Au moment où se dessine la sortie de la crise sanitaire, la levée progressive des mesures d’exception et le proverbial « retour à la normale[i] », les bilans s’imposent. Du point de vue de la pratique antifasciste, le phénomène ayant le plus retenu notre attention au cours de la pandémie, et plus particulièrement à partir de l’été 2020, a été la convergence de certains éléments de l’extrême droite québécoise avec des individus liés aux courants de « santé alternative » et divers adeptes de théories du complot pour former le curieux mouvement d’opposition aux mesures sanitaires.
Ce phénomène inédit a soulevé un certain nombre de questions stratégiques. Devait-on confronter directement ce mouvement dans la rue, comme nous l’avions fait dans les années précédentes avec le mouvement national-populiste, et ce, en dépit des enjeux sanitaires? Devait-on plutôt l’ignorer complètement ou contribuer modestement à en limiter l’influence en participant à la vigilance « anti-conspis » sur les médias sociaux? Ou aurions-nous dû plutôt (devrions-nous aujourd’hui) nous adresser directement à ce mouvement sur la base d’une relative sympathie pour l’hostilité qu’il exprime à l’égard des autorités et des institutions? Si oui, par quels moyens et, surtout, à quelle fin?
Sinon, et de toute manière, quelles devraient être les orientations et priorités du milieu antifasciste montréalais et québécois dans les mois et années à venir, compte tenu du rôle qu’a joué l’extrême droite dans la mouvance anti-sanitaire et celui qu’elle pourrait encore jouer dans ses possibles reconfigurations? Selon toute vraisemblance, la majeure partie de la base du mouvement anti-sanitaire rentrera sagement à la maison avec la levée des mesures d’exception; mais une autre partie poursuivra sans soute son engagement dans la « complosphère », laquelle est directement sous l’influence de l’extrême droite. Alors que faire?
Ce texte tente d’apporter quelques éléments de réflexion, tout en réaffirmant la nécessité pour la gauche radicale de redoubler d’effort, comme le font déjà certains groupes, pour organiser un mouvement populaire sur ses propres bases, à distance des dérives réactionnaires et sans tomber dans le piège du populisme.
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La spirale descendante du complotisme anti-sanitaire
La pandémie de COVID-19 a créé tout un lot de nouvelles difficultés, en plus d’exacerber des défis existants.
On le sait, la crise pandémique s’est avérée un contexte particulièrement favorable à la diffusion de nombreuses théories du complot et, plus généralement, de la mentalité complotiste. Mentalité qui constitue en retour un terreau propice à l’enracinement de l’extrême droite. L’un des nouveaux défis auxquels la gauche radicale/antifasciste a été confrontée au cours de la dernière année a été de trouver les moyens de renverser, ou à tout le moins de freiner l’expansion de cette mouvance complotiste anti-sanitaire[ii].
Déjà, pour parler en notre propre nom, le collectif Montréal Antifasciste a décidé assez tôt dans la pandémie de renoncer à certaines des tactiques employées au cours des dernières années dans la lutte contre les groupes xénophobes et islamophobes, dont principalement l’organisation de contre-manifestations, par souci de ne pas contribuer à la propagation du virus et à une potentielle aggravation de la crise sanitaire. On n’a qu’à s’imaginer un scénario de « lutte à trois fronts » entre les antifascistes, les anti-sanitaires et la police pour redouter les possibles complications. Nous croyons encore que c’était la meilleure chose à faire dans les circonstances[iii], et doutons par ailleurs que de telles mobilisations auraient attiré assez de contre-manifestant·e·s pour faire contrepoids. La phase actuelle de la pandémie nous amène toutefois à reconsidérer ce choix tactique, car il faudra bien tôt ou tard briser le cercle vicieux de l’inaction et du constat d’échec.
Un autre élément problématique tient à la composition hétérogène du mouvement d’opposition aux mesures sanitaires. Bien qu’à ses débuts, au printemps/été 2020, l’embryon de ce mouvement était manifestement mené par des personnages liés aux groupes xénophobes et islamophobes actifs dans la période 2016-2019 (La Meute, Storm Alliance, Citoyens au Pouvoir, Vague bleue, etc.), ceux-ci n’en avaient pas le monopole. On retrouvait aussi parmi les leaders (et jusqu’à ce jour) des individus associés à la mouvance dite de « santé alternative », comme Mel Goyer ou Amélie Paul. Nous avons d’ailleurs été parmi les premiers à sonner l’alerte en constatant cette convergence inédite de certains gourous de l’extrême droite populiste avec des hippies alternatifs généralement considéré·e·s plutôt à gauche, ou du moins « apolitiques ». À ce noyau dur initial est venu se greffer toute une constellation de personnes sensibles aux explications complotistes, certain·e·s provenant de la « fachosphère » des dernières années, et d’autres dont le scepticisme à l’égard de la pandémie s’est transformé en hostilité ouverte envers (toutes) les mesures sanitaires au fur et à mesure que la crise s’aggravait et perdurait. Même s’il est impossible de quantifier le poids et la portée de chacune de ces catégories au sein de l’ensemble (et il faut de toute façon tenir pour acquis que ces facteurs fluctuent), l’opposition aux mesures sanitaires comporte aujourd’hui bon nombre de personnes qui sont tout simplement hostiles à l’égard de ce que les figures d’autorité, y compris les scientifiques et les journalistes, leur demandent de croire.
Une multitude de pages et de groupes ont ainsi été créés sur Facebook et d’autres plateformes, où l’influence de gourous complotistes comme Alexis Cossette-Trudel s’est étendue, tandis que d’autres opportunistes profitaient de cet élan pour créer des vaches à lait et tirer avantage du mouvement naissant (dont Stéphane Blais, du parti marginal Citoyens au pouvoir, et sa Fondation pour la défense des droits et des libertés du peuple).
À partir de là, à la faveur du désœuvrement d’une grande partie de la population, le mouvement a grandi exponentiellement, et un grand nombre d’influenceurs et d’influenceuses se sont démarqué·e·s sur les médias sociaux en charriant de nombreuses théories du complot toutes plus invraisemblables les unes que les autres, intégrant notamment les prémisses grotesques du mouvement QAnon, lequel sévissait déjà depuis 2017. Les anti-sanitaires, sous le leadership d’individus comme Stéphane Blais, Mel Goyer, Dan Pilon, Mario Roy ou Steeve « l’Artiss » Charland et ses « Farfadaas », et profitant de l’amplification du signal par d’autres « personnalités » des médias sociaux, ont organisé des dizaines de manifestations dans plusieurs localités de la province, ce qui a progressivement rehaussé leur profil et gonflé leurs rangs.
Un autre tournant au Québec a été l’imposition du couvre-feu en janvier 2021, qui a été considéré par plusieurs comme un coup de force illégitime et injustifiable de la part du gouvernement et a entraîné dans le mouvement d’opposition aux mesures sanitaires des segments de la population qui n’y étaient pas particulièrement sensibles jusque-là. (La gauche radicale s’y est elle aussi opposée dès le début en organisant quelques manifestations à Montréal sous la bannière du groupe ad hoc « Pas de solution policière à la crise sanitaire »). Une autre action notable est la quasi-émeute qui s’est produite le 11 avril 2021 dans le Vieux-Port de Montréal, dont tout porte à croire qu’elle a été le fruit d’une mobilisation spontanée sur les médias sociaux prisés des jeunes adultes; la présence d’éléments d’extrême droite dans la foule, dont les agitateurs de Rebel News, mène toutefois certain·e·s à croire que celle-ci n’était peut-être pas complètement étrangère à cette mobilisation. Il est possible que nous n’ayons jamais une réponse définitive à cette interrogation.
Et tout ça a culminé avec la manifestation anti-sanitaire du 1er mai 2021, intitulée « Québec Debout! », en périphérie du Stade olympique et de l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, à Montréal. On estime à 25 000 personnes le nombre de participants et de participantes à cette manifestation organisée explicitement « contre les mesures sanitaires » et implicitement (par le choix du lieu) contre la campagne de vaccination en cours. Les organisateurs de l’événement, dont les comptables Samuel Grenier et Dan Pilon, ont ainsi réussi à attirer, en plus du noyau dur de complotistes (anti-masques, anti-confinement, anti-vaccins, etc.) et certains politiciens opportunistes comme Maxime Bernier, un grand nombre de jeunes et de familles exaspéré·e·s par la pandémie, les mesures d’exception et les restrictions sanitaires. Plusieurs y étaient pour protester contre l’imposition du masque aux enfants, d’autres pour réclamer la réouverture des commerces non essentiels, d’autres encore pour dénoncer la prolongation du couvre-feu. Se mêlaient ainsi aux « coucous » hurlant contre toute logique au « fascisme » et à la « dictature sanitaire » un nombre important de personnes irritées appelant de leurs vœux un « retour à la normale ».
Il serait donc un peu trompeur d’assimiler l’ensemble du mouvement anti-sanitaire (tel qu’il se présente au printemps 2021) à l’extrême droite, bien que celle-ci y ait exercé depuis le début une très grande influence, notamment par l’intermédiaire de projets de désinformation comme Radio-Québec de Cossette-Trudel, le Stu-Dio d’André Pitre, la plateforme d’extrême droite Nomos.Tv d’Alexandre Cormier-Denis, et sous l’ascendant de figures comme Steeve Charland et Mario Roy. On peut toutefois affirmer sans grand risque de se tromper que la très grande majorité, voire la quasi-totalité, des participants et participantes à la manifestation anti-sanitaire du 1er mai (à moins d’avoir vécu sous une roche depuis un an!) devait quand même savoir assez bien dans quel genre de galère iels étaient allé·e·s s’embarquer là. Du moins, les centaines de pancartes aux discours complotistes hallucinés, de drapeaux « Trump 2020 », de références à QAnon et de vociférateurs « anti-toute » (sic) auraient dû leur mettre la puce à l’oreille.
Deux constats s’imposent ainsi d’emblée. D’abord, malgré la composition hétérogène de la foule anti-sanitaire et les degrés variables d’adhésion aux théories complotistes les plus grotesques, iels ont clairement pour dénominateur commun de faire passer leur confort individuel, sous la forme d’un « retour à la normale » qui leur sied particulièrement, avant l’intérêt commun défini beaucoup plus largement, intérêt qui exige évidemment d’importants sacrifices individuels. Les anti-sanitaires, qu’iels soient complotistes ou non, n’éprouvent aucun scrupule à manifester publiquement leur mécontentement personnel, quitte à voir la crise s’aggraver et/ou se prolonger pour d’autres, au prix de vies perdues ou abîmées et en dépit du stress accru imposé aux systèmes de soins.
Deuxièmement, si les participants et participantes à ces manifestations ne sont pas tout·e·s assimilables à l’extrême droite, il est évident que ça ne les dérange pas trop, voire pas du tout, de se retrouver côte à côte avec elle dans une cause commune, puisque la démonstration a été amplement faite de l’influence qu’exerce cette dernière sur le mouvement complotiste/anti-sanitaire.
Voilà un aperçu du bordel dans lequel nous nous sommes retrouvé·e·s au printemps 2021.
L’approche « anti-conspis » et ses angles morts
Parallèlement et en réaction au mouvement complotiste anti-sanitaire, un certain nombre de projets de vigilance se sont mis en place dans les médias sociaux pour documenter son développement et tenter d’y opposer une résistance dans l’espace numérique. Les Illuminés du Québec, l’Observatoire des délires conspirationnistes, Ménage du dimanche et le blogueur Xavier Camus ont tous à leur façon, souvent avec dérision, parfois avec le plus grand sérieux, cherché à marginaliser et contrer l’influence des discours complotistes sur les médias sociaux. Le collectif Montréal Antifasciste a quant à lui modestement contribué à ce contre-mouvement en soulignant à plusieurs reprises les liens confirmés entre le complotisme anti-sanitaire « Made in Québec » et l’extrême droite. Ces projets, dont nous avons au cours de la dernière année souligné le caractère parfois salutaire (et très souvent divertissant), ne sont toutefois pas sans comporter certains angles morts[iv], dont le principal est peut-être, à notre avis, la tendance à minimiser l’importance, voire la légitimité, de la méfiance et de l’hostilité affichée par une partie non négligeable de la population à l’égard des autorités et des « institutions » qui s’arrogent le pouvoir sur nos vies.
Comme nous l’avons déjà écrit, le hic avec la plupart des théories du complot n’est pas tant qu’elles se fondent sur la méfiance d’une partie de la population à l’égard des élites politiques, économiques et scientifiques, mais qu’elles décodent mal ou partiellement la nature du pouvoir et tendent à proposer des solutions simplistes à des problèmes complexes. Cette compréhension mauvaise ou partielle et la confusion qu’elle génère deviennent ensuite un terreau où l’extrême droite peut implanter ses propres théories toxiques sur le cours de l’histoire et l’exercice du pouvoir, ce qui sert en retour ses efforts de recrutement.
Comme nous avons écrit dans notre article Complotisme et extrême droite : une longue histoire d’amour (paru dans l’Idiot utile – automne 2020) :
« Si la plupart des idées que véhiculent les complotistes peuvent paraître irrationnelles, le fait de croire en l’existence de complots n’est pas irrationnel en soi. Au sens strict, le terme de complot désigne une entente secrète entre personnes et, par extension, l’action concertée de plusieurs personnes contre quelque chose ou quelqu’un. Nous sommes tous et toutes soumis·e·s aux conditions structurelles de la société de classes, où les intérêts respectifs de chaque classe entrent perpétuellement en conflit et où la classe dominante, par définition, agit continuellement “de manière concertée” pour préserver ses intérêts. Ainsi, les dominants complotent pour assurer la reproduction de l’ordre social et de leurs privilèges. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les théories complotistes jouissent souvent d’un écho favorable au sein des populations opprimées (classes ou nations) et qu’elles sont parfois employées pour créer des ponts entre la droite et la gauche. Elles ont le mérite de poser, implicitement ou explicitement, la question du pouvoir (qui le détient “réellement”?) et de son exercice. Elles expriment aussi des soupçons à l’égard des vérités officielles de l’État et peuvent, ainsi, contribuer à une certaine vigilance populaire et démocratique. »
De la même manière, l’on peut assez facilement concevoir d’autres raisons pour s’opposer aux mesures sanitaires qu’une adhésion aux prémisses politiques de l’extrême droite ou aux délires de QAnon. Autant la pandémie que les mesures d’exception (comme tout le reste dans notre société de classes) ont touché de manière disproportionnée celles et ceux qui subissent déjà différentes formes d’oppression, en particulier la classe ouvrière et les plus pauvres, dont au premier titre les segments racisés ou autrement marginalisés. C’est quelque chose comme la quintessence de la cruauté capitaliste que de forcer certaines personnes à travailler dans des épiceries, des entrepôts et des usines de transformation alimentaire, pour ensuite les menacer de les mettre à l’amende si elles osent sortir de chez elles pour prendre l’air après 20 h. L’obligation de rester confiné chez soi n’a pas le même impact si le foyer en question comporte un balcon ou une cour arrière, ou si c’est un petit appartement partagé avec des gens avec lesquels on ne s’accorde pas toujours.
Les contours tacites de la « reproduction sociale » et la valeur cachée qu’elle génère apparaissent un peu plus clairement lorsque les écoles doivent rouvrir pour y entreposer les enfants afin de forcer leurs parents à retourner au turbin, sans rien dire des enseignantes et des enseignants qu’on a obligé·e·s à retourner en classe (dont plusieurs avaient des conditions préexistantes les exposant à de graves complications si par malheur iels contractaient la maladie…).
Il est maintenant bien connu que la pandémie a permis à la classe milliardaire de s’enrichir encore, tandis que l’effondrement économique mondial a précipité plus de 100 millions de personnes dans la pauvreté extrême (surtout dans les pays du Sud) et provoqué d’importantes dislocations économiques dans les pays du Nord. On apprenait aussi récemment que la campagne accélérée de vaccination mondiale a fait de nombreux nouveaux milliardaires, ce qui a de quoi alimenter d’autant plus le cynisme à l’égard de l’industrie pharmaceutique.
Sur le plan politique, à l’évidence, le ton paternaliste de François Legault et de ses lieutenants rassure une grande partie de la population. Mais il en irrite en même temps une proportion non négligeable, qui n’a pu s’empêcher de constater au fil des mois la multiplication des décisions catastrophiques, des bévues petites et grandes, du manque flagrant de transparence, des valses-hésitations, des tâtonnements et des tergiversations coûteuses, dont le spin cynique n’est jamais parvenu à dissiper parfaitement le soupçon que ce gouvernement n’est en réalité qu’un ramassis d’imposteurs. Quoi qu’il en soit, au-delà des mesures distribuées aléatoirement et souvent sans aucune logique apparente, et au-delà des hypothèses complotistes sur les motivations malveillantes, en définitive, la seule constante observable dans la gestion de crise caquiste est la volonté inébranlable de faire passer l’économie avant toute autre considération.
Pour la majeure partie, les politicien-ne-s qui composent la classe dirigeante mentent régulièrement comme des arracheurs de dents, avec grande énergie en période électorale, et trahissent leurs promesses à la première occasion; changent de parti au gré des saisons et imposent aujourd’hui des programmes qu’ils dénonçaient encore hier; sont très souvent malhonnêtes et mal intentionnés; et même lorsqu’ils sont motivés par les meilleures intentions, les rouages antisociaux de la politique bourgeoise les conduisent tôt ou tard à nuire à l’intérêt public d’une manière ou d’une autre.
Au vu des programmes antisociaux qu’ils mettent en vigueur et de leur hypocrisie chronique, il n’est donc pas étonnant qu’on se méfie des politiciens, qu’on les juge sévèrement et qu’on les soupçonne de « comploter » contre l’intérêt commun. Peut-on pour autant raisonnablement conclure, comme le font les négationnistes de la COVID, que tous les politiciens et tous les gouvernements de tous les pays du monde ont mis de côté leurs antagonismes complexes pour se liguer secrètement dans la mise en scène d’une pandémie mondiale imaginaire? Bien sûr que non. On a beau trouver François Legault et Justin Trudeau[v] manipulateurs, hypocrites et incompétents, on ne nous fera pas croire qu’ils ne prennent pas la pandémie de COVID-19 au sérieux et ne sont pas convaincus de faire le nécessaire pour l’endiguer.
Pour résumer, s’il y à un complot à reprocher à la classe politique, c’est l’accord général qui tient au consensus néolibéral et la volonté de se prêter aux pires bassesses pour protéger coûte que coûte l’économie et le système capitaliste.
On pourrait aussi longuement parler de l’infantilisation de la population par les autorités de la Santé publique, de la complicité active et de l’indignation sélective des grands médias d’information, de la gestion policière et de la répression de la dissidence, des déséquilibres internationaux dans la distribution des vaccins, et de bien d’autres aspects de la gestion de crise prêtant le flanc aux critiques radicales.
Il y a donc un très grand nombre de raisons légitimes pour se montrer hostile au mode de gestion capitaliste de la pandémie, autant de raisons que l’on peut très bien comprendre sur le plan humain et qui s’alignent même parfois avec nos propres valeurs et la manière dont nous faisons l’expérience de cette société. Il est ainsi d’autant plus frappant que le mouvement d’opposition aux mesures sanitaires, globalement, n’a jamais vraiment mis de l’avant ces aspects clés de la pandémie, ni le fait qu’elle est gérée par la vraie classe dirigeante aux dépens de celles et ceux qui subissent concrètement les diktats du capitalisme, mais s’est au contraire ancré dans une idéologie implicitement procapitaliste de liberté individuelle et d’insouciance à l’égard du bien-être d’autrui, agrémentée d’histoires croustillantes de micropuces 5G et de réseaux pédosatanistes basés dans des sous-sols de pizzeria.
On se retrouve donc devant un problème épineux. Faute de pouvoir rattraper les conspis pur·e·s et dur·e·s (jusqu’à ce que la vie, avec un peu de chance, les ramène à la réalité), comment réussir à freiner la progression du complotisme parmi ceux et celles qui s’en rapprochent et/ou sont susceptibles d’y succomber? Plus particulièrement, du point de vue de la gauche radicale et antifasciste, comment faire en sorte que ces personnes n’entrent pas dans la sphère d’influence de l’extrême droite? Et finalement, y a-t-il dans cette mouvance des individus qui seraient ouverts à une critique du capitalisme, du racisme, du patriarcat et du colonialisme?
Il faut se rendre à l’évidence : l’approche consistant à ridiculiser systématiquement les complotistes, souvent en résumant le phénomène à ses expressions les plus grotesques, n’a pas permis d’en stopper la progression. Tout au plus, il se peut qu’en alimentant une espèce de polarisation, elle ait contribué à marginaliser la « complosphère », et ce faisant, à en limiter la progression. Impossible de le dire avec certitude, mais il est certain que la gauche radicale, qui n’aspire pas seulement à endiguer la fuite vers le complotisme d’extrême droite, mais aussi à faire valoir la justesse de ses propres options, ne peut plus se contenter de jouer à la meme game, de relayer ad nauseam les mêmes âneries complotistes en ricanant et de réitérer éternellement dans sa propre chambre d’échos le caractère loufoque des covidiots.
Il est impératif que nous trouvions ensemble le moyen de sortir de cette dynamique circulaire.
Comment sortir de l’impasse?
Dans les jours et les semaines qui ont précédé la manifestation anti-sanitaire du 1er mai, et compte tenu de la charge symbolique qu’une telle manifestation revêtait à Montréal lors de la Journée internationale des travailleurs et travailleuses, différentes perspectives se sont confrontées au sein de la gauche antifasciste quant aux meilleures approches à adopter dans les circonstances. L’option générale de provoquer un affrontement ayant été vite écartée pour des raisons évidentes, plusieurs questions restaient sans réponses, et grosso modo, trois écoles de pensée se confrontaient :
- Le phénomène d’opposition aux mesures sanitaires est un authentique mouvement populaire organique et il serait une erreur de s’en distancer complètement et de l’abandonner à l’influence de l’extrême droite; il faut opérer une distinction entre les leaders louches et/ou proches de l’extrême droite, d’une part, et la base du mouvement, d’autre part, qui n’est pas foncièrement d’extrême droite; serait-il possible de manœuvrer de l’intérieur pour séparer la base du leadership? ;
- La distinction doit plutôt/surtout s’opérer entre un noyau dur complotiste (jugé irrécupérable dans l’immédiat) et certains segments de population récemment attirés par l’opposition aux mesures sanitaires sans pour autant être sensibles à l’extrême droite, en prenant pour exemple les jeunes qui se sont mobilisée·s contre le couvre-feu le 11 avril dernier et/ou qui sont hostiles à la police; nos manœuvres ne devraient-elles pas plutôt viser à détourner ces derniers du mouvement complotiste plus large, notamment par des opérations d’éducation populaire ciblées? ;
- Le mouvement d’opposition aux mesures sanitaires (tel qu’il s’est présenté le 1er mai) attire toute sorte de personnes issues de différents milieux, mais il faut reconnaître qu’en s’y joignant, ces personnes ont toutes en commun de faire plus ou moins passer a priori leur intérêt personnel avant l’intérêt commun; il faut aussi reconnaître que ces personnes, dans toute leur diversité et malgré leur adhésion variable aux dérives complotistes, forment encore une minorité au sein de la population québécoise; conséquemment, est-il vraiment utile de s’adresser à ce mouvement précisément, et ne vaudrait-il pas mieux orienter nos efforts ailleurs, que ce soit plus largement ou de manière ciblée?
Cette conversation nous semble aussi pertinente qu’opportune. Sans prétendre formuler une synthèse définitive, il nous paraît important d’y contribuer de manière critique, minimalement pour dépasser ce qui se présente comme une contradiction entre une « ligne dure » consistant à rester à pleine distance du mouvement anti-sanitaire/complotiste, et une ligne plus « populiste » consistant à s’en rapprocher dans l’espoir d’en détourner une partie, quitte à mettre pour un temps en veilleuse certains principes politiques fondamentaux.
Éviter les écueils du populisme/opportunisme
Cette dernière approche s’inscrit dans une certaine tradition persistante au sein de la gauche, une tradition qui a pourtant souvent abouti sur des comportements opportunistes.
Par « opportunisme », nous entendons le fait de sacrifier les intérêts essentiels de notre mouvement, c’est-à-dire nos principes politiques, pour faire des gains rapides ou gagner la faveur de certains segments de la population. Bien que l’opportunisme puisse se produire de manière organique (par exemple, lorsqu’un mouvement n’a pas le courage de confronter sa base et d’énoncer des vérités dures à entendre), il peut aussi survenir lorsque nous construisons une image idéalisée de certaines personnes avec lesquelles nous n’avons pas de liens étroits et dont nous croyons qu’elles possèdent des qualités qui manquent dans nos propres rangs (elles seraient plus importantes, plus « authentiques », etc.), et que si nous ne nous associons pas à elles ou à leurs luttes, nous risquons de « passer à côté de quelque chose ». L’on combine ainsi un manque de confiance en nos propres traditions à une sorte de pulsion parasitaire pour compenser nos faiblesses en nous attachant à d’autres dont nous tenons pour acquis qu’iels nous rendront plus fort·e·s ou plus pertinent·e·s (sans que nous ayons à faire nous-mêmes le travail).
La gauche a une longue histoire de flirt avec l’opportunisme, qui remonte notamment au soutien qu’ont apporté des sociaux-démocrates du monde entier à « leur » bourgeoisie lors de la Première Guerre mondiale. En Amérique du Nord, l’opportunisme s’est principalement manifesté par une opposition parfois anémique de la gauche au suprémacisme blanc et au colonialisme, par crainte de s’aliéner les majorités blanches. Au Québec, l’exemple classique est celui de certains individus et groupuscules d’extrême gauche qui ont essayé de s’agripper au mouvement nationaliste, non pas par conviction que l’indépendance du Québec entraînerait l’avènement d’une société meilleure (ce qui est un phénomène distinct), mais dans le but de recruter dans les rangs nationalistes. L’opportunisme s’est aussi parfois manifesté dans le fait d’édulcorer certaines positions considérées impopulaires parmi la majorité (blanche), comme d’atténuer les positions antiracistes lors de la première « crise des accommodements raisonnables », ou d’émousser de manière analogue l’opposition à l’islamophobie dans les années depuis.
Le bilan est clair : dans aucune de ces situations, le refus de certains éléments de la gauche de « céder du terrain » n’a réellement affaibli la droite. Au contraire, si le rapprochement entre une partie de la gauche et de la droite a eu un effet, c’est principalement d’avoir contribué à légitimer le discours de la droite.
Il y a une très grande différence entre le fait d’adopter une position politique partagée par une section de la droite parce qu’elle nous semble correcte selon nos propres critères, et le fait d’entrer dans un mouvement dominé par la droite parce que nous espérons en récupérer la base ou parce que ce mouvement semble populaire auprès « des masses ». L’approche consistant à se joindre à des mouvements de droite ou « mixtes » dans l’espoir de se « faire de nouveaux amis » ou de ne pas « céder du terrain » n’a rien de nouveau. Elle a en fait été essayée très souvent, et toujours à notre détriment.
En tant que gauche anticapitaliste, antipatriarcale et anticolonialiste, notre objectif principal est-il de convaincre la base complotiste (ou même quelque segment de cette base mixte dont on considère pour une raison ou une autre qu’il serait réceptif à nos positions), ou de faire valoir plus largement et plus efficacement nos propositions bien au-delà de cette base, sans compromettre nos fondamentaux?
Il va de soi que le dialogue et l’arrimage avec différents segments de la population engagent notre capacité à prendre efficacement contact avec ceux-ci. Mais dans les circonstances actuelles, une telle démarche ne peut et ne doit pas se limiter à la périphérie du mouvement complotiste.
Tout d’abord, si nous admettons que le mouvement anti-sanitaire n’est pas uniformément acquis aux théories complotistes, nous croyons qu’il est largement illusoire (du moins dans un horizon rapproché) d’espérer convaincre les conspis pur·e·s et dur·e·s au moyen d’arguments rationnels et de faits étayés. Cet enjeu relève de la psychologie et dépasse nos compétences, mais même s’il n’est pas catégoriquement impossible de ramener un·e conspi à la raison, force est de constater après un an de ce régime que la plupart des tentatives en ce sens entraînent généralement tout le monde dans une spirale descendante. La « déprogrammation » de ceux et celles qui sont profondément enfoncé·e·s dans cet espace mental demande une dépense d’énergie colossale, et ce, sans aucune garantie de réussite. Nous croyons donc que, pour l’instant, cette énergie serait mieux investie ailleurs.
Pour ce qui est d’attirer certaines des personnes qui gravitent actuellement autour du mouvement d’opposition aux mesures sanitaires sans pour autant avoir tout à fait succombé au complotisme pur et dur, il importe de noter que ça n’est pas « tout ou rien ». Il n’est pas question de choisir entre se joindre au mouvement, d’une part, ou laisser tout l’espace à la droite, d’autre part. Dans la mesure où nous sommes actif·ves sur le terrain social, non seulement en tant qu’antifascistes, mais en tant qu’anarchistes, communistes, féministes, etc., nous sommes susceptibles de côtoyer ces personnes ailleurs, comme à des audiences du Tribunal administratif du logement, sur des lignes de piquetage, à différentes manifestations contre la brutalité policière ou contre le programme néolibéral de coupures et de dévastation environnementale, ou tout simplement dans nos milieux de travail, dans les écoles où l’on étudie et dans les quartiers où l’on habite.
Si l’on s’en tient au cadre strict des mobilisations anti-sanitaires, il ne faut pas perdre de vue que le principe fondamental qui fédère ces personnes et motive leur participation est la « liberté individuelle », soit leur liberté de ne pas porter de masque, de ne pas respecter la distance minimale prescrite, de socialiser et de consommer comme d’habitude en dépit des risques que cela comporte pour la santé publique.
Encore une fois, le « peuple », peu importe la définition qu’on en donne, n’est pas automatiquement réceptif aux principes de solidarité sociale. Pour transformer les mentalités, il n’y a pas de formule magique ou de raccourcis auxquels nous n’avions pas pensé jusqu’ici. Ça n’est que par un long et patient travail politique mené dans la collectivité, les communautés, les milieux de travail et d’étude, les milieux culturels et de vie que les principes de solidarité peuvent s’ancrer et former le socle des mondes auxquels nous aspirons. C’est un travail qui a été entamé bien avant nous et qui n’a pas de fin, toujours à développer, souvent à recommencer, un travail que nous sommes nombreux et nombreuses à mener sur différents fronts, tant bien que mal, et que la pandémie nous a conduits dans bien des cas à ralentir, mais que nous devons absolument reprendre à plein régime dès que possible. Non seulement pour contrer l’influence toxique du complotisme, mais aussi simplement pour espérer traverser les prochaines crises qui s’annoncent.
Les gens peuvent changer de positions politiques très rapidement. C’est en période de crise politique que ces changements se produisent à grande échelle, et historiquement, ça n’est que dans de tels contextes que des changements fondamentaux sont susceptibles de se produire. Bien que nous ne soyons pas en mesure de déclencher une telle crise par nous-mêmes, nous croyons que nous avons un rôle important à jouer avant et pendant de telles périodes. Dans les situations où les gens s’ouvrent à de nouvelles idées qu’elles auraient rejetées auparavant, les choses peuvent changer rapidement, que ce soit vers la gauche ou vers la droite, généralement avec des moments de polarisation intense souvent marqués par une grande confusion. Ça n’est certainement pas le temps de participer à cette confusion en édulcorant nos positions politiques et en nous joignant à des mobilisations dominées par la droite pour « être là où se trouve l’action ». Nous nous trouvons effectivement dans une période de crises en cascade (économique, climatique, sanitaire, etc.) et il y aura donc en masse « d’action » à différents carrefours, venant de nombreuses communautés différentes. Tout en restant ouvert·e·s aux transfuges venu·e·s de l’autre côté, notre priorité devrait être de consolider nos liens avec les communautés et les luttes qui affirment et aiguisent nos positions politiques, qui confrontent les systèmes d’oppression et qui ouvrent la voie vers un avenir émancipateur, antiraciste, antipatriarcal, anticolonial et anticapitaliste.
Viser la construction d’un mouvement populaire sur nos propres bases
Notre défi est donc, non pas de grappiller des appuis du côté de la base populaire complotiste ou anti-sanitaire, mais de constituer un autre pôle d’attraction, de construire une alternative populaire autonome, sur nos propres bases, qui soit aussi attrayante dans sa forme que dans son contenu.
C’est un vaste chantier, bien sûr, qui impliquera sans doute d’importantes remises en question. Les « non-initié·e·s » reprochent souvent à la gauche radicale d’être engoncée dans ses codes (souvent rébarbatifs), rigidement attachée à ses tactiques et ses façons de faire, doctrinaire et perpétuellement traversée de conflits idéologiques. Le désintérêt d’une grande partie de la population à l’égard de la gauche radicale a sans doute autant à voir avec le caractère moralisateur de sa présentation qu’avec l’hégémonie néolibérale et les aspirations petites-bourgeoises que celle-ci favorise. Il nous faut prêter davantage attention à ces critiques et en tenir compte dans la construction d’une alternative attrayante et convaincante.
Nous aurons bientôt la possibilité de nous retrouver physiquement. Nous n’aurons pas une minute à perdre si nous sommes réellement déterminé·e·s à contrer non seulement l’influence toxique du mouvement complotiste et des éléments d’extrême droite qui en ont fait leur cheval de Troie, mais aussi le régime néolibéral et ses institutions, qui perpétuent l’ordre social dominant et ses différents modes d’oppression. À cet égard, certains enjeux, comme les salaires et les conditions de travail des travailleuses et travailleurs de la santé, du soin, de l’alimentation et autres secteurs d’activité qui se sont avérés bien plus essentiels à la vie collective que les parasites qui nous gouvernent ou spéculent dans les marchés immobiliers et financiers, devraient être aussi centraux que rassembleurs. Ces salaires et conditions de travail sont d’autant plus pressants que la pandémie a démontré l’importance vitale d’investir non seulement pour attirer et retenir la main-d’œuvre, mais aussi pour prévenir les effets mortifères du néolibéralisme. Or, on peut s’attendre à ce que le gouvernement de la CAQ, entre une promesse de tunnel sous le fleuve à 10 milliards de dollars et le déni obstiné de l’existence d’une crise du logement, recommence bientôt à nous parler de dette et de l’impératif de couper dans les dépenses sociales, éducatives et culturelles. Parce qu’il faut être « responsable » et tout ça. Sauf quand on dirige Bombardier ou qu’on est un spéculateur immobilier, bien sûr. À quoi servirait un gouvernement de droite s’il ne permettait pas aux capitalistes de s’enrichir?! Le gouvernement n’a d’ailleurs même pas attendu la fin de la pandémie pour couper dans LE secteur pourtant le plus névralgique, à savoir les hôpitaux! En effet, on apprenait le 25 mai que le Trésor aurait demandé aux autorités sanitaires et aux hôpitaux du Québec de couper 150 millions de dollars dans leur budget d’opération. 150 millions!!! Au cas où il y aurait des doutes, le gouvernement nous démontre une fois de plus que le retour à la « normale », c’est le retour à la tyrannie des impératifs financiers et des marges de profit.
Car ne l’oublions pas, le gouvernement de Legault a beau ne pas être « une dictature », il n’est pas favorable à l’égalité ni fondamentalement soucieux du bien commun pour autant. D’ailleurs, la déclaration récente du ministre caquiste de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, suggérant que l’état d’urgence sanitaire (que le gouvernement dit vouloir reconduire jusqu’à la fin de l’été!) permettait de neutraliser ou de contrôler certains enjeux comme les conventions collectives des employé·e·s de l’État, illustre bien la façon dont la CAQ prétend utiliser le contexte de la pandémie pour imposer son agenda politique aux dépens des classes populaires et moyennes.
À la question sociale s’ajoute la question migratoire. En effet, la CAQ ne cesse d’élargir et de galvaniser sa base électorale en siphonnant la rhétorique nationaliste identitaire du Parti Québécois et en stigmatisant les populations issues de l’immigration, surtout si celles-ci sont musulmanes et/ou gagnent moins de 56 000 $ par année. Loi sur la « laïcité », baisse de l’immigration, précarisation des personnes en attente de résidence ou sans statut, etc. La politique de sabotage de la CAQ réussit même à faire fuir les immigrant·e·s francophones, incluant des infirmières françaises, dont on ne cesse pourtant de nous dire qu’elles viennent combler un déficit criant de main-d’œuvre. Bref, le gouvernement Legault maltraite les classes populaires et immigrées et abuse de la confiance de la population.
Dans ce contexte, la construction d’un véritable front social commun antiraciste/antisexiste/anticolonialiste apparaît comme une nécessité. Et la gauche radicale, quoiqu’on en dise, à un rôle clé à y jouer. La bonne nouvelle est que nous n’avons pas besoin de partir de zéro. Nous avons tout un répertoire de pratiques dans lequel puiser, et de nombreux exemples pour nous inspirer.
Tout d’abord, rappelons les initiatives de collectifs comme Hoodstock, qui ont su s’adapter aux aléas et aux exigences de la pandémie pour soutenir la population de Montréal Nord. Un tel mélange d’adaptation pragmatique et de constance dans l’engagement se doit être souligné et applaudi. Le travail militant de Hoodstock s’est spontanément élargi durant l’été 2020 pour contribuer à la résurgence des mobilisations de Black Lives Matter dans les semaines qui ont suivi l’assassinat de George Floyd par la police de Minneapolis. Une autre initiative digne de mention, dans le même ordre d’idée, est la création de la Coalition pour le définancement de la police (dont fait partie Montréal Antifasciste). Engagement dans la durée, focalisation sur les besoins de populations vulnérables des quartiers populaires, dosage entre objectifs concrets, revendications ambitieuses et extension du domaine de la lutte. Sans parler de « modèle à suivre », nous pensons qu’il s’agit là d’une grande source d’inspiration.
Il existe des projets similaires chez nos voisins du sud, aux États-Unis. À cet égard, le collectif PopMob de Portland, en Orégon, qui a été très impliqué dans des projets d’entraide durant la pandémie et dont la résistance active à l’extrême droite a remis en question au cours des dernières années les codes traditionnels du milieu antifasciste radical et mis de l’avant des formes de mobilisation populaire festives et multiformes sans pour autant compromettre les principes fondamentaux, constitue une référence importante.
PopMob s’est d’ailleurs associée au militant antifasciste Spencer Sunshine dans la dernière année pour rééditer un extraordinaire pamphlet intitulé « 40 ways to Fight Fascists : Street-Legal Tactics for Community Activists » [40 manières de combattre les fascistes : Tactiques légales pour les activistes communautaires]. Nous vous invitons à en prendre connaissance!
La tradition militante dans laquelle s’inscrit Montréal Antifasciste —l’antifascisme radical— peut s’inspirer de ces diverses initiatives. Alors que les groupuscules d’extrême droite ont convergé avec le mouvement anti-sanitaire et qu’une partie de leurs revendications xénophobes, islamophobes et identitaires sont aujourd’hui portées par le gouvernement de la CAQ, le mouvement antiraciste et antifasciste se doit d’élargir la mobilisation et de contribuer à construire de nouvelles alliances pour confronter le gouvernement rétrograde de François Legault.
Nous proposons que ce nouveau cycle de mobilisation se décline sur trois fronts : culture populaire, éducation populaire et actions directes.
Tout d’abord, pour faire face à la « guerre culturelle » déclarée et revendiquée par les polémistes réactionnaires et l’extrême droite, nous devons réintégrer la musique, les arts, la fête, les sports, etc., à nos stratégies de mobilisation. Après de longs mois de confinement, profitons de l’été pour nous afficher et occuper les parcs et les places! Nous pourrions ainsi organiser un tournoi de soccer ou de basketball contre le racisme cet été. Pour les moins sportifs·ves, un tournoi de pétanque pourrait être une alternative joviale, d’autant plus si elle est arrosée de pastis! 🥴 Mais quelle que soit l’initiative, l’important est qu’elle soit festive et inclusive. Comme dirait Donald, « Make the antiracist left fun again! ».
Ensuite, nous devons développer un programme d’éducation populaire qui prenne plusieurs formes et aille au-delà des enclaves militantes et des converti·e·s. Pour cela, nous pensons qu’en plus des traditionnelles tables d’information et des ateliers de formation, il est indispensable de nous saisir de tout le potentiel des médias sociaux pour rejoindre un public plus jeune et plus diversifié. TikTok, Instagram, podcasts, vidéos, etc. À ce chapitre l’extrême droite a pris une sérieuse longueur d’avance, que nous devons rattraper.
Nous invitons les antiracistes et antifascistes de Montréal et du Québec à se joindre à nous pour développer ensemble de tels instruments et contenus et les rendre disponibles en plusieurs langues. Le français est important, évidemment, mais il y a aussi 101 raisons de traduire une partie de nos contenus non seulement en anglais, mais aussi en espagnol, en arabe, en cantonais ou en ourdou. Ce travail de traduction est une façon à la fois simple et concrète de commencer à construire des ponts avec les différentes communautés qui font la richesse de Montréal et du Québec.
Enfin, parallèlement à la mobilisation culturelle et au travail éducatif, il sera nécessaire de continuer à nous appuyer sur notre tradition d’action directe en faisant de l’affichage, du tractage, des contre-manifestations ponctuelles, en fonction de l’actualité. Mais surtout, pour marquer le coup, nous proposons la tenue d’une grande manifestation contre la haine et le racisme à l’automne 2021, sur le modèle de ce qui a été fait en 2017-2018. En effet, le 1er octobre 2021, cela fera trois ans que la CAQ a obtenu une majorité à l’Assemblée nationale. Alors que nous semblons être sur le point de sortir de la pandémie et que la CAQ crève d’envie de couper dans le social de nouveau et d’aider ses amis des secteurs pétroliers, miniers, immobiliers, financiers, et autres, à s’en mettre plein les poches, il est plus urgent que jamais d’œuvrer ensemble à la construction d’un pouvoir populaire qui pourra rappeler au gouvernement les impératifs du bien commun.
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[i] Notons au passage, comme l’ont fait nos camarades de la Convergence des luttes anticapitalistes à l’occasion du 1er mai, que « la normale », ou en fait « l’anormal », n’a rien de désirable pour un très grand nombre de personnes…
[ii] Plus largement, malgré un certain nombre d’efforts communautaires et de projets de solidarité inspirants, comme celui animé à Montréal-Nord par le collectif Hoodstock, le projet Resilience Montreal et différents groupes d’entraide auto-organisés sur les médias sociaux, la gauche – modérée comme radicale – n’a dans bien des cas réussi qu’à garder la tête hors de l’eau et n’est pas parvenue à articuler ou à proposer des alternatives de masse viables dans le contexte québécois. À vrai dire, même si elle a globalement réussi à maintenir ses activités à régime réduit, et parfois fait une vraie différence dans certaines communautés, elle a assez peu réussi à sortir de sa sphère d’influence habituelle.
[iii] D’autant plus que plusieurs membres de Montréal Antifasciste se sont investi·e·s dans leurs milieux de vie et de travail pour appuyer des initiatives et des réseaux d’entraide. Il nous est apparu évident qu’en ces temps de crise sanitaire, la priorité devait être la solidarité et le soin d’autrui.
[iv] Au cours de la dernière année, cette approche « anti-conspis » a essuyé les critiques de soi-disant spécialistes en matière de « radicalisation », qui estiment qu’elle exacerbe le sentiment d’injustice des complotistes, ce qui favoriserait leur isolement et leur descente dans la spirale irrationnelle. C’est le cas notamment de Martin Geoffroy, du Centre d’expertise et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR), qui s’est entretenu à ce sujet avec Jonathan Le Prof (Jonathan St-Pierre) en janvier dernier. Les mêmes analystes nous expliquent pourtant du même souffle qu’il est pratiquement impossible de raisonner avec ceux et celles qui ont succombé à la mentalité complotiste, laquelle relèverait d’un état d’esprit « sectaire ». Hormis les références aux spécialistes et l’exhortation à prêter aux complotistes une oreille bienveillante, on cherche encore de ce côté une quelconque proposition concrète pour contrer ce phénomène grandissant autrement qu’au cas par cas…
[v] Le fortunate son au sourire niais et au bilinguisme approximatif, fac-similé de PM libéral et digne héritier de la grande bourgeoisie canadienne (dont les compétences pour occuper ce poste n’ont jamais vraiment été démontrées), essaie tant bien que mal de « continuer » à projeter jusqu’à la prochaine élection l’image de gentil gendre qui l’a si bien servi jusqu’ici. La « complosphère » québécoise susceptible aux influences de l’extrême droite lui reproche bien sûr sa filiation, son multiculturalisme et ses valeurs progressistes, qu’elle tient pour preuves de son appartenance au complot « mondialiste ». Mais là encore, c’est pour d’autres raisons que nous trouvons Justin Trudeau digne de suspicion légitime. Le Parti Libéral est l’aile gauche de la grande bourgeoisie canadienne, et quoi qu’on en dise, Justin n’est rien d’autre qu’un pantin désigné par celle-ci pour représenter ses intérêts sur la scène politique. La démarche crapuleuse du gouvernement libéral, et de Justin Trudeau en particulier, dans le dossier des pipelines confirme que cette clique de la grande bourgeoisie est entièrement acquise à la raison et aux intérêts capitalistes, quitte à compromettre ses propres objectifs en matière de lutte aux changements climatiques et à trahir toutes les promesses de réconciliation adressées aux premiers peuples au fil des ans.