Inspiré.es par le Black Panther Party et d’autres groupes de révolutionnaires qui s’organisent afin de répondre aux besoins en santé et en éducation de leur communauté, des membres du groupe latino-américain Young Lords Party mettent sur pied, en 1970, un centre de traitement de la toxicomanie. Le 10 novembre 1970, une trentaine de militant.es occupent le sixième étage (alors vacant) du bâtiment de la résidence des infirmières de l’hôpital Lincoln, dans le Bronx à New York. Il.les installent rapidement des points de contrôle et érigent une barricade ; l’administration de l’hôpital est forcée de négocier et enfin de leur céder l’espace. En partenariat avec des travailleur.euses de la santé, des personnes toxicomanes et des membres de la communauté, les Young Lords mettent alors sur pied The People’s Drug Program, un programme de désintoxication géré par la communauté. L’entrevue qui suit, réalisée par Molly Porzig, a été publiée le 15 mars 2013 dans la revue américaine The Abolitionnist. Vicente « Panama » Alba, membre du Young Lords Party et conseiller au Lincoln Detox Center durant les années 1970, y raconte son expérience.
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Qu’est-ce que c’était que le Lincoln Detox Center ? Comment ça a commencé et pourquoi ?
À New York, à la fin des années 60 début des années 70, nous traversions une épidémie de drogue. En novembre 1970, j’avais 19 ans et j’étais accro à l’héroïne depuis cinq ans déjà. J’ai commencé à consommer de l’héroïne quand j’avais 14 ans, ce qui était très courant parmi les jeunes hommes et femmes de ma génération. 15 % de la population des communautés du South Bronx, de Harlem, du Lower East Side et de Bushwick à Brooklyn était accro, tous âges confondus, des nouveau-nés jusqu’aux personnes âgées au seuil de la mort. La majorité des accros étaient des adolescents et des personnes entre 20 et 30 ans. À cette époque l’addiction concernait principalement l’héroïne. Dans les années 60, le gouvernement des États-Unis s’engagea dans une guerre en Asie du Sud-Est, connue en général sous le nom de « guerre du Vietnam », même si les États-Unis étaient alors engagés dans tout le sud-est de l’Asie. Il y avait une compagnie aérienne qui était une opération clandestine de la CIA dédiée au transport d’héroïne depuis l’Asie du Sud-Est vers les États-Unis. Aujourd’hui on voit dans les films d’Hollywood des « gangsters » important de l’héroïne, mais la majorité de l’héroïne importée aux États-Unis l’était via une opération du gouvernement américain, ciblant les communautés de couleur pauvres, les communautés noires et latinos. À New York, l’héroïne a dévasté la plus grande partie d’Harlem et du South Bronx. Les jeunes consommaient de l’héroïne ouvertement, ils la sniffaient dans les discothèques ou dans les toilettes des écoles, ce qui les amenait ensuite à se l’injecter directement dans les veines.
C’est une épidémie qui a été bien décrite par un membre des Black Panthers, Michael Cetewayo Tabor, un des « 21 de New York », dans une brochure appelée « Capitalism Plus Dope Equals Genocide », que nous avons beaucoup diffusé. En 1969, le Black Panther Party de la ville de New York a été décimé par l’incarcération et la mise en examen de 21 Black Panthers, ce qui les a obligés à se focaliser sur le procès et à délaisser les autres domaines de militantisme à cette période. Du fait des relations qui existaient entre le Black Panther Party et les Young Lords, nous avons commencé à nous pencher ensemble sur le problème de l’épidémie d’héroïne, de l’état de santé de nos communautés et des positions hostiles des institutions de santé publique à l’égard de nos communautés. L’hôpital Lincoln a été construit en 1839 pour prendre en charge les anciens esclaves qui migraient du sud des États-Unis [vers les villes du Nord]. En 1970, c’était le seul établissement médical dans le South Bronx. C’était un bâtiment de briques en ruines du siècle dernier qui n’avait jamais été restauré. Il était connu comme « la boucherie du South Bronx ». Dans l’ancien hôpital Lincoln (et aujourd’hui encore), quand tu marchais dans les couloirs, tu voyais du sang partout – du sang sur les murs, sur les draps, sur les brancards, et même sur tes chaussures. Ils envoyaient les médecins là-bas pour faire leur internat, pour se faire la main sur les Noirs, les Portoricains et la minuscule et chaque fois plus réduite communauté blanche du South Bronx.
Au début des années 70, ils ont charcuté une femme qui s’appelait Carmen Rodriguez et qui est morte après s’être vidée de son sang sur un brancard. En réaction à sa mort, les Young Lords, avec la participation de quelques Black Panthers, ont occupé l’hôpital Lincoln pour la première fois et exigé de meilleurs soins médicaux pour les gens de la communauté.
Durant l’occupation, les Young Lords, les Panthers, des personnes solidaires et des traducteurs ont installé des tables où les gens venaient témoigner de leurs expériences de prise en charge médicale. Une grande partie de l’occupation s’est focalisée sur le problème posé par l’absence de traducteurs au sein de l’hôpital Lincoln. Le South Bronx est une communauté majoritairement portoricaine, composée principalement d’hispanophones à peine débarqués ou de deuxième génération, qui parlent peu ou pas anglais. Les gens déambulaient dans l’hôpital Lincoln pour qu’on s’occupe d’eux mais ils ne trouvaient personne capable de répondre à leurs douleurs ou leurs problèmes.
L’administration de l’hôpital avait également été montrée du doigt pour l’absence de services destinés aux personnes toxicomanes, et en particulier à celles accros à l’héroïne. Ce que la communauté n’a cessé de reprocher à l’hôpital, entre autres, c’est que tu allais à l’hôpital mais tu ne recevais aucun traitement. L’administration de l’hôpital n’en a pas tenu compte.
Quelques mois plus tard, le 10 novembre 1970, un groupe de Young Lords, une coalition anti-drogues du South Bronx et plusieurs membres de l’Health Revolutionnary Unity Movement (une organisation de masse regroupant des travailleurs de la santé) avec l’appui du Collectif Lincoln, ont pris le contrôle de la résidence des infirmières de l’hôpital Lincoln et y ont établi un programme de traitement de l’addiction aux drogues appelé The People’s Drug Program [Le Programme anti-drogues du peuple], qui allait se faire connaître sous le nom de Lincoln Detox Center [Centre de désintoxication Lincoln]. La police nous a encerclés, mais nous avons dit que nous n’allions pas bouger. Le deuxième jour, la nouvelle de l’occupation s’était diffusée par le bouche-à-oreille, et des centaines de personnes faisaient la queue pour être prises en charge. Un mois plus tard, l’administration dut se faire à l’idée que nous n’allions pas partir. Ils n’avaient rien fait des sommes allouées à des traitements qui n’avaient pas été mis en place. Ils ont donc apporté l’argent et les volontaires du programme de désintoxication que nous avions démarré ont été embauchés. Évidemment les pouvoirs en place ne voulaient pas de nous là-bas, mais ils ne savaient pas comment faire avec des gens qui disaient : on ne va pas partir. On va rester et on va se mettre au service des nôtres. On a été très efficaces dans ce domaine, notre programme a fonctionné jusqu’en 1979.
De quelle façon t’impliquais-tu ?
Je me suis joint à la construction du Lincoln Detox depuis le premier jour. Avant cela, mon premier objectif était de me procurer de la drogue, jusqu’à ce jour où j’étais assis avec Cleo Silvers, qui m’a ouvert les yeux sur certaines choses importantes. Elle m’a dit de regarder la voiture de patrouille de la police de New York, où deux agents étaient assis en train de vendre de l’héroïne. Elle m’a dit : « Regarde, eux, ce sont des flics. Regarde bien à qui tu es en train de donner ton fric ! ». Il est très important de rappeler l’ambiance qui existait dans nos communautés à cette époque. D’un côté il y avait l’épidémie de drogue, mais le parfum de la révolution flottait aussi ; on pouvait respirer le changement, le goûter, le sentir, parce que le mouvement débordait de vitalité. Quelques jours avant le 30 octobre, il y avait eu une grande manifestation à l’appel des Young Lords, et j’y suis allé, même si j’étais encore accro. Ce que j’ai ressenti ce jour-là m’a conduit à me dire à moi-même que je ne pouvais pas continuer à consommer de la drogue. Je ne pouvais pas être un héroïnomane et un révolutionnaire en même temps, et je voulais être un révolutionnaire. J’ai pris la décision d’arrêter la drogue. Par coïncidence, le même jour j’ai appelé Cleo qui m’a dit d’aller à un endroit voir certaines personnes. J’ai rencontré quelques jeunes frères de la Puerto Rican Student Union [Syndicat étudiant portoricain], et ils m’ont accompagné voir Cleo à l’hôpital Lincoln. Ils venaient juste d’occuper le bâtiment une demi-heure auparavant. Mais ma désintoxication je ne l’ai pas faite au Lincoln Detox, je l’ai faite moi-même, en supportant le manque, comme un défi que je m’étais lancé.
J’ai été recruté par le Young Lords Party sur la base de cette expérience, un mois peut-être après le premier jour du programme. La présence du mouvement latino au sein du mouvement révolutionnaire aux États-Unis n’avait pas encore éclos à New York. Cela avait démarré dans le Sud-Ouest avec les Brown Berets [1], mais la communauté latino de New York était surtout portoricaine. Quand j’ai rejoint les Young Lords, j’ai été envoyé au Lincoln Detox, où j’ai travaillé comme conseiller.
Que faisait le Lincoln Detox Center ? Quelle était son approche ?
On proposait des désintoxications. On avait le soutien de médecins, qui nous fournissaient de la méthadone, qu’on administrait aux gens par doses croissantes durant dix jours avec l’objectif d’arrêter l’héroïne, en la remplaçant par la méthadone et la réduire ensuite de quelques milligrammes chaque jour. Après le dixième jour, tu étais physiquement nettoyé.
À l’époque Richard Nixon venait de rétablir les relations avec la Chine. Beaucoup d’informations nous sont arrivées sur les formes de vie en Chine et sur la question du soin dans ce pays. On a entendu parler d’acupuncture. On a lu un article sur un cas en Thaïlande, où un acupuncteur avait utilisé l’acupuncture pour traiter quelqu’un qui souffrait de problèmes respiratoires et d’une addiction à l’opium. On a lu que la stimulation du point du poumon dans l’oreille était la clé du traitement. On est donc allé dans le quartier de Chinatown, on s’est procuré des aiguilles d’acupuncture et on a commencé à expérimenter entre nous. Par la suite on a créé un collectif d’acupuncture au sein du Lincoln Detox. On a aussi compris que l’addiction d’un individu n’était pas qu’un problème physique, mais aussi un problème psychologique. C’était un problème très important dans notre communauté, pas parce qu’on était psychologiquement déficients, mais parce que l’oppression et des conditions de vie brutales nous conduisaient à cela. Il y avait un livre appelé The Radical Therapist que certains d’entre nous avaient lu.
On a développé un type de thérapie qui intégrait l’éducation politique aux discussions thérapeutiques. On mettait en place des sessions collectives où les participants étaient surtout des Noirs et des Portoricains, et durant lesquelles on avait des discussions sur ce que signifiait être noir ou portoricain, ce que ça signifiait pour quelqu’un qu’on appelait « spic » de ne pas savoir ce que signifiait être portoricain. Les Portoricains sont des sujets coloniaux des États-Unis. Si tu demandes à un Portoricain, un Portoricain lambda, il te dira généralement : « je suis citoyen des États-Unis ».
Bon, disons que tu es un citoyen des États-Unis, un citoyen qui n’est pas le bienvenu, mais alors comment tu le vis et qu’est-ce que ça signifie ? Les effets du colonialisme et la façon dont les Portoricains sont traités ici ne sont pas compris parce qu’ils sont intériorisés.
Il faut commencer par ce que ça signifie. Comment vis-tu le fait que ta famille ne puisse pas subvenir à tes besoins ? Pourquoi les flics te haïssent ? Pourquoi l’école te haït ? Moi je suis allé à l’école publique, en 4e je ne savais pas parler anglais, et ils m’ont mis dans une classe pour « personnes avec des troubles mentaux ». Il y a des personnes qui ont besoin de ce type de soutien, mais ce n’était pas mon cas. Quels sont les effets de ce type de traitement de la part des institutions ? Qu’est-ce que ça provoque pour une personne qui vit dans ces conditions, qui est tabassée par la police et traitée de « dirty spic » ? Ou à qui on refuse l’amitié parce que l’autre personne est blanche et lui est de couleur ? Les effets de ce type d’existence s’accumulent, voilà de quoi on discutait.
Comment le Lincoln Detox incorporait le travail de base dans ses activités quotidiennes ?
Quand ta vie se consume à la recherche d’une dose de drogue, à la recherche de l’argent pour avoir ta dose, te shooter, être entouré d’autres personnes avec lesquelles tu te défonces, ça devient un mode de vie. Quand les gens veulent des alternatives, il faut que tu leur en proposes. On n’avait pas les moyens de dire : « Ok, tu as 17 ans, tu peux compter sur une école d’excellence ». Mais on a une école avec des professeurs et des conseillers à l’écoute, pour que les gens se mettent en phase avec l’éducation ou pour guider les gens pour trouver du travail, particulièrement les gens qui ont été hors du marché du travail. Du fait de la puissance naturelle de l’approche thérapeutique, il était très important que tout soit basé sur la participation volontaire, que ce soit basé sur la volonté des gens. S’ils apprenaient des choses de notre programme éducatif ou des sessions thérapeutiques, alors ils voulaient faire quelque chose pour régler ces problèmes. On les poussait à s’impliquer et à participer à des campagnes que nous menions dans la communauté.
On avait des gens qui apportaient leur soutien dans des centres de sécurité sociale, qui formaient les gens sur les droits des usagers de la sécurité sociale, et des traducteurs qui aidaient ceux qui ne savaient parler que l’espagnol. On a participé à la création d’une coalition pour soutenir les travailleurs du bâtiment qui faisaient partie des minorités, parce que c’était un travail bien payé mais les entreprises du secteur en excluaient les minorités. Voilà le genre de choses qu’on faisait, en plus des campagnes politiques. Plusieurs personnes qui sont passées par nos programmes ont rejoint les Young Lords, le Black Panther Party ou la Republic of New Africa [2]. Certains sont devenus musulmans et se sont énormément investis. D’autres se sont impliqués dans les campagnes pour la libération des prisonniers politiques ou ont commencé à monter leurs propres collectifs.
On luttait jour après jour – pour le droit de manger, le droit de recevoir un salaire, le droit d’être respecté, le droit de ne pas être emmerdé par la police. On n’a jamais rien exigé en échange.
Tu peux mentionner quelques points forts, réussites, défis et faiblesses du programme ?
Il y a eu des points forts et des réussites tout au long du programme, mais tout n’a pas été glorieux. Depuis le premier jour, le 10 novembre 1970, on a eu un afflux quotidien et constant de personnes qui cherchaient du soutien. Je ne parle pas de dizaines de personnes, mais de centaines et de centaines de personnes qui arrivaient quand le mot a circulé à propos du Lincoln Detox, de l’opportunité pour les gens de pouvoir compter sur le soutien réel de gens comme eux (pas de professionnels blancs, mais des leurs), des gens généreux, développant une compréhension des choses qu’ils avaient besoin d’exprimer. Les gens venaient de toute la ville de New York et de l’État du Connecticut, de Long Island, et même du New Jersey. Le programme Lincoln Detox est devenu tellement populaire et efficace qu’une délégation des Nations unies est venue nous voir et nous a exprimé sa reconnaissance.
À ce moment-là, l’acupuncture est devenue sujette à controverse parce qu’il s’agissait de soins médicaux pratiqués par des gens qui n’étaient pas officiellement membres des professions médicales. Des lois ont alors été adoptées pour restreindre la pratique de l’acupuncture, qui ne pouvait désormais être pratiquée que sous la supervision d’un médecin, même si ce dernier ne connaissait rien à l’acupuncture. Ce type de luttes politiques constituait un grand défi : conserver les financements pour le programme, continuer de faire vivre le programme malgré les pressions de la police locale et de la police de l’hôpital qui essayaient continuellement de s’introduire dans le programme, car le Lincoln Detox était une espèce de sanctuaire où les toxicos pouvaient se rendre sans peur de la police. Après on a dû lutter avec l’hôpital pour obtenir des rations alimentaires pour les usagers du programme. Les gens venaient de la rue, ils n’avaient rien à manger et ils avaient besoin d’un traitement. On a lutté et on a fini par résoudre le problème.
On a aussi lutté pour développer nos compétences dans le domaine du traitement, de l’acupuncture et de la désintoxication. À l’époque où nous avons lancé le programme, il existait une forte tendance à promouvoir l’administration de méthadone au long cours comme modalité de traitement. La méthadone est une drogue terrible, développée par des scientifiques nazis afin de se fournir eux-mêmes en opiacés. Elle est hautement addictive et le sevrage est différent de celui de l’héroïne. Peu à peu on a développé un protocole pour se désintoxiquer de la méthadone. On pouvait désintoxiquer une personne de l’héroïne en dix jours et la laisser dans un bon état physique. Mais se sevrer de la méthadone exigeait plusieurs mois très douloureux, quelques fois trois ou quatre mois.
L’existence du programme était une épine dans le pied du gouvernement. Nous étions des révolutionnaires, des radicaux qui travaillaient et qui recrutaient des gens pour faire un travail que le gouvernement ne souhaitait pas voir se réaliser.
Un matin en 1979, on est venu travailler et l’hôpital Lincoln était encerclé par la police, qui contrôlait l’identité de toutes les personnes qui entraient. Ils avaient une liste de noms et l’accès du bâtiment était interdit aux membres des Young Lords, du Black Panther Party et de la Republic of New Africa, et à d’autres personnes ; s’ils tentaient d’entrer malgré tout, ils seraient arrêtés. Ils ont démantelé le programme.
Un des aspects qui les intéressait énormément était l’acupuncture, parce que c’était devenu une grosse source de revenus. Certaines personnes disent que le Lincoln Detox existe toujours, mais ce n’est pas vrai. Il existe une clinique d’acupuncture au sein du nouvel hôpital Lincoln, mais le programme a été démantelé.
La collaboration entre des groupes aussi différents que les Young Lords, le Black Panther Party, la Republic of New Africa et les communautés musulmanes a-t-elle été spontanée, automatique, ou le produit d’efforts plus délibérés ?
C’est une question complexe. D’un côté tu as le principe fondamental de l’unité et du respect, et de l’autre le fait que nous étions tous dans un processus d’apprentissage et de construction permanents. Ce n’est pas comme si un soir tu te couchais en étant un junkie et le lendemain matin tu étais devenu un révolutionnaire. Le développement et le changement sont un processus. Étant des produits de la société actuelle, nous ne sommes pas des exemples de la société que nous construisons pour l’avenir.
La collaboration et la solidarité étaient très importantes au Lincoln detox, et il y a eu de nombreuses luttes. On considérait le Black Panther Party comme l’avant-garde du mouvement révolutionnaire à cette époque, mais la réalité c’était que le Black Panther Party était en train de se désintégrer. Certains membres du Black Panther Party ou des Young Lords qui étaient extrêmement arrogants. On devait lutter contre cela et combattre ces penchants. On revenait toujours au principe consistant à se demander ce qui est le mieux pour le peuple. Les résultats étaient très positifs et nous avons appris énormément les uns des autres. En 1973, lorsque l’American Indian Movement a affronté le FBI à Wounded Knee, dans la réserve de Pine Ridge dans le Dakota du Sud, pour nous il n’y avait pas de doutes. Notre responsabilité immédiate était de les soutenir et de nous engager dans cette lutte. Nous avons développé une philosophie, une pratique qui nous a permis de faire ces choses.
Quelles leçons en avez-vous tirées qui pourraient aider à renforcer nos luttes aujourd’hui ?
J’ai l’impression que beaucoup de ce qui s’organise aujourd’hui dépend de subventions. On n’entend pas beaucoup parler d’initiatives indépendantes. Une des choses dans lesquelles le Lincoln Detox a été extrêmement impliqué a été le soutien aux frères prisonniers en rébellion durant la prise de la prison d’Attica en septembre 1971. On a fait plus de 20 événements de soutien en 15 jours, dans différentes parties de la ville de New York. Il n’y avait ni internet ni les portables, ni institutions pour financer les photocopieuses, ni de trucs comme ça. On se débrouillait pour écrire les tracts, on coupait et on collait les images, on faisait des pochoirs.
On a construit un mouvement et on a cherché des manières de le faire survivre sans avoir besoin des fonds du gouvernement. Personne ne pouvait nous dire ce que nous devions faire. Aujourd’hui, beaucoup des choses reposent sur les ressources des fondations, les gens se focalisent sur l’argent et ne mènent plus de campagnes politiques.
Bien qu’on ait obligé le gouvernement à souscrire à notre travail pendant des années, en fin de compte c’est lui qui avait le pouvoir et il a fini par prendre le dessus. Nous n’avions pas le pouvoir pour continuer dans cette institution. Si nous n’avions pas été dans leurs installations, auraient-ils pu nous faire fermer ? Je n’en sais rien, mais je crois que ça aurait été différent.
Nous devons reconnaître que nous ne pouvons pas avoir nos institutions au sein des institutions. Je veux dire que finalement on en est arrivé d’une manière ou d’une autre au point où le Lincoln Detox a abouti. Il faut que nous pensions à nos efforts à court mais aussi à long terme. Comment en finir avec les prisons sous le joug de l’impérialisme ? En en terminant avec l’impérialisme.
En attendant, on peut s’investir dans certaines luttes qui peuvent conduire à certaines réformes, et cela doit être étudié et discuté. On peut le voir depuis une perspective humaniste et voir que nous avons sauvé et transformé de nombreuses vies, des gens qui seraient morts à cause de l’héroïne. J’en fais partie, un parmi beaucoup d’autres. Beaucoup de gens ont contribué à ce progrès, mais lorsque le monde change, les obstacles changent aussi. Après l’héroïne est arrivé le crack. On n’a pas pu stopper le fléau de la drogue dans notre communauté.
Quels sont certains des héritages ou des effets à long terme du Lincoln Detox Center ?
En toute humilité, je ne crois pas que le nouvel hôpital Lincoln existerait sans notre travail. Sans les luttes que nous avons menées, le nouvel hôpital Lincoln n’aurait jamais été construit, parce que les intérêts politiques n’ont rien à voir avec ceux des gens de la communauté. On a dû lutter pour mettre les intérêts de la communauté au premier plan, et exiger la construction de l’hôpital.
Quand ils ont fermé l’ancien hôpital et qu’ils ont déménagé dans le nouveau, ils ont fait de la place pour tous les services, sauf pour le Lincoln Detox. Mais l’héritage du Lincoln Detox va bien plus loin. Si tu vas dans n’importe quel hôpital public de la ville de New York, tu peux voir la Déclaration des droits du patient collée au mur. Cela, c’est le résultat de la première occupation de l’Hôpital Lincoln. On s’est débrouillé pour qu’elle devienne une réalité au sein du Lincoln Detox.
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Pour en savoir plus sur l’histoire des Young Lords, consultez notre article à leur sujet. On lira avec plaisir la première monographie en français sur l’organisation : Young Lords. Histoire des Black Panthers latinos (1969-1976), parue aux éditions l’Échappée.
[1] Organisation nationaliste noire séparatiste, fondée en 1968.
[2] Les Brown Berets sont une organisation révolutionnaire chicana, apparue à la fin de l’année 1968 dans le sud-ouest des États-unis. Active encore aujourd’hui elle s’est principalement consacrée aux questions de lutte contre les violences policières et d’organisation des populations chicanas et mexicaines contre l’exploitation et les politiques racistes.
Interview traduite par les Éditions Premiers Matins de Novembre et le Collectif Angles Morts