Montréal Contre-information
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Nov 272025
 

De l’Organisation révolutionnaire anarchiste

« La carte du monde n’a que faire de frontières, les paysages de la pensée non plus. »

Murray Bookchin, La révolution à venir, 2002.

Les nationalismes sont en pleine essor partout autour du globe depuis les dernières années. Le soi-disant canada et le soi-disant québec n’y font pas exception, surtout depuis la décomplexion fasciste au sud de la frontière. Trente ans après le dernier référendum et une génération de décrépitude, l’incarnation québécoise du nationalisme sous la forme du projet indépendantiste reprend de l’ampleur. Les appels à l’indépendance du québec se multiplient et l’ampleur du phénomène chez les jeunes détone avec le ton vieillot des revendications. Le PQ, ressuscité après une période de coma végétatif, agit comme s’il avait déjà gagné les élections et les comités souverainistes sur les campus des cégeps et universités refoulent tellement ils sont populeux. La gauche radicale, elle, peine à rester à flot face aux tsunamis des attaques réactionnaires incessantes et n’attire plus que quelques centaines de badauds blasés dans ses manifs. À l’exception de quelques événements sporadiques ou quand des attaques particulièrement vicieuses de la part du pouvoir mobilisent encore, les jeunes semblent plus intéressées par un québec indépendant que par la révolution sociale.

Pourtant les nouveaux indépendantistes (hormis certains jeunes-vieux d’allégeance néonazie) sont intéressées par les questions d’inégalités sociales, solidaires du peuple palestinien, concernées par la catastrophe climatique, etc. Iels se situent en grande partie à la gauche du spectre politique. Mais iels préfèrent rejoindre les rangs d’organisations d’abord indépendantistes. Qu’iels voient l’indépendance du québec comme une fin en soi ou comme un moyen d’atteindre une société plus juste, iels font de cet enjeu leur implication principale.

Le titre de ce texte est volontairement polémique, pour attirer l’attention de celleux pour qui la réponse irait de soi. Nous n’avons pas la prétention de détenir LA clé du changement ni de mieux comprendre le sens de la vie que quiconque. Nous souhaitons seulement faire réfléchir à propos de l’engagement militant et du sens des priorités. Le texte se veut le plus exhaustif possible dans son analyse et tente d’approfondir l’argumentaire critique du nationalisme en général avant de l’appliquer à l’indépendantisme québécois. Ainsi nous espérons avoir un portrait le plus détaillé possible de ces enjeux, car ils méritent qu’on s’y attarde sérieusement. D’où l’ampleur qui pourrait paraître exagérée du présent texte. Nous en appelons à la patience et espérons que vous puissiez y trouver de quoi nourrir vos réflexions et votre pratique politiques.

On ne peut douter de la sincérité et de la conviction des indépendantistes. Nous souhaitons tout de même poser des questions, remettre en perspective et élargir le débat sur la question nationale. Ce texte s’adresse d’abord aux indépendantistes qui se disent de gauche et qui souhaitent un monde plus juste et plus libre. Qu’est-ce qui motive l’implication dans le projet souverainiste? Comment définir le nationalisme et quelle est sa place dans le discours indépendantiste? Peut-on explorer d’autres alternatives, d’autres points de vue sur la question? Pourquoi choisir de s’impliquer d’abord pour l’indépendance plutôt qu’une autre cause sociale?

Nous n’avons que faire des arguments libéraux du « camp du non ». Nous ne visons pas à convaincre que l’État actuel du canada serait plus souhaitable (ou moins pire) qu’un autre. Notre propos se situe au-delà de la dichotomie souverainiste/fédéraliste. Nous voulons démontrer que cette dichotomie est un faux dilemme, qu’il convient de recadrer autrement.

Après un survol historique et politique des concepts de nation et de nationalisme, nous les mettrons en lien avec leur utilisation dans le mouvement indépendantiste québécois, puis examinerons en quoi ces notions sont pernicieuses pour toute lutte de libération. Elles constituent non seulement une pente glissante vers les idéologies d’extrême-droite, mais un danger au sein même de la gauche indépendantiste, même dans ses variantes « civiques » et « progressistes ». Nous ferons ensuite une critique du projet de création d’un nouvel État que nous souhaitons insérer dans une critique plus large de l’État moderne en tant que tel.

S’il peut être utile de parler de libération nationale dans un contexte de colonialisme ou de domination étrangère, nous ne croyons pas que le cas du québec contemporain remplit ces conditions. Nous allons donc examiner en quoi il est erroné de parler du québec comme d’une « nation opprimée », contrairement aux nations autochtones qui se trouvent sur le même territoire. C’est à la question anticoloniale et plus généralement aux oppressions que nous consacrons la seconde moitié du présent texte.

Nous donnerons finalement des idées qui pourraient selon nous être plus porteuses de sens que le projet souverainiste en matière d’émancipation populaire. Loin d’avoir réponse à tout, nous voulons simplement élargir les imaginaires et les potentialités de libération collective.

Précisons au passage que nous avons utilisé la règle du « féminin l’emporte sur le masculin » dans la plupart des cas et que les noms propres sont souvent volontairement sans majuscule, dans le but explicite d’emmerder l’académie française.

Définition historique du concept de « nation »

You’ve gotta die,
gotta die,
gotta die for your government,
Die for your country, that’s shit.

Anti-flag, Die for the Government, 1996.

La nation est davantage une construction idéologique qu’une réalité concrète. Le concept de « nation » avec le sens que nous lui accolons de nos jours n’a pas toujours existé. Il date en fait de la fin du XVIIIe / début du XIXe siècle, moment de la naissance en europe des États modernes, coïncidant aussi avec la diffusion du capitalisme comme système économique dominant. Il s’agit d’une façon de concevoir les groupements humains qui « diffère en nombre, en étendue et en nature des communautés auxquelles les êtres humains se sont identifiés au fil de la quasi-totalité des temps historiques, et impose des exigences tout à fait différentes. » (E. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Gallimard, 1992, p. 91)

Une des raisons historiques avancées pour expliquer l’émergence de la nation en tant que catégorie politique est qu’à l’époque, les classes dirigeantes des États modernes naissants, devant justifier le caractère souvent aléatoire des frontières territoriales, ont eu besoin d’insuffler un sens commun aux différents regroupements de populations, souvent disparates, présents sur le territoire. Il leur faut fabriquer une unité factice pour se légitimer. C’est donc par le haut que la nation est imposée. C’est une façon pour les classes dominantes de faire accepter leurs intérêts comme l’intérêt de toustes. C’est ce qui explique que des millions de gens applaudissent leur équipe sportive nationale. C’est aussi pourquoi autant sont prêtes à sacrifier leur propre vie au nom de « l’intérêt national ».

Ainsi, la nation française est une pure abstraction qui rassemble (et homogénéise) des groupes ethnolinguistiques tout à fait distincts, qui n’avaient souvent même pas de langue ni de coutumes communes. Avec la centralisation des pouvoirs et le passage à la monarchie absolue vers la fin du XVIIe siècle, le gouvernement royal met graduellement en place tout un système de standardisation à travers le territoire, qui vise à unifier les populations présentes sous l’égide du roi. Mais ce n’est qu’après la Révolution que la nation, comme source légitime du pouvoir, prend réellement la forme qu’elle aura pour les États modernes subséquents.

La notion de nation n’a donc rien d’objectif et repose plutôt sur une construction sociale de narratifs historiques. Ernest Gellner affirme que « Le nationalisme n’est pas l’éveil à la conscience des nations; il invente les nations là où il n’en existe pas. » (E. Gellner, dans R. Keucheyan, Hémisphère gauche : une cartographie des nouvelles pensées critiques, 2010, p. 148) L’auteur Benedict Anderson parle quant à lui de la nation comme d’une communauté purement imaginaire.

Ce caractère imaginaire de la nation provient de récits historiques fantasmés ou de légendes qui sont élevées au rang de récit unitaire national. Les sciences humaines, et en particulier l’histoire, sont utilisées par les classes dominantes pour diffuser un narratif commun qui embellit les moments forts et cache souvent les parts sombres. L’héritage commun est ainsi formaté aux goûts et dans l’intérêt des classes dominantes, lorsqu’il n’est pas carrément fabriqué de toute pièce pour mieux s’insérer dans le récit national. Le nationalisme comme idéologie de la nation joue le rôle de ciment qui fait tenir ensemble des éléments qui autrement se disloqueraient.

La création de l’allemagne est un autre exemple parlant du caractère idéologiquement fabriqué de la définition d’une nation. Brièvement, au moment de formation de l’État allemand, les guerres intestines entre les différents royaumes ont vu émerger la prusse victorieuse, qui a pu imposer ses intérêts et sa vision dans la définition de ce qui constitue la nation allemande. L’empire austro-hongrois a donc été exclu de cette définition alors qu’une bonne partie de sa population partageait la langue germanique et des territoires limitrophes, alors que les bavarois et les alsaciennes en font partie. On compte donc aujourd’hui une « nation allemande » et une « nation autrichienne », mais ces deux entités sont davantage le produit d’accidents de l’histoire que de caractéristiques nationales communes. On aurait très bien pu voir un basculement dans une autre direction, ou la nation germanique être définie selon d’autres critères.

Pas de guerre entre les nations…

Le nationalisme est quant à lui généralement défini comme « un principe qui exige que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent. » (E. Gellner dans Hobsbawm, 1992, p. 26) C’est donc la volonté d’aligner nation et État dans un État-nation. Il nous semble donc légitime d’affirmer que le projet indépendantiste québécois est d’abord basé sur le nationalisme.

Mais revenons à l’Europe des XVIIIe / XIXe siècles. L’industrialisation de l’imprimerie et sa constitution en marché de l’imprimé favorisent l’essor du nationalisme. Elle stabilise et standardise la langue écrite; favorise la disparition des dialectes locaux au profit d’une langue nationale commune. L’essor du journalisme et de la littérature qu’a permis l’imprimerie contribue également à la diffusion du concept de nation comme tel, uniformisant les idées et la culture à travers les territoires. (B. Anderson, dans Keucheyan, 2010, p. 150-156)

Le nationalisme prend en charge à l’époque moderne une partie des fonctions autrefois dévolues à la religion. « Le nationalisme est un essentialisme qui transforme les nations en entités éternelles trouvant leur origine dans un passé immémorial et se projetant dans un avenir indéterminé. » (Keucheyan, 2010, p.152) Qu’une personne soit née dans telle région du monde ou telle nation est un pur hasard, mais le nationalisme permet à l’individu de s’inscrire dans une totalité qui le transcende. Il donne un sens à l’identité, qui peut alors devenir un outil pour légitimer la construction de l’État-nation. Nous y reviendrons plus loin.

Avec la Révolution française et le passage de la monarchie à la démocratie libérale, la classe au pouvoir ne peut plus utiliser seulement la « volonté du roi » ou « la volonté de dieu » pour justifier les actions de l’État. Le peuple devient un facteur à prendre en compte dans la prise de décision des dirigeants. (Hobsbawm, 1992, p. 154) L’intérêt national est alors invoqué pour donner une légitimité aux décisions politiques et aux guerres, comme l’étaient la religion ou le tribalisme à d’autres époques.

Le lien historique entre nationalisme, capitalisme et militarisme est sans équivoque. Les dirigeants des États modernes utilisent cette notion d’appartenance à la nation pour justifier les guerres impérialistes, « to turn the countryfolk into workers and soldiers, to turn the motherland into mines and factories… » (F. Perlman, The Continuing Appeal of Nationalism, 1984, p. 19) Pour reprendre nos exemples français et allemand, le revanchisme exercé par les deux nations l’une envers l’autre sont parmi les causes des deux grands conflits mondiaux du XXe siècles. La nation remplace donc la religion comme légitimation du pouvoir en place et moteur de la participation de la population aux guerres. C’est ainsi que napoléon envoie deux millions de personnes se faire massacrer durant ses campagnes impériales au nom de la « grandeur de la nation française ». 

Pas de paix entre les classes

Une conséquence du caractère « imaginé » de la nation est son caractère aléatoire. Le cas de la nation allemande que nous venons de décrire en est un exemple. Pourquoi ne parle-t-on pas de nation gaspésienne? La population de la péninsule a pourtant ses coutumes propres, son dialecte (probablement aussi loin du québécois parlé à drummondville que la langue écossaise l’est de l’anglais parlé à londres, et pourtant on reconnaît bien une légitimité au nationalisme écossais) et recouvre un territoire plus grand que l’arménie. Voir un prétexte de fierté dans un héritage culturel, génétique ou géographique est comparable à être fier d’avoir les cheveux blonds ou d’être né en 2004. Par ailleurs, les traits utilisés dans la création de la nation sont aussi aléatoires. Langue, religion, couleur de peau, territoire, un trait commun est utilisé pour constituer une nation seulement s’il est utile aux classes dominantes et écarté s’il ne l’est pas. (Perlman,1984, p. 13)

Est-ce qu’un pêcheur madelinot et une entrepreneure beauceronne ont plus en commun qu’une serveuse marocaine et un livreur uber de paris? Les quatre parlent le français, les quatre proviennent de cultures différentes, seulement trois d’entre elleux sont dans la classe populaire, deux sont des femmes, pourtant on voudrait reconnaître une filiation seulement entre les deux premiers, mais pas entre les autres. Le fait de partager une langue, le même territoire ou une histoire commune ne sont pas les seules choses qui puissent rassembler les individus. Pourquoi devrions-nous prioriser ces traits plutôt que l’appartenance socio-économique, l’expérience matérielle, l’identité de genre, l’opinion politique ou même l’appartenance à l’humanité tout entière? Tant qu’à choisir des traits aléatoires pour nous unifier, aussi bien en choisir qui sont réellement porteurs d’émancipation et de progrès social, plutôt que les baser sur des traditions rétrogrades ou ce que la classe dominante aura décidé pour nous.

À ce titre, toute indépendantiste s’accordera pour dire que la « nation canadienne » est un pur fantasme; les caractéristiques nationales étant si disparates qu’elles ne recoupent aucune réalité concrète. La propagande canadienne est tellement vulgaire que tout le monde voit au travers : il s’agit d’une identité construite de toute pièce pour asseoir la légitimité du projet colonial d’accaparement des ressources à travers un vaste territoire. « Si [le canada] n’existait pas, personne ne voudrait l’inventer. Rien de sa forme, de ses frontières, de ses symboles, ni de son esthétique ne s’impose comme une nécessité à l’esprit, sitôt qu’on l’imagine absent de son évolution historique. » (A. Deneault, Bande de colons : une mauvaise conscience de classe, 2020, p. 204) Nous ne faisons que pousser cette thèse à sa conclusion logique en affirmant qu’il en va de même pour la nation québécoise, comme pour toute autre nation par ailleurs. Nous reviendrons plus loin sur les cas où il peut être utile de parler de « nation » et de libération nationale pour évoquer la libération populaire, mais disons simplement ici que le référent à la nation n’est pas la meilleure façon de concevoir la communauté.

En se basant soit sur des caractéristiques essentialistes ou traditionalistes, le nationalisme peut difficilement être porteur de progrès social; il se situe plus souvent qu’autrement dans le camp du conservatisme. D’autant plus que la supposée fraternité entre concitoyennes est utilisée pour justifier les pires atrocités et exclure toute personne à l’extérieur comme à l’intérieur des frontières qui ne partage pas le critère unificateur aléatoire. Le nationalisme n’est pas qu’un attachement inoffensif à un passé folklorique partagé, il renferme des caractères exclusifs et rétrogrades, dont il faut absolument se départir si nous voulons progresser vers des sociétés plus justes et libres.

Le nationalisme comme exclusion de l’Autre

Louons le Seigneur
Cent piastres par semaine
Aimez-vous les uns su’es autres
Ma patrie ou une autre

Richard Desjardins, Charcoal, 1998.

Une autre caractéristique du concept de nation est son caractère restrictif. Peu importe le critère imaginé sur lequel la nation se base (langue, culture, religion, valeurs (whatever that means), couleur de peau, territoire), il y a des gens qui en seront exclus, car iels ne possèdent pas ce critère. « Nulle nation n’est – même potentiellement – coextensive à l’humanité entière. » (Keucheyan, 2010, p. 149) L’exclusion fait donc partie intégrante du processus de formation de la nation. La définition du « nous » implique la construction d’une altérité, qui devient le repoussoir de « notre » identité. Il n’y a qu’un pas entre l’apologie de la nation et la xénophobie, entre l’affirmation de la fierté nationale et le rejet de toute différence. S’appuyant sur les particularismes de la nation, en réalité, le nationalisme sépare plus qu’il ne rassemble.

Pour Rudolph Rocker, le nationalisme est un système de pouvoir, c’est-à-dire qu’il sépare les êtres en fonction de leur place entre les détenteurs de privilèges et celleux qui ne possèdent pas ces privilèges. (R. Rocker, Nationalisme et culture, 2008) Dans l’idéologie nationaliste, en faisant de la nation le point focal et la valeur politique suprême, on en vient à considérer les traits identitaires spécifiques qui la composent (traits qui sont rappelons-le sont historiquement contingents et non des essences immuables) comme des faits objectifs, comme les seuls modes de vie possibles ou valables. Sa propre nation devient le baromètre avec lequel on juge les autres. De ce fait les caractéristiques de sa propre nation en viennent à être considérées comme meilleures, voire supérieures à celles des autres nations. Le patriotisme, puis le chauvinisme ne sont que des formes de nationalisme poussé à l’extrême. Ils sont déjà contenus en germe dans sa logique même. (Hobsbawm, 1992, p. 168) En mettant constamment l’emphase sur l’importance de préserver « notre » nation contre « les autres », on en vient à la considérer comme supérieure à toutes les autres.

J’entends par nationalisme l’habitude de s’identifier à une seule nation, de la placer au-delà du bien et du mal et de ne reconnaître aucun autre devoir que celui de promouvoir les intérêts de celle-ci. […] Le nationalisme est une soif de pouvoir tempérée par l’aveuglement.

G. Orwell, Notes sur le nationalisme, 2005, p. 1.

Lorsque deux nations réclament le même territoire, on se retrouve dans une situation où la nation minoritaire est traitée comme une proie. (Perlman, 1984, p. 13) Si le nationalisme a bien rempli sa fonction d’exclusion et de déshumanisation de l’Autre, on se retrouve dans une situation génocidaire. Ce fut le cas en arménie, en bosnie, au rwanda… C’est actuellement le cas en palestine, au soudan et en chine, entre autres.

C’est aussi ce sentiment de supériorité qui est à l’origine du génocide autochtone en amérique. Ce sentiment n’a pas disparu avec la reconnaissance de droits et la « réconciliation ». On a qu’à constater les sursauts de racisme populaire dès qu’une nation autochtone tente d’affirmer sa souveraineté ancestrale sur son territoire pour s’en convaincre. Des émeutes blanches durant la crise d’oka aux nehirowisiw aski en 2025, le québec est raciste et n’accepte pas l’autodétermination des autres peuples que lui-même. Le nationalisme québécois ne permet pas l’affirmation de l’Autre sur son territoire. Nous y reviendrons plus loin.

Tokébakicitte!

Le nationalisme est une pente glissante vers la haine de l’autre. Comme mentionné plus haut, l’existence d’une identité culturelle dominante est essentielle à la création des États-nations et lui sert de légitimation pour son emprise territoriale. Ce fut le cas depuis le XIXe siècle et tout au long du XXe et rien ne laisse présager qu’il en serait autrement avec la création d’un État québécois. Après tout, pourquoi vouloir se séparer du canada, si ce n’est parce que les québécoises seraient « différentes » au point de mériter leur propre État. C’est le principal argument – historiquement et jusqu’à nos jours – qui est utilisé pour justifier la nécessité de la souveraineté : la culture dominante sur le territoire du québec est différente de la culture du reste du pays. Donc, pour conserver sa légitimité, le projet souverainiste doit constamment réaffirmer la supériorité numérique de l’identité nationale québécoise sur le territoire.

Toute personne qui est le moindrement différente de la culture dominante est alors suspecte. On accuse les immigrantes de tous les maux de la société où iels choisissent de s’établir. Selon l’obsession médiatique du moment iels seront soit responsables de la crise du logement, de voler des emplois, d’amener la criminalité, de tuer la langue française, de corrompre la jeunesse ou carrément d’être des violeurs. C’est cette rhétorique qui alimente les débats sur les « accommodements raisonnables », la « charte des valeurs » et la « laïcité ». C’est ce qui pousse legault à dire qu’ »au québec, c’est comme ça qu’on vit » (sous-entendu : si t’es pas content t’as juste à crisser ton camp). L’aspect contradictoire de baser une supposée laïcité de l’État sur des valeurs judéo-chrétiennes ne semble pas déranger ceux qui en chantent les louanges. En fait la laïcité, avec sa fixation sur le voile des femmes musulmanes, sert de prétexte à l’islamophobie plus qu’autre chose. L’intolérance n’est pas une exception, c’est la norme du nationalisme. Cette rhétorique, répétée en boucle par les possédants et les médias de masse, mène tout droit aux crimes haineux et au génocide.

Dans les discours d’extrême-droite inspirés du nationalisme, l’immigration étrangère est vue comme une dissolution de l’identité dominante – en d’autres termes une perte de pouvoir. La nation est vue comme une entité à somme nulle : il y a « nous » et il y a « les autres ». S’il y a plus des uns, les autres ont moins de poids. Avec l’immigration, la culture dominante est menacée de perdre sa supériorité numérique, donc sa place dominante, selon la thèse absurde du « grand remplacement ». On comprend alors pourquoi les discours anti-immigration sont si populaires auprès des nationalistes. Nous allons même plus loin en affirmant qu’ils sont la conséquence logique de l’idéologie souverainiste, qui, rappelons-le, doit constamment réaffirmer la supériorité numérique d’une identité québécoise distincte pour justifier sa pertinence.

Historiquement, la nation canadienne-française, avec les encouragements du clergé catholique local, a utilisé une stratégie nataliste pour conserver sa supériorité numérique face aux vagues d’immigrations qui ont eu lieu après la conquête britannique. C’est ce qu’on a appelé la « revanche des berceaux ». La famille traditionnelle est vue comme le pilier de la nation. On entend encore parfois dans la bouche des nationalistes qui rêvent la nuit d’une grande table entourée d’enfants, la nécessité de « faire des bébés (blancs) » pour assurer la survie de la nation. Cette stratégie nataliste fait reposer le sort de la nation sur la fécondité et sur la capacité des femmes d’avoir plusieurs enfants, les enfermant dans le rôle de mère au foyer. On conçoit le corps des femmes comme un simple outil de natalité à des fins nationalistes, ce qui est profondément misogyne et patriarcal.

L’extrême-droite nationaliste a une fascination pour le passé. Elle trouve que c’était donc bien mieux dans l’ancien temps de ton arrière-arrière-grand-père il a défriché la terre, et qu’il faudrait revenir à ce passé disparu pour nous sauver de périls moraux imaginaires. Elle veut ramener les bonne vieilles valeurs traditionnelles : l’ordre, le travail, la religion, la famille, la patrie. « Make america great again » en est l’incarnation états-unienne. Au québec, la rébellion des patriotes de 1837-1838 exerce une attraction quasi-mystique sur les nationalistes et fait partie du mythe fondateur de la nation. Le maître à penser de l’extrême-droite québécoise est lionel groulx, prêtre, historien et pourriture notoire, dont l’œuvre principale s’intitule « notre maître le passé ». Encore là, le pont entre un nationalisme qui exalte l’héritage commun et l’extrême-droite qui fantasme sur la grandeur d’un passé perdu est facile à franchir. Heureusement que dans’ vie certaines choses refusent de changer.

Avec des mots d’ordre tel « blood and soil » (littéralement « sang et sol »), qui réclame la suprématie d’une « race » supposément supérieure et sa pureté de sang sur un territoire, l’extrême-droite fasciste est une excroissance de l’idéologie nationaliste qui promeut l’unité de la nation basée sur des caractéristiques communes dans un territoire défini. Le « québécois de souche » est l’expression par excellence de cette primauté de l’origine, d’un ancêtre commun, dans l’identité queb. Loin de nous l’idée de dire que tout indépendantiste est nécessairement un suprématiste blanc, mais il est primordial que les indépendantistes progressistes soient conscientes de cette pente glissante afin de rester du bon côté de l’histoire.

La poutine identitaire

Le nationalisme, tout comme son incarnation dans l’indépendantisme québécois, se base sur l’aspect subjectif de l’identité. C’est pourquoi la charge émotive est si grande par rapport à cette question. On fait appel aux sentiments des individus, ce qui explique la prévalence d’une vision romantique de l’indépendance. Ça montre également pourquoi le populisme peut reprendre aussi facilement la thématique à son compte; ils parlent le même langage, tirent sur les mêmes cordes sensibles. En focalisant l’attention sur les différences culturelles ou ethniques, le nationalisme détourne le débat des inégalités économiques et des luttes de classe.

Le PQ, parti véhicule par excellence de l’indépendance, est aujourd’hui entré de plein fouet dans la logique de l’extrême-droite populiste : peur de l’immigration, création d’ennemis fantasmés, panique morale, peur de la perte d’identité. Ce n’est pas surprenant, compte tenu de ce que nous venons d’exposer. Mais les indépendantistes de gauche devraient se poser cette question : « Jusqu’où suis-je prêt à abandonner mes idéaux, à trahir mes principes pour faire avancer l’indépendance? » Le projet du PQ est aujourd’hui celui qui a le plus de chance de se réaliser. Est-ce que c’est le projet que nous voulons? La question se pose : si un troisième référendum se fait sous ces conditions, accepterons-nous l’inacceptable au nom de l’indépendance?

Si le projet de la souveraineté à déjà été porté par des groupes de gauche et d’extrême-gauche, force est de constater qu’il joue maintenant le jeu de la droite identitaire. L’époque du FLQ est révolue. Les sociaux-démocrates ont tellement voulu s’éloigner de son héritage, qu’ils ont, de rené lévesque à gabriel nadeau-dubois, penché de plus en plus à droite et les populistes d’extrême-droite ont achevé d’enterrer son cadavre refroidi.

Tant que l’indépendance du québec sera placée avant les autres considérations politiques, les mouvement oui québec, les front pour l’indépendance nationale, les société st-machin-chose et autres « mouvement pour la pureté français », et les nouvelle-alliance de ce monde se trouveront dans le même camp, peu importe les prises de position antifascistes ou antiracistes des premiers. Pour arriver à son but ultime, la gauche indépendantiste pragmatique devra faire des compromis avec des idéologies réactionnaires. C’est ce qui donna naissance au PQ et c’est ce qui explique, en partie, le virage populiste et centriste de QS. C’est aussi ce qui permet à des podcasts supposément de gauche d’inviter mathieu cock-bôté à vomir son discours haineux à leur micro sans y voir de contradiction. Ce faisant, les indépendantistes légitiment les discours des pires raclures d’extrême-droite sous prétexte que LA cause commune primordiale est l’indépendance et que cette cause est plus importante qu’un quelconque projet de société cohérent.

Tant que les indépendantistes de gauche ne placeront pas la lutte au capitalisme dans une perspective anti-autoritaire et pour la justice sociale et climatique DEVANT la cause nationale, ça donnera des appels à voter pour le moindre mal – ironiquement la même stratégie que tous les libéraux ont adoptée depuis 50 ans. Choisir le moindre mal c’est encore choisir le mal et c’est souvent soutenir le pire. Qui plus est, même si un parti indépendantiste prend le pouvoir, ça donnera encore, après les mesures antisyndicales de lévesque et le déficit zéro de bouchard, les politiques anti-immigration de piss-pipi ou l’à-plat-ventrisme de QS. Rien qu’un troisième référendum pourrait nous faire pardonner.

Après être passé par différents stades : un républicanisme libéral avec les rébellions des patriotes, un conservatisme ultramontain avec le chanoine groulx, un libéralisme petit-bourgeois durant la révolution tranquille, puis l’extrême-gauche felquiste, et enfin la souveraineté-association des péquistes, la nouvelle version en vogue du nationalisme québécois se dit de centre-gauche : c’est le nationalisme civique.

Il ne s’agit plus de revendiquer le pays sur des bases ethniques ou linguistiques, mais simplement juridiques et géographiques. Les raisons principales avancées pour obtenir l’indépendance sont passées d’une oppression économique et culturelle par la bourgeoisie anglaise à un manque de représentativité dans la constitution canadienne. Ce néonationalisme prône l’égalité devant la loi (les droits individuels), la tolérance (le pluralisme) et la liberté (au sens libéral du terme) comme fondements moraux. La cause de l’indépendance dépasserait maintenant les questions identitaires et serait plus inclusive de la diversité qui compose le québec. Tout le monde peut faire partie de la belle et grande nation québécoise! C’est sans doute la solution qu’ont trouvée les souverainistes progressistes pour se donner bonne conscience au lendemain de la déclaration « malheureuse » de parizeau sur « l’argent et le vote ethnique » lors de la deuxième défaite référendaire. Il représente la profonde déconnexion entre les idéaux humanistes et universalistes d’un mouvement qui se veut inclusif et l’état actuel – fermement campé à droite – du nationalisme au québec.

Cependant ce néonationalisme n’est pas moins pire que le nationalisme identitaire. Ses beaux atours ne nous font pas oublier les caractéristiques intrinsèques à tout nationalisme, qu’il soit identitaire ou civique. De la « revanche des berceaux » au primat de l’immigration blanche francophone, se trouve la même volonté de conserver une identité nationale commune. Les tentatives d’élargissement et d’inclusion dans cette identité commune restent largement problématiques. Si on ne considère plus seulement le lieu d’origine – la « souche » – dans la définition de qui est québécoise, les identités qui dévieraient trop de la norme – qu’elle soit morale, culturelle ou économique – sont toujours ostracisées.

Le pluralisme est une illusion du libéralisme qui prône l’intégration de la diversité plutôt que son exclusion sans remettre en question l’hégémonie culturelle et morale de l’identité dominante. Sous prétexte de reconnaître la diversité, on n’en garde que des aspects superficiels – ceux qui ne contreviennent pas trop à la culture dominante – et on continue à pousser le narratif national. La figure de la « néo-québécoise » ainsi créée sert à la fois de légitimation et de repoussoir. De plus, les prétendues valeurs d’égalité et de liberté cachent les dominations qui existent toujours dans nos sociétés; par exemple, il est faux de dire que les femmes et les gays ne sont plus sous l’emprise du patriarcat et de l’hétéronormativité,    on a qu’à penser à la culture du viol, aux féminicides, à la montée de l’intolérance pour s’en convaincre. Le nationalisme civique est profondément hypocrite, sinon dissonant. Il reconduit une dynamique de domination autant au niveau culturel, que politique, qu’économique. Il n’est qu’une forme libérale du souverainisme qui centre son projet social autour d’un nouvel État-supposément-providence et non d’une critique fondamentale du rapport identitaire à la nation, ni des rapports de pouvoir capitalistes et coloniaux.

Un pays : la solution à quoi exactement?

Tu veux bâtir des cités idéales,
Détruis d’abord les monstruosités.
Gouvernements, casernes, cathédrales,
Qui sont pour nous autant d’absurdités.

Charles d’Avray, Le Triomphe de l’Anarchie, 1912.

Ni dieu, ni maître chez nous

Le projet d’indépendance du québec veut la création d’un nouvel État-nation sur le territoire de l’actuelle province de québec. Cela pose plusieurs problèmes que nous tenterons d’exposer dans les prochaines lignes. Premièrement, la souveraineté du québec ne règlerait en soi aucun problème social. « Se donner un pays, c’est la meilleure façon de transformer la société », peut-on lire dans la plateforme 2022 de QS. L’indépendance n’est plus vue comme une fin en soi, elle est devenue un moyen d’arriver à une meilleure société. De tous les enjeux politiques, socio-économiques, écologiques qui affectent nos sociétés actuelles, des guerres impérialistes aux ravages du colonialisme, de la crise du logement à la montée de l’intolérance, en passant par la répression, l’aliénation et l’exploitation des travailleuses, celui de la souveraineté du québec est loin en bas de la liste des plus urgents. Aux progressistes qui font de la souveraineté du québec leur implication principale, nous demandons : pourquoi lutter pour l’indépendance si ce qui vous touche ce sont des enjeux sociaux? Le projet de la souveraineté ne fait que rajouter une étape de plus (une étape qui dure depuis 60 ans) à l’atteinte de vos objectifs. Et il est loin d’être garanti que les gouvernements de cette nouvelle république s’attaqueraient réellement aux problèmes sociaux. Nous avons même toutes les raisons de croire qu’il n’y changerait absolument rien. Il y a de meilleurs moyens (que de se donner un pays) pour arriver à vos fins.

La constitution des États modernes a pu se faire à partir d’une accumulation de pouvoir et de capital. Sous l’impulsion de la bourgeoisie, ils s’érigent en ensembles législatifs contrôlant de vastes territoires au moyen d’armées puissantes et de systèmes de lois légitimant la propriété privée, l’expropriation et l’exploitation des terres et l’accumulation de capital. Quand on parle de créer un pays, on parle de créer un État, lequel est inévitablement basé sur ces mêmes fondements politico-juridiques qui permettent depuis des siècles la domination d’un petit groupe sur l’ensemble de la société et de la nature. Nous voyons mal en quoi ce processus serait émancipateur.

Par ailleurs, l’évolution historique du capitalisme vers ce que nous connaissons aujourd’hui a rendu obsolète l’État-nation en tant que forme politique. Les compagnies multinationales sont devenues plus puissantes que les États et peuvent dicter les politiques nationales à leur guise. Sans parler des pressions exercées par les organisations internationales comme le fmi et l’omc pour s’assurer que le néolibéralisme prévale partout. Les empires néocoloniaux n’ont plus besoin d’envahir militairement les territoires pour en contrôler l’économie, les ressources et virtuellement toute la classe politique. Il est devenu cliché d’affirmer que le vrai pouvoir n’est plus au parlement, mais c’est tout à fait juste. L’indépendance politique du québec dans ce contexte ne s’attaque pas à l’enjeu de fond de la toute-puissance du capital sur nos vies. Elle ne ferait que peinturer une façade bleue à une maison possédée du sous-sol au grenier par des banquiers.

Qui plus est, la souveraineté du québec n’est pas un projet d’émancipation populaire, c’est un projet porté par les élites. Nous ne parlons pas des militantes de terrain qui portent le projet, mais de celleux à qui l’indépendance profiterait réellement. C’est cette classe de parasites capitalistes qui profitera le plus des opportunités politiques ouvertes par l’indépendance. C’est elle aussi qui veut capitaliser et obtenir une meilleure place sur les marchés mondiaux. Tout comme le colon était l’idiot utile du colonisateur en faisant siens les intérêts des dominants pour se placer au-dessus du colonisé, autant l’indépendantiste joue le jeu des classes possédantes en promouvant un projet qui ne changerait rien à sa condition d’assujettissement. (Sur les notions de colonisateur colon colonisé, voir Deneault, 2020, p. 69 et suivantes) Ce nationalisme petit-bourgeois ne fait que réaffirmer la violence du capitalisme et de la propriété privée. Il est contraire aux intérêts du plus grand nombre. Gageons que la disparition d’un palier gouvernemental sera aussitôt comblée par une hausse de l’impôt pour la population générale, mais des congés fiscaux aux entreprises et investisseurs pour « attirer les capitaux ».

En plaçant des maîtres bien de chez nous au sommet de l’État, un québec indépendant serait censé mieux représenter l’expression de la volonté nationale. Mais la composition de la classe politique ne changera pas du jour au lendemain après la victoire du oui. Ce seront les mêmes opportunistes, les mêmes populistes, les mêmes millionnaires capitalistes qu’aujourd’hui qui seront à la tête du nouvel État. Les orientations politiques seront encore décidées derrière les portes closes des grands clubs privés. Faire confiance à une élite, aussi locale soit-elle, pour gérer la destinée d’un pays revient à faire confiance au loup pour garder la bergerie. Devrait-on faire davantage confiance à un milliardaire s’il parle français que s’il parle anglais? Au contraire, nous affirmons que la nationalité de ceux qui nous dominent ne change rien au fait qu’ils nous dominent!

« Avant l’indépendance, le leader incarnait en général les aspirations du peuple : indépendance, libertés publiques, dignité nationale. Mais, au lendemain de l’indépendance, loin d’incarner concrètement les besoins du peuple, loin de se faire le promoteur de la dignité réelle du peuple, celle qui passe par le pain, la terre et la remise du pays entre les mains sacrées du peuple, le leader va révéler sa fonction intime : être le président général de la société de profiteurs impatients de jouir que constitue la bourgeoise nationale. »

F. Fanon, Les damnées de la terre, 2002, p. 161.

Ni patrie, ni État…

C’est la nature même de l’État moderne qui est en cause ici. Son fonctionnement, sa bureaucratie, la représentativité comme forme démocratique, sa nature autoritaire, ses liens intrinsèques avec le capitalisme. Les États – tous les États – sont des outils du maintien des systèmes d’oppression et d’exploitation. L’État-providence a tenté de patcher les trous laissés par le capitalisme sauvage, puis le néolibéralisme en a fait des tranchées infranchissables. Le fascisme – celui du passé comme celui que nous connaissons à l’heure actuelle – quant à lui, n’est pas une anomalie de l’histoire, mais la nature autoritaire de l’État porté à ses conclusions tragiques. Même avec les meilleures intentions du monde, un parti progressiste, de gauche ou de centre-gauche qui prendrait – très hypothétiquement – le pouvoir, ne parviendrait jamais à changer la nature profonde de l’État. Comme le dit Murray Bookchin : « Fonder un État c’est donner le pouvoir à un dispositif centralisé, professionnel et bureaucrate qui exercent un monopole social de la violence institutionnalisée, notamment sous la forme de la police et de l’armée. » (M. Bookchin, La révolution à venir, 2022, p. 172) Est-ce vraiment ce que nous voulons comme projet d’émancipation?

En respectant le cadre de la légalité bourgeoise, c’est-à-dire en vertu des lois votées par ceux dont il faudrait s’affranchir, le projet souverainiste se condamne à n’avoir aucun impact. Chercher une reconnaissance institutionnelle (ou constitutionnelle) dans l’ordre existant contribue à lui donner une légitimité. Il est illusoire de vouloir s’affranchir sans remettre en question les fondements de notre asservissement.

Autant la notion de nation déshumanise les individus en les classant selon des caractéristiques supposées communes, ce qui leur enlève toute individualité et les transforme en citoyens anonymes seulement partie d’une masse informe, autant l’État disempower les collectivités et étouffe l’entraide horizontale en centralisant les pouvoirs et la légitimité d’action. La démocratie telle que conçue par l’État moderne ne représente en rien les intérêts réels du peuple.

Pour Abdullah Ocalan, dans ses principes du confédéralisme démocratique, l’État est en fait un frein à l’émancipation nationale :

« Le droit à l’autodétermination des peuples comprend le droit à un État propre. La fondation d’un État ne permet cependant pas d’augmenter la liberté d’un peuple, et le système des Nations Unies, fondé sur les États-nations, a démontré son inefficacité. Les États-nations se sont ainsi mis à représenter de sérieux obstacles face aux évolutions sociales. »

A. Ocalan, Confédéralisme démocratique, 2011, p. 35.

Ni québec, ni canada!

Oui, mais ici on a de bonnes valeurs, on aura un État à l’écoute du peuple, progressiste et écologiste. Vraiment? D’abord, à voir de quel côté la population vote et les sondages d’opinion plus décourageants les uns que les autres, on est en droit de demander comment l’État québécois serait tout à coup plus à gauche qu’actuellement. Ensuite, l’État n’est pas le garant de la liberté, de l’égalité et de la justice sociale. Il n’y a aucune raison de croire qu’une nouvelle entité étatique, peu importe sa forme, sera plus encline à régler les problèmes sociaux que ne l’est l’État actuel. Ni les programmes politiques de tous les partis indépendantistes confondus, ni la supposée nature plus sociale-démocrate des québécoises, ni la bonne volonté de sa classe politique ne garantissent que ça se passerait ainsi. L’État sera toujours du côté des possédants et un État québécois n’y ferait pas exception.

Même la nationalisation, vue comme l’ultime reprise en main du peuple sur les ressources et l’économie du territoire, ne sert en réalité que les dominants. Les sociétés nationalisées restent des corporations capitalistes, s’inscrivent dans la concurrence internationale et doivent respecter l’impératif du profit. La nationalisation des terres lorsqu’elle est faite par un État colonial ou national signifie « user de la loi pour s’approprier des terres qu’il s’agira de rendre disponibles ensuite aux grands propriétaires privés. » (Deneault, 2020, p. 143) La nationalisation n’est pas non plus la réappropriation par le peuple, mais l’accaparement par la machine étatique. Ce serait différent si on parlait de collectivisation.

Les arguments économiques avancés en faveur de la souveraineté du québec nous paraissent les plus faibles et les moins porteurs de sens. Un palier d’imposition de moins, c’est un projet de société qui fait rêver ça? La péréquation canadienne est injuste et le québec devrait pouvoir décider de ce qu’il fait avec 100% de ses revenus? Soit, mais pour ça, il faudrait sortir du capitalisme. On nous répète que l’indépendance économique permettrait au québec d’enfin faire ce qu’il veut de « ses » richesses. À en croire les indépendantistes de gauche, il suffirait de devenir un pays pour se transformer en utopie socialiste. Comme si le désinvestissement des services publics et les politiques d’austérité néolibérale n’avaient pas été mis en place par chacun des gouvernements québécois successifs depuis celui du PQ de lucien bouchard. Comme si un gouvernement indépendant n’allait pas reproduire le modèle extractiviste qui transforme la nature en marchandise et reconduire les accords de libre marché qui détruisent les communautés locales. Comme si le fait d’être indépendant changerait quoi que ce soit dans le primat de l’économie capitaliste sur la politique.

On cite aussi souvent l’exemple de la catalogne comme un cas similaire au québec. La catalogne a une population majoritairement plus riche que le reste de l’espagne et veut se séparer pour des raisons principalement économiques, pour ne plus « subventionner » le reste du pays. Est-il émancipateur de vouloir se séparer pour ces raisons? Dans le même ordre d’idée, on peut se demander si l’autodétermination des albertains, qui souhaiteraient créer un nouvel État pétrolier pour s’affranchir économiquement du canada, est un projet de société acceptable. Les arguments économiques pour l’indépendance du québec naviguent dans les mêmes contradictions.

Quant à l’argument selon lequel « un palier de moins de gouvernement, c’est un pas de plus vers l’autogestion populaire », qu’en supprimant la donnée fédérale de l’équation on aurait un gouvernement de moins à abolir et donc que le renversement révolutionnaire serait plus facilement atteignable, il nous paraît tellement risible qu’il serait superflu d’y répondre sérieusement. Créer une nouvelle « légitimité nationale », de nouvelles frontières et la nécessité de les défendre avec une nouvelle armée, de nouveaux appareils coercitifs et de nouvelles infrastructures bureaucratiques ne nous rapproche pas de la libération sociale.

Finalement, nous devons noter que le concept même de souveraineté n’est pas exempt de problématiques. D’abord, il implique une notion de contrôle sur un territoire : est souverain celui qui contrôle le territoire, ses richesses, ses ressources et les populations qui y circulent. Cela implique aussi un contrôle des frontières, des entrées et des sorties du territoire, autant des biens que des humains. La souveraineté d’une nation‑État peut légitimer la domination d’une majorité sur les minorités internes (autochtones, anglophones, immigrantes, etc.) Enfin, on se demande qui au juste est souverain. Est-ce que c’est le peuple, le gouvernement, la république? Dans le cas des États-nations, ceux qui possèdent le pouvoir sont les vrais souverains, pas la population, qui n’a que très peu de choses à dire dans la gestion politique.

La réponse à la montée au pouvoir des nationalistes états-uniens et leur descente dans le fascisme n’est certainement pas de leur opposer un autre nationalisme. De même, remplacer un nationalisme canadien par un nationalisme québécois ne change fondamentalement rien. Nous devons dépasser les clivages nationaux, nous débarrasser de l’État, de ses frontières, de sa police et du capitalisme, ensuite on pourra parler de liberté et d’égalité.

Quel peuple opprimé?

Si c’est ça l’Québec moderne
Ben moi j’mets mon drapeau en berne
Et j’emmerde tous les bouffons qui nous gouvernent

Les Cowboys Fringuant, En berne, 2002.

Nous who?

On ne peut nier l’existence d’une nation québécoise (blanche et francophone) ni même l’héritage culturel commun de la majorité de sa population. Cependant on peut se questionner sur les critères d’admissibilité à la nation mise de l’avant par les souverainistes, même à gauche. Est-ce qu’il suffit d’être née sur le territoire (et les nouvelles arrivantes?), de parler le français (et toutes les non-francophones qui sont nées ici?), de partager « les valeurs » québécoises (l’égalité homme-femme (mais pas non-binaire, ni trans), la famille nucléaire, la propriété privée, les chars et le hockey, et what about tout le monde pour qui les valeurs de la modernité occidentale ne sont pas le pinacle de l’universalisme), ou simplement de vivre sur le territoire du québec (les acadiennes et les francophones hors québec elleux, ne méritent-elles pas l’autodétermination également?). Dans les propositions contemporaines de la souveraineté québécoise, les critères sont tellement flous qu’on en perd la pertinence même du projet. On veut faire l’indépendance, mais pourquoi et pour qui?

Rudolph Rocker voit le nationalisme et la culture comme deux pôles incompatibles : le premier cherche à figer, uniformiser et instrumentaliser la culture au service du pouvoir, tandis que la seconde est en constante évolution et le produit d’une liberté collective et spontanée. (Rocker, 2008) En d’autres termes, la culture populaire émerge naturellement du bas vers le haut, alors que le nationalisme tente d’imposer des traits culturels du haut vers le bas. Pour protéger l’héritage culturel d’un peuple, il convient donc d’en finir avec la stagnation et la standardisation nationaliste et de laisser libre cours aux mélanges d’influences, à la diversité, aux expérimentations et à la créativité. En rassemblant tout le monde selon des critères communs, qu’importe leur contenu, le nationalisme nivelle et efface également les différences dans d’autres aspects de l’identité. Et ce sont toujours les dominants qui décident quels sont les critères communs; l’universalisme c’est pour les hommes blancs. (G. S. Coulthard, Peau rouge, masques blancs, 2018)

Pourtant, de par sa nature limitée et exclusive, la nation a des intérêts spécifiques qui entrent forcément en contradiction avec ceux d’autres groupes, qu’ils soient ou non inclus sur papier dans la définition de la nation. Comme nous l’avons vu plus haut, le nationalisme nécessite l’exclusion d’un autre; aucune nation ne représente l’humanité tout entière. C’est ainsi qu’en définissant la nation par les traits de la majorité, on exclue nécessairement des communautés minoritaires. (B. Anderson, L’imaginaire national : Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, 2002, p. 18)

La société québécoise, comme la plupart des sociétés contemporaines, surtout en occident, est très hétérogène. Même en régime soi-disant démocratique, toutes les voix discordantes peinent à se faire entendre. Dans les conditions actuelles, ce sont les voix dominantes qui dictent le ton de toutes les autres; l’intérêt des dominants se fait passer pour l’intérêt national. La culture québécoise est hégémonique sur le territoire, contrairement à la culture acadienne sur son territoire, par exemple. Mais même si – comme semblent le prophétiser bien des indépendantistes de gauche – la nation québécoise était coextensive à l’ensemble de la population dans toute sa diversité, des groupes s’en trouveraient quand même exclus dans les faits, leurs intérêts n’étant pas recoupés par l’intérêt national dominant ou entrant en contradiction avec celui-ci. C’est entre autres le cas des nations autochtones sur le territoire du soi-disant québec. (Coulthard, 2018) Laissons de côté ces questions pour l’instant et revenons à l’identité québécoise.

Bonjour, Hi : le complexe de la perte d’identité queb

Les articles de nouvelles sensationnalistes et les éditoriaux toujours plus alarmants autour de la perte de vitesse du français à tiohtià:ke nous rappellent périodiquement la fragilité de l’égo québécois. Ça fait 60 ans qu’on nous ramène les mêmes histoires et les mêmes statistiques pour réaffirmer que la langue française serait sur le point de disparaître à tout jamais. Mommy mommy, please tell me once again qu’on est sur le point de périr, ça nous donnera une bonne raison de se rassembler autour d’une cause commune. Rien de mieux qu’un péril annoncé pour fouetter les troupes. Quand ce ne sont pas les anglais au pouvoir à Ottawa, ce sont les immigrantes sans le sou en quête d’une vie meilleure.

Si 250 ans de règne anglophone et de tentatives d’assimilation n’ont pas effacé le fait français en amérique, se pourrait-il que la panique des puristes de la langue soit légèrement exagérée? L’hybridation, l’échange, la créolisation sont le destin normal des langues vivantes. Toute langue se transforme et s’adapte en empruntant à d’autres. Il ne devrait pas y avoir de concurrence entre les langues – et donc entre les groupes sociaux qui les parlent – mais bien une collaboration! C’est bin chill d’emprunter à d’autres langues pour coconstruire une langue parlée et se faire comprendre; c’est le propre d’une langue vivante et en mouvement, c’est le propre de toute culture humaine. Bécosse, boucane et crissement sont une couple de mots qui font la particularité de la parlure queb. Wesh, flex et slay le sont tout autant. (À ce sujet, voir le tract des Linguistes atterrées :Le français va très bien, merci, Gallimard, 2023)

Il y a depuis longtemps au québec un sentiment permanent de persécution et d’insécurité par rapport au reste du canada, aux anglophones dans la province et au reste du monde. Tout ce qui n’est pas de souche est vu comme une menace. Le multiculturalisme canadien : une conspiration pour noyer le français! Les vagues d’immigration symptomatiques du capitalisme globalisé : des invasions barbares, de véritables périls civilisationnels! Une personnalité publique qui ne parle pas français : une tentative d’assimilation, Speak White! Les québécois seraient victimes de racisme, un peuple asservi et colonisé, le punching bag du canada, dont le sport national serait le quebec-bashing.

S’il pouvait y avoir une réelle distance raciale et de classe socio-économique entre canadiennes-françaises et anglophones de descendance britannique avant les années 1960, cette distance s’est depuis estompée. Nous avons assisté au développement de ce qu’on a appelé le « québec.inc« , le transfert des capitaux vers des poches francophones, l’élargissement d’une bourgeoisie locale et son enrichissement démesuré. Cependant, l’émergence d’une classe capitaliste québécoise n’a pas réglé les problèmes du capitalisme, elle les a envenimés. Bien que le niveau de vie de la majorité ait augmenté avec l’État-providence et malgré l’élargissement de la soi-disant classe moyenne, les inégalités économiques n’ont jamais été aussi flagrantes depuis la disparition du féodalisme. Pour nous, il s’agit de problèmes bien plus pressants à régler que la question de la souveraineté du québec – et qui ne se règleront pas avec celle-ci.

Il n’est certainement pas anodin que le chef de fil du quebec.inc, pierre karl péladeau, le PDG de la plus grosse entreprise médiatique au pays, ait ouvertement des allégeances souverainistes et ait même été – pour une misérable période de moins d’un an – le chef suprême du PQ. Le poids de la machine québécor à sans l’ombre d’un doute aidé au retour en force du nationalisme québécois dans la sphère publique ces dernières années. On oppose souvent PKP à son alter ego fédéraliste libéral paul desmarais, propriétaire de power corporation, qui possède entre autre le quotidien la presse. Mais nous avons de la difficultéà voir en quoi le premier serait mieux que l’autre; pourquoi en somme, ce serait moins pire de se faire donner un coup de matraque en français qu’un coup de bâton en anglais. PKP ne représente pas les intérêts des québécoises, il représente les intérêts des milliardaires.

Peu importe la définition qu’on lui donne aujourd’hui, le québec n’est plus un peuple opprimé, ni au plan économique, ni au plan racial, ni au plan culturel. Économiquement, il fait partie des pays dits « développés » et sa population est parmi les plus riches au monde. En tant qu’occidentale, même la classe prolétaire québécoise profite à certains égards des ravages engendrés par le système capitaliste mondial. (Voir J. Sakai, Settlers: The Mythology of the White Proletariat, 2014) Le québec, même en tant que province d’un plus vaste État, occupe une bonne place près du sommet sur l’échiquier économique mondial. La population du québec est aussi une population privilégiée au niveau social et culturel, si on la compare à d’autres dans le monde. Elle est majoritairement blanche, elle parle majoritairement le français, une langue coloniale. Est-ce que c’est ça qu’on veut mettre de l’avant dans l’affirmation identitaire de la nation?

De la sauce brune aux chemises brunes

Si l’on considère que le racisme anti-blanc n’existe pas dans nos sociétés basées sur la suprématie blanche, parce que structurellement, les blancs profitent toujours du système en place (C. W. Mills, The racial contract, 1997) alors peut-on parler de racisme anti-québécois? Bien sûr le racisme envers des populations aujourd’hui considérées comme blanches a déjà existé, par exemple avec les irlandaises et les immigrantes italiennes. Le processus de racialisation est une construction sociale qui catégorise des groupes sociaux en leur assignant une « race » et rend ainsi possibles l’exclusion et la domination sur la base de cette appartenance. Les populations issues de l’immigration irlandaise et italienne qui étaient racialisées à leur arrivée sont progressivement « devenues blanches » en amérique du nord, mais dans une certaine mesure, il existe encore des parties du monde où des personnes blanches sont marginalisées et discriminées. Ce n’est certainement plus le cas des québécoises dans l’état actuel de la fédération canadienne.

Nous laissons à d’autres le soin de décortiquer le caractère hautement problématique des revendications indépendantistes comme quoi les québécoises seraient des « N* blancs d’amérique », selon l’expression de pierre vallières et nous nous contenterons de dire que si l’appartenance à la nation canadienne-française, à la religion catholique, ou le fait de parler français en amérique du nord étaient jadis des facteurs de pauvreté, d’exclusion et de discrimination, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le racisme systémique présent dans les institutions québécoises témoigne du renversement du fardeau; de peuple opprimé, les québécoises sont passées au statut d’oppresseur.

Nous l’avons mentionné plus haut, la nation est une communauté imaginée qui tente de regrouper une masse d’individus selon des caractéristiques communes. Dans le cas où ces caractéristiques placent celleux qui les possèdent dans une position avantageuse dans les systèmes de domination, peut-on vraiment voir la lutte de libération nationale comme émancipatrice? Selon nous elle se rapproche davantage d’une lutte pour conserver le pouvoir et pour perpétuer les privilèges. Donc dans le camp conservateur, voire réactionnaire.

Grâce au développement économique de la société québécoise et au québec.inc, on est passé d’un complexe d’infériorité – ce syndrome du porteur d’eau né pour un petit pain – à la peur de l’immigration et au racisme systémique. On peut ainsi parler du nationalisme québécois actuel comme d’une forme de suprématisme blanc : être fier de sa nation, quand on est blanc et en position de domination, c’est du white pride et rien d’autre. Loin de nous l’idée de tomber dans le white guilt, mais tout comme il ne devrait y avoir de straight pride légitime, faire partie d’une identité nationale dominante ne devrait pas être une source de fierté outre la revendication d’appartenance. Il est normal d’être attaché à sa propre culture et là d’où l’on vient, mais quand le nationalisme s’en empare, ça devient obsessionnel et dogmatique; on mythifie son passé glorieux, on considère sa patrie comme meilleure que celle des autres, et ça, c’est hautement problématique. (Rocker, 2008)

La question anticoloniale

Di yaayam di baayam di léép
Loo xamné maanaam warnakaa
Mana doon adunabi yaye nii la taaroo

Les Colocs, Paysages, 2001.

Je me souviens, moi non plus

Les définitions générales du concept de nation et de l’idéologie nationaliste dont nous avons tracé en début de texte les grandes lignes s’appliquent évidemment à leurs équivalents canadiens et québécois. La fondation de la nation québécoise a passé par les mêmes étapes et nécessité la même vigueur dans la création d’un imaginaire commun. L’État fédéral canadien a élaboré une véritable réécriture de l’histoire pour arriver à la construction du récit national. (J. Green, Autodétermination, citoyenneté et fédéralisme : pour une relecture autochtone du palimpseste canadien, 2004, p. 9‑32) Mais l’État québécois, au moins depuis duplessis, a lui aussi grandement contribué à un sentiment national spécifiquement québécois. Cet imaginaire implique l’innocence des québécois face au génocide autochtone et le sentiment d’oppression historique face aux conquérants anglais. (J. Grandmont, L’innocence québécoise, 2023)

L’histoire qui est racontée aux enfants québécoises sur les origines de la nation est quelque peu romancée pour la faire coïncider avec le narratif national. L’arrivée des colons français en nouvelle-france a déstabilisé l’équilibre des pouvoirs dans la région. (Deneault, 2020, p. 39) Le mythe selon lequel les français étaient « plus gentils » avec les autochtones que les britanniques ne se fonde que sur le nombre de guerres et d’alliances politiques et non sur les relations qui avaient réellement lieu entre les deux peuples. Les colons français n’étaient pas moins racistes, n’ont pas moins contribué à l’extermination des autochtones, iels n’ont pas été moins complices des violences coloniales.

Également constituantes du narratif national québécois se trouvent les deux grandes défaites historiques : celle de l’armée coloniale française aux mains de l’armée anglaise sur les plaines d’abraham en 1759 et celle des rébellions patriotes de 1837-1838. Ces deux événements historiques sont racontés encore aujourd’hui comme des défaites du « nous » envers une puissance conquérante. Il s’agit encore là de mythes fondateurs pratiques pour illustrer la persécution et l’oppression de la nation québécoise face à l’envahisseur britannique. Non seulement le peuple canadien-français de l’époque n’a plus grand-chose à voir avec le peuple québécois d’aujourd’hui, mais le formuler en ces termes contribue à faire oublier que la france était aussi une puissance impériale envahissante sur ce territoire. Comme le dit Alain Deneault, le colon canadien-français « ne s’est pas, lui, fait voler un monde, il a plutôt été frustré de ne pas pouvoir créer le sien à la place du colonisateur. » (Deneault, 2020, p. 66)

Le mythe du vaillant pionnier qui défriche la terre, du bûcheron acharné à l’ouvrage ou celui du courageux coureur des bois qui explore le territoire, en sont d’autres exemples. Ils se fondent cependant sur une réalité historique : les colonisateurs se sont approprié et ont transformé le territoire aux fins de son exploitation, avec une idéologie basée sur la domination de la nature.

La constitution de la nation québécoise, comme celle de toutes les nations issues du colonialisme d’occupation, a nécessité une réorganisation et un peuplement intensif du territoire. Plusieurs vagues de colonisation « interne », blanche et francophone, ont lieu au courant du XIXe et début du XXe siècle, amenant les colons à s’établir dans l’arrière-pays et les régions plus éloignées du québec. Cette migration interne est vue comme une façon pour les canadiens-français de conserver leur langue et leur culture en s’éloignant de l’immigration anglophone qui s’installe dans les villes. C’est la continuité de la stratégie de la survivance basée sur l’enfantement massif, dont nous avons parlé plus haut. Les élites cléricales y jouent tout autant un rôle, en encourageant le développement de la nation par l’exploitation et la transformation des ressources naturelles présentes sur le territoire. (Grandmont, 2023, p. 21-24)

La dernière vague remonte d’ailleurs aux années 1920 en abitibi. Le gouvernement, avec l’aide du clergé, incite les québécoises à se rendre en masse dans ce territoire alors considéré comme « vierge » afin de le peupler de bons catholiques travaillant et le faire entrer dans la « civilisation ». Le boom minier et l’extractivisme débridé qui l’accompagne y sont bien sûr pour beaucoup dans cette colonisation. Les villes sont construites autour des mines et appartiennent aux minières, tout comme le sous-sol d’ailleurs. (Deneault, 2020, p. 136-137) Mais comme on le sait, les territoires n’étaient pas « vacants », la colonisation et l’extraction des ressources a impliqué l’assimilation et le déplacement des communautés autochtones présentes.

Charles W. Mills dans Le contrat racial, développe le concept de « l’ignorance blanche » : une façon de se dédouaner des atrocités qui ont permis à l’ordre actuel d’exister et d’invalider les oppressions qui en découlent. En s’appropriant le statut de « colonisé », en se mettant debout au devant de la scène, clamant son innocence et criant à sa propre persécution, l’indépendantiste québécois cache le vrai colonisé : l’autochtone. Passant sous silence l’appropriation, l’exploitation du territoire, l’assimilation et l’exclusion des communautés qui y vivent. 

L’histoire officielle passe aussi sous silence le racisme dont les communautés noires ont été victimes, (voir M. Aurélien & T. Rutland, Il fallait se défendre: l’histoire du premier gang de rue haïtien à Montréal, Mémoire d’encrier, 2023) l’antisémite et le racisme envers les communautés immigrantes qui ont pourtant contribué à bâtir le québec d’aujourd’hui, sans parler de l’islamophobie rampante dans la société québécoise depuis les dernières décennies. Le mythe de la nation québécoise accueillante et bienveillante doit être revu à la lumière de ces faits d’armes peu glorieux.

L’histoire coloniale n’est pas terminée, nous avons les deux pieds en plein dedans. Et si les québécoises ne jouent plus le rôle des colonisées depuis longtemps, iels jouent encore le rôle de colons. Iels jouissent des privilèges que leur accorde ce statut, peu importe leur bonne volonté. (A. Memmi, Portrait du Colonisé, 1957) L’ignorance blanche en construisant un narratif alternatif du passé permet de déculpabiliser le colon face à ses privilèges, de lui enlever la responsabilité et l’innocenter des crimes du colonialisme et du racisme, qui ont toujours court de nos jours.

Autre exemple du caractère colonial de la construction de la nation québécoise : la nationalisation de l’hydro-électricité est aujourd’hui considérée comme une étape déterminante dans l’acquisition du québec de sa conscience nationale, de son émancipation économique et de son affirmation politique – enfin maître chez nous! Comment ne pas y voir une invisibilisation des peuples autochtones quand on associe l’émancipation nationale à l’appropriation et l’exploitation du territoire qui était le leur? (Grandmont, 2023, p. 35-36) Les discours progressistes dépeignant hydro-québec comme une entreprise d’État écoresponsable, démocratique, économiquement profitable, appartenant à tout le monde, etc., occultent le caractère colonialiste de la nationalisation. On voit ici directement à l’oeuvre l’ignorance blanche dont nous parlions plus haut.

La nation québécoise contemporaine (jadis canadienne-française) est l’héritière du processus de colonisation dont nous venons de dresser le portrait. Au nom d’une stratégie de résistance et de survivance face à la conquête britannique, elle s’est accaparé les terres des peuples autochtones et les revendique comme sienne. Elle a naturalisé son occupation du territoire et invisibilisé les usages et les vies qui y avaient déjà cours. Mais contrairement à d’autres endroits dans le monde, comme l’algérie ou l’indochine, les peuples autochtones sur place avant l’arrivée des colons n’ont pas réussi à les expulser pour obtenir leur indépendance. Et c’est ironiquement à ces mouvements de décolonisation que se réfèrent les indépendantistes québécoises lorsqu’iels se cherchent des modèles de luttes de libérations nationales.

Les colons irrités

Les mouvements de libération nationaux ont connu deux grandes phases distinctes au cours de l’histoire. Un premier moment de lutte pour l’indépendance a lieu au début du XIXe siècle, surtout sur les continents américains, avec les précurseurs de la guerre d’indépendance états-unienne (1775-1783) et de la révolution haïtienne (1791-1804). Cette première phase est marquée par le retrait graduel des puissances européennes, mais ne signifie pas la fin du colonialisme. Les métropoles se tournent vers l’asie et l’afrique et enclenchent une deuxième vague de colonisation internationale. (R. Lughari, Histoire du colonialisme, 1964)

Le second moment est celui des luttes de libération nationale de ces plus jeunes colonies. Ces luttes mènent à des déclarations d’indépendance dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, mais connaissent une forte hausse durant les années 1950-1960 et jusqu’au tournant des années 1970. Elles sont souvent caractérisées par un soutien populaire massif et une résistance armée contre les puissances coloniales envahissantes. Ce sont les luttes de libération des pays dits du tiers-monde (on dirait aujourd’hui du sud global) et le mouvement anticolonial à proprement parler, dont un des moments forts est la conférence de bandung en 1955.

L’indépendantisme québécois des années 1960 est fortement influencé par ces mouvements et encore aujourd’hui on entend souvent la comparaison entre le québec et d’anciens États coloniaux. Mais le québec n’est ni l’algérie ni le vietnam. Le québec n’est pas non plus l’irlande et certainement pas la palestine. Le projet de la souveraineté du québec est différent des mouvements de libération anticoloniaux pour les raisons que nous avons exposées plus haut. Le nationalisme québécois est blanc et colonial – oui, même avec son branding woke – et la nation québécoise n’est pas une classe subalterne au sens où l’entendent les penseures des théories postcoloniales.

D’autre part, même lorsque la lutte pour l’indépendance nationale est légitime d’un point de vue anticolonial et anti-impérialiste, elle n’est pas garante en soi de changements sociaux positifs. La gauche et l’extrême-gauche occidentale de l’époque appuient presque inconditionnellement ces luttes, car l’importance stratégique qui leur est accordée – au nom de la lutte à l’impérialisme – dépasse les considérations sur leur contenu politique concret. Au-delà de la libération nationale, quels projets de société portent-elles, par quel type de régimes souhaitent telles remplacer les États coloniaux, quelles formes les structures des organisations qui mènent la lutte prennent-elles? Si des soulèvements populaires influencés par le socialisme participent à chasser les anciens régimes coloniaux, les nouveaux États nationaux qui les remplacent portent plus souvent qu’autrement le sceau de l’autoritarisme. (pas surprenant venant de partis communistes autoritaires direz-vous, certes.) La gauche radicale québécoise ne faisant pas exception, elle donne à l’époque son soutien indéfectible à des régimes autoritaires, comme ceux de mao, de castro, ou de kadhafi, au nom de l’anti-impérialisme. Pour les anarchistes cependant, cet appui est problématique. Fredy Perlman considère que le nationalisme n’est pas l’antidote à l’impérialisme, mais qu’il en est au contraire la cause. Remettant sur leurs pieds les mots du camarade lénine, le nationalisme est pour lui le stade suprême du capitalisme. (Perlman, 1984, p. 2-3)

Après l’indépendance, si ce n’est pas la gauche autoritaire qui prend le pouvoir, c’est la nouvelle élite nationale qui installe un régime néolibéral. La bourgeoisie locale s’approprie les postes de décisions et les leviers économiques, mais n’hésite pas à collaborer avec les multinationales étrangères et les gouvernements des anciens pouvoirs coloniaux pour s’en mettre plein les poches. L’anticolonialisme devient alors néocolonialisme; les peuples sont encore opprimés et exploités, l’indépendance n’ayant fait que rajouter l’intermédiaire d’une classe dirigeante locale. (Fanon, 2002, p. 151)

Citons encore Murray Bookchin, car il pose la problématique mieux que nous ne pourrions le faire :

« Présenté comme une libération nationale, le nationalisme engageait rarement de changements sociaux majeurs, ignorants même la nécessité de le faire. […] Pour nombre de luttes de libération nationale, la victoire n’a signifié que l’établissement d’un régime étatique indépendant, mais paradoxalement, tout aussi soumis aux forces du capitalisme international que l’étaient les vieux empires. »

Bookchin, 2022, p. 189 et 192.

Ces arguments rejoignent ceux mentionnés plus haut à propos de la forme que prendrait le nouveau régime national et nous rappellent la nécessité de ne pas placer la volonté de souveraineté devant la volonté de combattre les (autres) systèmes d’oppression.

« To value collective livingness, to touch and know life fully, to know life that is not in some way predicated on and subsidized by the suffering of another: I suspect that this is what liberation is. »

R. Maynard & L. B. Simpson, Rehearsals for Living, 2022, p. 250.

Land back tabarnak

Selon les critères que nous venons d’énoncer, le nationalisme autochtone est une lutte décoloniale légitime. L’affirmation de la souveraineté territoriale autochtone n’est évidemment pas une revendication coloniale. Le nationalisme afro-américain (Black nationalism) peut aussi l’être en ce qu’il revendique l’émancipation des noires en tant que peuple opprimé par le suprématisme blanc. On ne peut pas en dire autant du souverainisme québécois. Notons aussi que ces luttes ne sont pas orientées vers la création d’un État-nation et portent des conceptions différentes de la nation. C’est pourquoi on ne peut pas tracer de parallèle entre toutes les luttes de libération nationale. Un souverainisme québécois anticolonial est une contradiction dans les termes.

Pendant longtemps la politique canadienne (et québécoise) a été ouvertement assimilationniste. Aujourd’hui elle est officiellement dans la « réconciliation » et la « reconnaissance », mais dans les faits, sur le terrain, dans leurs expériences et leurs conditions matérielles d’existence, les peuples autochtones sont encore victimes du colonialisme. (Coulthard, 2018) Qu’une compagnie pétrolière bien de chez nous fasse une reconnaissance territoriale symbolique avant d’entreprendre ses activités de saccage du territoire ne change rien au fait qu’elle participe au néocolonialisme. Aucune bonne intention ni vœu pieux ne changera ce fait : nous sommes sur des terres volés

Les indépendantistes veulent un québec libre, mais libre de quoi? Pour qui? Le désir de posséder le territoire est profondément problématique et ancré dans une vision capitaliste, coloniale, patriarcale et dominatrice de la nature. On ne possède pas un territoire, on y vit. Les ressources qui s’y trouvent ne sont pas des possessions qu’on pourrait contrôler. Elles n’appartiennent à personne. Un québec réellement libre serait débarrassé des rapports de pouvoirs constitutifs de nos sociétés actuelles et sans une remise en question complète de ces rapports de pouvoir, on ne peut pas prétendre à la libération.

Il est essentiel de déboulonner un autre mythe tenace de l’identité québécoise : celui du métissage. Si le sang des premières nations et celui des colons se sont bel et bien mêlés durant la longue histoire des colonies en amérique du nord, spécialement au nord du canada dans ce qu’on appelle aujourd’hui le manitoba, il est faux de dire que toutes les québécoises ont un ancêtre autochtone, comme on l’entend parfois. Cette vision romancée du passé colonial sert aujourd’hui à justifier un racisme à peine déguisé et à affirmer qu’en fait les nations autochtones et la nation québécoise auraient plus en commun et donc des intérêts qui seraient compatibles. Nous voyons un lien de filiation direct entre ce mythe du métissage et la vision de la nation comme diverse et multiculturelle qu’ont de nos jours les nationalistes civiques. Sous prétexte de « parler au nom de tout le monde » la culture dominante impose ses intérêts, qui en réalité sont incompatibles avec ceux des groupes marginalisés. Le melting pot qu’on essaie de nous vendre recouvre mal l’héritage colonial, raciste et génocidaire encore présent au québec. Sans parler des « métis de l’est », cette nation créée de toute pièce par des blanches pour profiter des failles du système colonial en s’appropriant littéralement la culture et l’identité autochtone.

Le racisme systémique et le racisme ordinaire au québec ne disparaitront pas au lendemain d’une victoire du oui. Il faut d’abord lutter contre ces fléaux avant de pouvoir prétendre avoir un mouvement réellement porteur de liberté et d’égalité. La souveraineté ne peut être un projet d’émancipation populaire que si elle redonne la pleine souveraineté aux peuples d’origine de ce territoire, ce qui contredit sa raison d’être même. Soit on est souverainiste, soit on est anticolonialiste.

Interdépendance mutuelle et solidarité entre les peuples

Je n’aime pas le lys, je n’aime pas la croix
Une est pour les curés, et l’autre est pour les rois
Si j’aime ce pays, la terre qui m’a vu naître
Je ne veux pas de dieu, je ne veux pas de maître

Corrigan Fest, Je suis fils, 2007.

Précisons en terminant que nous ne sommes pas contre l’autodétermination des peuples, ni la libération nationale, ni la diversité culturelle, peu importe la nation en question. Au contraire, nous croyons qu’il est fondamental pour toute population de décider elle-même de son destin. Nous réaffirmons fermement le mot d’ordre « tout le pouvoir au peuple »! C’est pourquoi nous réitérons que ce n’est pas en passant par l’État qu’on atteindra la libération, c’est en abolissant les structures oppressives – dont l’État et le capital sont les plus prégnantes. De même, si nous n’avons pas la solution à la crise du sujet révolutionnaire que traverse la gauche depuis 50 ans – ce serait soit la classe, soit le peuple, soit l’individu lui-même, soit la multitude, ou d’autres variantes encore – nous pouvons sans hésitation affirmer que ce n’est certainement pas la nation, et surtout pas dans une nation occidentale privilégiée. Ce n’est pas dans la nationalité qu’il faut chercher la fierté et l’espoir nécessaire à notre affranchissement commun.

Précisons également que nous n’avons pas trouvé la recette magique pour régler tous les problèmes sociaux. Nous formulons humblement des critiques informées par une lecture historique et conjoncturelle, notre sens éthique et nos convictions politiques. Nous voulons ici donner quelques pistes de réflexion qui peuvent mener à l’action, mais nous n’avons pas la prétention d’indiquer la seule bonne voie à suivre. Si nous nous trouvons résolument dans le camp de celleux qui souhaitent voir un renversement total des systèmes de domination, nous pensons que toute action qui vise la libération collective, tout acte de résistance contre l’oppression, est justifiée.

***

Alors, l’indépendantisme peut-il être un projet de libération? Il est révélateur de constater que, sauf en de rares exceptions, les gauches, autant socialistes que sociales-démocrates ou anarchistes, considéraient le nationalisme et la question nationale comme des enjeux réactionnaires et ne s’y intéressait que très peu avant la deuxième moitié du XXe siècle. En effet, tout au long du XIXe siècle, le nationalisme reste majoritairement l’apanage des classes dirigeantes européennes et n’est mobilisé dans la population que dans une visée conservatrice ou réactionnaire. Ce n’est qu’après la deuxième guerre mondiale – apogée du nationalisme de droite s’il en est – avec les mouvements anticolonialistes et tiers-mondistes, que le nationalisme commence à être porté par la population dans un but émancipateur.

Pour qu’une lutte sociale soit progressiste et libératrice, il importe d’avoir un projet qui s’attaque aux sources des inégalités et améliore les conditions d’une population opprimée tout en ne reproduisant pas ces oppressions sur d’autres groupes. Le projet devrait aussi viser sinon l’abolition, du moins un affaiblissement des hiérarchies et viser la construction de relations plus horizontales, solidaires et dépourvues de rapport de pouvoir.

Il peut aussi être utile pour juger la légitimité d’une lutte, de regarder aux côtés de qui on s’engage et contre qui on combat. Est-ce que nos alliés sont des groupes autoritaires et intolérants? Est-ce qu’iels sont en position de force ou de vulnérabilité, opprimées ou dominantes dans les rapports sociaux? Sur quelles bases nous rassemblons-nous? Quelles sont les sources de conflictualités et d’antagonismes à l’origine de nos luttes? Qu’est-ce qui sépare le « nous » des « autres »?

La pertinence du projet d’indépendance du québec doit être jugée dans le contenu de ses propositions non seulement au plan politique, mais également au plan social, économique et éthique. Or, il ne contient pas de critique du mode de vie capitaliste, des rapports de pouvoirs ou des rapports de production et ne cherche pas à transformer radicalement la société. Viser l’émancipation d’un peuple sans contester les conditions et les structures qui ont créé son oppression ne peut que reproduire d’autres oppressions. La nation québécoise s’est construite sur l’appropriation et la destruction des habitats naturels, le génocide autochtone, l’exploitation capitaliste des travailleurs et sur une structure patriarcale de domination. Ces traits ne sont pas qu’historiques, ils sont toujours présents et constitutifs de la nation québécoise encore aujourd’hui. La libération sociale doit être au cœur du projet de libération nationale, sinon il n’est qu’un mouvement soit réactionnaire, soit inutile. Le mouvement indépendantiste doit non seulement en être conscient, mais se positionner explicitement et fermement pour l’abolition de ces structures de pouvoirs et renouveler constamment cette prise de position, s’il veut prétendre être encore dans le camp de la libération. Il doit être critique du nationalisme majoritaire qui puise dans les discours traditionalistes, xénophobes et anti-immigration, rejeter ces discours et replacer l’antagonisme de classe et l’opposition à toute forme d’oppression au cœur de sa lutte. Il doit être sans concession dans son positionnement éthique contre le racisme, le capitalisme, le patriarcat et la domination. 

Cela implique aussi non pas de nier le conflit, mais de définir différemment et consciencieusement nos ennemis. Un millionnaire de westmount n’est pas notre ennemi parce qu’il refuse de parler français ou de voter « oui » au référendum, il est notre ennemi parce qu’il participe activement à la reproduction de l’ordre établi et à la domination du capital sur tout ce qui existe. Plus encore, notre ennemi est le système lui-même et non quelques individus qui le représenteraient. Tant que ce système sera en place, nous ne pourrons être réellement libres.

Précisons aussi qu’en tant que blanches, colons, personnes privilégiées, il ne nous revient pas de décider la direction que prendrons les luttes de libération antiracistes et anticoloniales – tout comme il ne revient pas aux hommes cisgenres de décider la direction des luttes féministes ou queers. Il est cependant nécessaire d’abandonner la posture d’innocence qui nous déresponsabilise, de se positionner aux côté de nos adelphes en lutte et d’agir au mieux de nos capacités pour les soutenir face à l’oppression et la répression. La meilleure posture que nous pouvons adopter en tant que québécoises (qui plus est jeunes, blanches, de classe moyenne, etc.) est une posture d’humilité et d’écoute, mais également d’attaque et de mise en jeu directe de nos corps dans les luttes de libération. (Indigenous Action, Accomplices Not Allies: Abolishing the Ally Industrial Complex, 2014)

Les soulèvements zapatiste au chiapas et kurde au rojava sont des exemples contemporains de luttes de libération qui revendiquent à la fois la protection d’identités culturelles et l’autonomie collective en plus de la solidarité internationale, tout en adoptant des principes et des pratiques décentralisées, anti-autoritaires et horizontales ainsi qu’une remise en question radicale de l’État, du capitalisme, du colonialisme et des structures de domination. Ils offrent des modèles concrets de résistance qui vont bien au‑delà de la simple revendication d’un État‑nation. Une lutte de libération au québec pourrait s’en inspirer au niveau politique et tactique en établissant dès maintenant des structures de décisions alternatives, des assemblées populaires coordonnées entre elles au sein de fédérations autonomes ou des réseaux de coopération et d’entraide. Loin d’être des utopies irréalisables, ces objectifs sont atteignables si on s’organise collectivement. On ne devrait pas se limiter à l’indépendance politique comme horizon des possibles sous prétexte qu’elle serait plus pragmatique.

Le militantisme peut passer par tellement de chemins qu’il nous paraît dérisoire de ne s’intéresser qu’à l’indépendance nationale dans ses engagements politiques. Des groupes existent déjà à Montréal, qui luttent sur divers enjeux concrets, s’organisent de façon horizontale, portent en eux les germes d’une société meilleure et obtiennent des gains réels ici et maintenant. Pour n’en nommer que quelques-uns, le SLAM, le FLIP et Grève Tiohtià’ke, sur les enjeux du logement; le Pink Bloc, Front Rose et la FAGS, sur les enjeux queers; Rage Climatique, les Soulèvements du Fleuve et Justice Climatique Montréal autour de l’écologie; Désinvestir pour la Palestine, le PASC, Solidarité sans Frontières pour les enjeux de solidarité internationale, nommons aussi la CLAC, Montréal Anifasciste, l’IWW et bien sûr l’ORA. Cette liste est loin d’être exhaustive, mais démontre la pléthore de lieu d’organisation qui existe si l’envie de vous impliquer dans une cause sociale vous venait.

***

Le nationalisme a émergé au moment où le sentiment de communauté s’effritait, voir disparaissait complètement sous l’effet du capitalisme. C’est une réponse erronée à des problèmes de perte de sens bien réels. Nous devons nous efforcer de rebâtir ce sentiment de communauté, non pas en le basant sur la nation, mais sur des sentiments d’appartenance directement vécus par les êtres humains; au niveau de leur expérience quotidienne, de leur quartier, de leur travail, de leurs conditions matérielles partagées et à l’échelle humaine. L’implication politique dans un des groupes nommés précédemment peut remplir à la fois le besoin de faire sens dans le monde dégueulasse où nous vivons et le besoin de communauté. Nous devons également faire appel aux expériences universellement partagées par l’humanité : l’appartenance à une totalité, à l’espèce humaine toute entière, au règne du vivant, et le fait d’habiter sur une planète en pleine crise climatique.

L’identité nationale, qu’elle soit raciale, linguistique ou religieuse, est une conception politique qui a fait son temps. Si les revendications basées sur l’identité territoriale peuvent encore être porteuses d’émancipation, les identités nationales sont presque toujours mobilisées dans un but réactionnaire et appartiennent résolument à la droite, voire l’extrême-droite du spectre politique. Pour des gens qui veulent un changement social émancipateur, qu’ils soient révolutionnaires ou réformistes, l’identité nationale n’est peut-être pas la façon la plus pertinente de s’inscrire dans le champ politique au XXIe siècle. Voir le monde sous la lentille du nationalisme c’est évoquer des traditions comme vision de l’avenir. Nous nous devons de faire évoluer nos conceptions pour rendre le concept de nation, tout comme celui d’État, obsolète. Nous devons penser en termes d’humanité, en termes de vivant, en termes universels.

Nous appelons donc à penser et mettre en forme un mouvement qui dépasse le nationalisme. Cela pourrait passer par l’internationalisme, mais il importe de faire en sorte que celui-ci ne soit pas la standardisation de toutes les cultures ni l’hégémonie de l’une sur toutes les autres. Pour éviter l’homogénéisation culturelle, notre internationalisme doit être différent de celui du capitalisme globalisé. Nous devons célébrer les cultures et les traditions locales sans ostraciser les autres, célébrer les différences et la diversité tout autant que ce qui nous rassemble.

Une des tâches historiques de la gauche est de remettre de l’avant un imaginaire révolutionnaire alternatif, de remettre au goût du jour l’espoir d’un changement radical et d’un monde meilleur. L’indépendance répond à un besoin d’avoir un projet de société, mais reste cantonnée dans des conceptions politiques du passé. Nous pouvons faire tellement mieux qu’un « pays comme les autres ». Il nous faut proposer plus, avoir de meilleurs projets, des projets porteurs de sens qui imaginent plus large, voient plus grand. Il faut nous inscrire dans l’histoire et devenir réellement cocréatrices de notre avenir.

***

On pourrait développer un sens de la communauté qui part de plus près des groupements humains que l’échelle nationale et qui dépasse les caractéristiques exclusives de la nation pour atteindre un niveau global d’intégration. Chaque ville, chaque quartier, chaque rue, mérite d’être autonome dans ses prises de décisions en ce qui concerne l’organisation du travail, l’aménagement du territoire, la production et la distribution des biens, en somme tout ce qui implique du commun. Et en même temps interdépendantes et solidaires les unes des autres pour affronter les défis colossaux auxquels nous faisons face. Abandonnons la logique de souveraineté nationale au profit de structures horizontales et autogérées. Construisons des réseaux de solidarité qui transcendent les frontières ethniques et géographiques. Développons à la fois l’autonomie locale et la solidarité mondiale, en mettant de l’avant une éthique de la complémentarité.

Faisons en sorte que le « nous » ne soit plus exclusif, mais inclusif. L’épanouissement de l’humanité passe non pas par le repli sur soi, mais par le dépassement de la crise de l’identité. En dépassant la notion libérale d’inclusivité qui implique une récupération de tout ce qui pourrait être émancipateur dans les revendications pour les intégrer dans la logique d’État (et du pouvoir). Dépasser donc la représentativité pour en venir à une réelle démocratie qui serait participative et menée directement par les personnes concernées. Affronter le capitalisme directement, plutôt que de masquer ses contradictions derrière un nouveau drapeau. Des communautés fortes peuvent faire bloc pour empêcher les résurgences du pouvoir de reprendre racines. Elles sont le rempart qui nous sépare du fascisme.

La constitution de ce « nous » radicalement inclusif, subversif pour l’ordre établi et porteur de potentialités réellement émancipatrices, ne passe pas par la création d’un nouvel État. Nous devons abolir l’État, pas en créer de nouveaux; nous devons abattre les frontières, pas en rajouter de nouvelles. Nous devons dépasser la citoyenneté et la représentation électorale pour s’approcher d’un rapport d’appartenance au monde non médié par des institutions. Un rapport direct avec la nature et la production des biens essentiels à notre survie et notre épanouissement individuel et collectif. Il nous faut des formes politiques qui répondent réellement aux besoins, aux désirs et aux aspirations de toustes. Interdépendance est peut-être le mot d’ordre qui doit remplacer indépendance, dans un monde où nous devons collaborer et nous entraider pour sortir du trou béant dans lequel nous nous enfonçons.

Faque c’est pas mal ça qui est ça.

Bibliographie sélective

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