle capitaliste tout entier, dont les chantres du libéralisme nous répètent sur tous les tons qu’il est le seul modèle viable, qui génère ces crises et précipite l’humanité à sa perte.
En tant qu’antifascistes et anticapitalistes, nous croyons qu’il faut impérativement penser et actualiser la résistance, non seulement à l’extrême droite et à la menace fasciste, mais aussi à l’État bourgeois et aux institutions de pouvoir connexes qui renforcent l’hégémonie néolibérale et l’ordre social colonial. L’État bourgeois ne veut pas notre bien, et les tensions entre les intérêts des différentes classes sociales sont aussi irréconciliables aujourd’hui qu’elles l’ont toujours été. Il est certainement vrai, en tous cas, que si les guerres sont déclarées par les riches et les nationalistes, ce sont encore généralement les pauvres qui meurent au front.
Face à l’extrême droite et à la menace fasciste, d’une part, et à l’hégémonie néolibérale, d’autre part, notre souhait le plus cher est de voir le camp de l’émancipation se rallier autour d’un projet à la fois antiraciste/antifasciste, féministe, anticapitaliste et anticolonialiste.
Le gouvernement du Québec signale déjà son intention de refonder le système de santé sur la base d’un « plus grand recours au secteur privé ». En d’autres termes, pandémie ou pas, guerre froide ou chaude, la CAQ reste un parti de droite conservatrice dont le principal souci est la défense d’un ordre social inégalitaire et injuste. Lorsque François Legault se gargarise de ses « réalisations », ça n’est que pour mieux cracher sur le bien commun. La classe ouvrière et les mouvements sociaux progressistes devront absolument faire front commun au cours des prochaines années pour bloquer toute tentative de démanteler encore davantage les services publics. Il faudra au contraire réclamer des investissements massifs en santé, en éducation et dans les services sociaux pour relever les défis majeurs qui s’annoncent. À l’échelle fédérale, le gouvernement voudra sans doute redoubler ses efforts pour développer son secteur pétrolier et gazier afin de combler en partie le manque à gagner de la production russe sur le marché international. Là aussi, les mouvements sociaux devront se solidariser des communautés qu’on voudra sacrifier aux intérêts pétrogaziers et se préparer à mener de dures luttes pour défendre les territoires et la souveraineté des premiers peuples. Et à l’échelle internationale, il semble inévitable que nous devions (re)constituer avant longtemps un vaste mouvement antiguerre, notamment pour résister aux fortes pressions internes à (re)militariser les économies nationales et à participer à l’escalade des conflits.
Finalement, comme toujours, nous invitons nos sympathisant·e·s à renouveler leur engagement dans la pratique antifasciste, c’est-à-dire dans l’autodéfense communautaire, et ce, sans jamais perdre de vue l’horizon révolutionnaire. Car une véritable émancipation ne s’obtiendra jamais par la pétition. En ces temps troublés, n’oublions pas la vieille devise communiste libertaire :
« Pas de guerre entre les peuples; pas de paix entre les classes! »
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[i] Ça fait un peu désordre, il faut bien le dire. D’ailleurs, a-t-on officiellement interrogé les taux de vaccination au sein des forces policières au Canada?
[ii] Fait à noter, les principaux promoteurs du convoi ont été accusés d’avoir « conseillé » des méfaits divers, alors qu’ils se sont coordonnés très publiquement pendant plusieurs semaines, ce qui contraste notamment avec les accusations de complot portées contre un groupe de militant·e·s anticapitalistes tenu·e·s pour responsables du grabuge lors du sommet du G20, à Toronto, en 2010.
[iii] En même temps, on constate depuis plusieurs années des liens significatifs entre l’État russe et certains courants de l’extrême droite nord-américaine et européenne. Même si cette influence a été exagérée par plusieurs politiciens et « spécialistes » proches du pouvoir (qui ont blâmé la Russie pour l’élection de Donald Trump, pour le mouvement anti-vaxx, pour le convoi à Ottawa, etc.), elle ne relève pas non d’une affabulation complète. On ne sait toutefois pas si ces liens reflètent un engagement idéologique de l’État russe à l’extrême droite, ou si ça n’est qu’un moyen pratique de foutre la merde sur le terrain politique des puissances rivales (voir à ce sujet l’influence d’Alexandre Douguine). Quels que soient les motifs réels, cette influence compte sûrement parmi les raisons pour lesquelles la majorité des voix d’extrême droite en Amérique du Nord appuient Poutine dans cette guerre, tandis qu’une minorité dénonce les deux partis à la fois et considère le conflit comme une « guerre fratricide » opposant deux pays majoritairement « blancs » et chrétiens.
[iv] Au-delà de l’influence politique directe, un type comme Jeffrey Bezos, pour ne nommer que lui, semble bien davantage préoccupé par sa future piste de go-kart sur la planète Mars que par la survie des 99 % de l’humanité.
[v] Rappelons tout de même que trois ans à peine avant la Marche sur Rome et son installation comme premier ministre d’Italie sur une plateforme fasciste, Mussolini n’avait recueilli à Milan que 1,5 % des votes aux élections générales de 1919. Le NSDAP n’avait quant à lui récolé que 2,8 % du vote populaire en Allemagne en 1928. Les résultats au scrutin sont un indicateur bien incertain des tendances en période de crise.