Soumission anonyme à MTL Contre-info
‘HOMMES NOUS VOUS PARDONNONS VOS PÉCHÉS’
Pour une éthique masculine militante
Pendant la rencontre, il la regarde, elle est belle, plus que belle, il veut la bouffer, il a la dalle. Il exprime son point de vue rationnel sur les réalités matérielles des prolétaires canadiens. Il remarque qu’elle le trouve intelligent. Criss qu’il veut la bouffer. Discipline mon Jack, discipline, on fait la révolution ici. Peut-être que si j’étais une meuf, je serais plus discipliné. Jack, t’en penses quoi Jack, qu’il se dit dans sa tête, Jackie es-tu une meilleure camarade?
On a toutes plus au moins pété les plombs en lisant la dernière revue de Première Ligne, un sentiment qui s’est amplifié lorsqu’on a fini Pour une éthique militante masculine ( https://www.premiereligne.info/pour-une-ethique-militante-masculine/ ). On a vécu des émotions comme la colère, l’incrédulité, l’indignation, le what the fuck, et en général un « qu’est-ce qui a donc ben pu se passer pour en arriver à un texte comme celui-là? » Lorsqu’une de nous a lu ce texte pour la première fois, elle le découvrait en même temps qu’un camarade cis. L’écart disproportionné entre leur réaction a spontanément soulevé plusieurs red flags. L’approbation fascinée du gars pour ces idées clashait vivement avec la méfiance et l’indignation de la lectrice non-gars. Même si bien intentionné, l’assimilation des arguments de cet article par ce mec cis glissait immanquablement vers une dérive politique qui nécessite d’être adressée. Après cette altercation, l’incompréhension et une certaine colère sont restées. Ces réflexions méritaient d’être poursuivies, et quand elles se sont avérées partagées, on s’est rencontrées pour en faire le point.
On remarque tout d’abord plusieurs choses. Déjà, l’analyse homme-femme ne rend pas compte des dynamiques genrées des milieux militants (anarchistes-queer particulièrement) québécois contemporains. On y retrouve en réalité une pluralité de dynamiques d’oppressions par le genre et de violences interpersonnelles dans lesquelles la dynamique homme oppresseur / femme opprimée n’est pas du tout la seule, même si elle reste bien sûre fondamentale. Prenons pour exemple la violence intracommunautaire lesbienne, queer, ou bien les rapports de pouvoir de femmes sur les autres personnes de leurs communautés, ou bien les rapports de pouvoir venant de personnes non-binaires détenant un privilège cishétérosexuel par rapport aux personnes queer et trans qui ne l’ont pas, et cela sans rentrer dans toutes les dynamiques raciales pourtant primordiales au niveau du pouvoir et du genre que Première Ligne semble avoir l’habitude de passer sous silence. En dehors des dynamiques de pouvoir identitaires existe tout le clusterfuck interpersonnel des relations dans un milieu insulaire prompt aux dynamiques de pouvoir venant de tous bords tous côtés. En fait, le texte ne nous apparaît pas très sérieux, de plus qu’il semble ignorer tout un pan des analyses féministes venant des marges qui ont été développées dans les 50 dernières années pour se replier sur une vision très simpliste du genre qui bénéficie très clairement aux femmes blanches de classe moyenne. On s’est bien questionnées sur le processus éditorial qui a pu laisser passer un tel texte et donc, qui est venu le crédibiliser dans notre contexte actuel.
Ce que le texte ne prend pas non plus particulièrement en compte est la question des objectifs qu’atteindrait l’abolition des systèmes d’oppression, dont le genre, bref la question de pourquoi on la fait cette révolution? Réprimer ses désirs sous-jacents dans le but d’adopter des pratiques sexuelles et des expressions de genre plus «révolutionnaires» semble constituer une praxis fondamentalement anti-fun, voire anti-sexe qui en bout de ligne substitue une ascèse d’inspiration catho à une démarche révolutionnaire sérieuse, en plus de récupérer les pires éléments du lesbianisme politique et du féminisme radical, un courant qui est historiquement plutôt hostiles aux dissident.es sexuel.les et de genre. Plus concrètement, l’épanouissement de nos camarades «femmes» est-il plus probable par la création d’un groupe d’«hommes» militants égrainant leurs chapelets, ou par un groupe d’«hommes» ayant un rapport réflexif à leurs désirs et à la façon dont ceux-ci sont influencés par les rapports sociaux de genre ? En ce sens, une éthique militante masculine se doit de proposer une éthique militante générale visant le développement de plaisirs non-oppressifs qui seraient accessibles autant à nos camarades hommes que femmes (qu’iels soient hétéro, gais/lesbiennes ou bi) et ne pose pas seulement la question de l’éthique sous un angle d’inclusion/exclusion de nos cercles lesbo-queers.
Les trois « solutions » proposées sont des raccourcis intellectuels qui ne règlent en rien l’enjeu initial du texte, soit le manque d’éthique des hommes dans le milieu militant. L’amalgame douteux de l’orientation sexuelle, de la transition de genre et de l’abstinence sexuelle enfonce le texte dans cette rhétorique absurde du commandement, prescrivant la marche à suivre pour atteindre cet idéal du camarade vertueux. Cette clé de voûte en trois temps est sans concession, réduisant du même coup ces identités et pratiques à leur seule visée politique.
On tenait particulièrement à souligner l’impressionnante pirouette théorique de la deuxième proposition. Présentant la transition comme solution salvatrice à la domination de la classe des hommes sur la classe des femmes, cet argument repêché dans le lesbianisme politique est à notre avis le plus problématique (voire alarmant) des trois. En effet, le texte est traversé par ce fil inquisiteur, cherchant à faire ployer sous la culpabilité toutes personnes tombant dans cette catégorie de classe des hommes. Une honte inculquée aux hommes cishétéro pour le fait d’être homme cishétéro. Une telle homogénéisation de la classe des hommes éjecte de facto la possibilité d’entretenir un rapport sain à la masculinité. Tendant plutôt vers son abolition (ou du moins, son abandon), le problème émerge ailleurs. Les risques et dérives de ces arguments sont multiples, allant de l’instrumentalisation politique de la transition à toutes les sauces, jusqu’à la dévalorisation de l’identité féminine. Un homme cis qui adopte les conditions matérielles des femmes n’est pas systématiquement lavé de ses péchés. Un homme cis qui s’approprie la transition de genre, c’est ignorer et banaliser les réalités phénoménologiques et matérielles de ladite transition. Le pied d’égalité supposé dans le texte ignore tout des obstacles à la transition et des réalités matérielles d’oppressions entre femmes, et ce, rappelons-le, en plein backlash. Le manque critique de services et de soins de transition ne se verra jamais solutionné par une vague d’hommes cis les réquisitionnant sous le couvert d’abandonner leurs privilèges au nom d’une éthique masculine. Les hommes trans, de surcroît, sont complètement ignorés dans le programme qui nous est présenté.
On a donc envie de proposer une autre éthique militante pour les personnes en position de pouvoir. Cette éthique passe par une authenticité et une douceur par rapport à ses désirs, elle tend vers l’analyse et la compréhension des facteurs personnels et politiques qui les construisent, et non vers leur répression ou leur détournement politique. On veut promouvoir un consentement qui est à l’affut des contextes appropriés pour l’expression et l’exploration des désirs romantico-sexuels, et des façons dont la séduction et l’érotisme interviennent dans nos relations. On veut privilégier une approche qui prend en compte la culture du viol et du silence, qui vise à redonner leurs voix aux personnes vivant des violences interpersonnelles sans chercher à trouver un éternel coupable à punir et à exclure, tout en reconnaissant parfois la nécessité du combat et des représailles dans les cas plus sombres de violences institutionnalisée, comme la culture du silence pratiquée dans le PCR / Riposte (notamment dénoncée dans le témoignage suivant https://archive.ph/VhaKp). Il n’y a toutefois pas de solution à l’emporte-pièce qui tienne quant aux violences et au pouvoir, et il nous semble important pour tout le monde de prendre conscience de sa position individuelle vis à vis ses camarades au niveau de facteurs d’oppressions clairs: par exemple, dans son rapport au travail ménager, au fardeau contraceptif, à sa capacité à subvenir à ses propres besoins, à sa capacité à prendre la parole et à être écouté, à son capital culturel, à son accès à des soins de santé, aux violences déshumanisantes venant de la norme, etc. Beaucoup d’hommes (hétéros) causent en effet des problèmes à cause de leurs rapports à la masculinité, Il est par contre faux de prétendre que cette masculinité est, en soi, le problème, ou bien qu’être traversé par d’autres identités rend les gens moins susceptibles d’être inconscients de leurs positions de pouvoir. Ces positions sont d’ailleurs parfois plus fluides qu’on le croit dans nos milieux, il est donc crucial de s’entraîner collectivement à avoir une réflexivité sur nos positions sociales sans en évacuer les complexités.
En solidarité, depuis la deuxième ligne.