Le réseau ferroviaire du CN est paralysé depuis plus d’une semaine par des blocages en solidarité avec la communauté Wet’suwet’en, qui s’oppose à la construction du Coastal GasLink pipeline sur leur territoire non cédé. La communauté mohawk de Tyendinaga bloque la circulation des trains de passagers et de marchandises entre Toronto et Montréal depuis le 5 février et un blocage à New Hazelton des voies ferrées a forcé la fermeture du port de Prince Rupert en Colombie-Britannique. Les blocages en solidarité aux Wet’suwet’en se multiplient depuis à travers le « Canada » : des campements se sont installés sur les rails à Kahnawà:ke, Listuguj, Magnetawan, Diamond, entre autres.
Le CN annonçait jeudi la fermeture de la portion Est de son réseau et l’entièreté du réseau Via Rail, des millions de dollars auraient déjà été perdus par les entreprises qui dépendent de transport ferroviaire et on prévoit des pénuries et des pertes de marchandises dans plusieurs domaines. Alors que le président de la Chambre de commerce du Canada affirme qu’un blocage du réseau ferroviaire de cette ampleur représente une urgence pour l’économie canadienne, le premier ministre appelle les manifestants à « respecter les lois canadiennes » et les demandes et menaces d’injonction s’accumulent.
L’impact économique et politique de ces blocages met en lumière le rôle central de l’extractivisme et des infrastructures ferroviaires dans l’économie canadienne, mais ces blocages soulèvent également le rapport structurel entre le transport des marchandises et le colonialisme canadien. D’une actualité frappante, l’histoire du développement du réseau de chemins de fer permet d’illustrer la façon dont s’imbriquent l’industrialisation, l’unification de la nation canadienne, le droit canadien, le colonialisme et la violence d’État.
Les chemins de fer au cœur de la constitution canadienne
Durant la seconde moitié du 19e siècle, les projets de chemin de fer reliant différents points des colonies nord-américaines se multiplient. Entrepreneurs et hommes d’affaires investissent des sommes colossales dans l’établissement de nouvelles lignes, appuyés par des subventions gouvernementales tout aussi importantes. Les villes connectées deviennent des artères économiques stratégiques, et les chemins de fer contribuent largement à leur industrialisation, en plus de créer des nouveaux besoins en bois, mazout, fer et acier. Les chemins de fer permettent d’atteindre des régions inaccessibles au réseau navigable et — assurant le transport de colons, de marchandises ou de forces armées — ils deviennent rapidement un dispositif majeur de la colonisation de l’arrière-pays.
Bien plus qu’un simple outil économique, le réseau ferroviaire est au cœur de la Confédération et joue un rôle clé pour le nationalisme canadien. La construction de l’Intercolonial Railway, reliant le Canada-Uni aux provinces maritimes, est posée comme condition à la signature de l’Acte constitutionnel de 1867. La Colombie-Britannique se joint ensuite à la confédération en 1871, suite à la promesse de John A. McDonald de construire le Canadian Pacifique Railway (CP) qui allait relier les provinces de l’Est aux provinces de l’Ouest. Le projet du Canadian Pacifique devient ainsi un acteur majeur de l’unification du Canada, autant symboliquement que matériellement. Le gouvernement opte pour un trajet qui évite de franchir la frontière américaine, traversant les territoires appartenant à la Hudson Bay Company, jusqu’alors peu colonisés et habités par de nombreuses Premières nations et communautés métisses. Largement subventionnée, la construction du CP est entachée par des scandales de corruption qui forceront le gouvernement de McDonald à démissionner en 1873.
En parallèle au CP, une multitude de chemins de fer aux tracés moins ambitieux voient le jour, encore une fois subventionnés par le gouvernement et ratissant les territoires des Premières nations. L’engouement spéculatif est tel que peu de projets sont réellement rentables et une grande partie se retrouve au bord de la faillite suite à la Première Guerre mondiale. Plusieurs lignes sont alors rachetées et nationalisées par le gouvernement qui les amalgamera pour créer le Canadian National Railway (CN).
L’Indian Act et la North-West-Mounted-Police
L’adoption du Indian Act en 1876 donne le cadre légal aux traités qui permettront au gouvernement canadien de privatiser et de s’approprier les terres autochtones traversées par les chemins de fer. Le système de Conseil de bandes et le système de réserves perscrits par l’Indian Act imposent une structure politique et un mode de propriété des terres en rupture avec les traditions et cultures des Premières nations, qui permettront au gouvernement de dicter les termes de la négociation de la cessation des terres, et ce en toute « légalité ».
En 1873, l’ancêtre de la Gendarmerie royale du Candada (GRC) — la North-West-Mounted-Police — est créée dans le but spécifique de contrôler les populations autochtones des Prairies. À partir de 1881, la Police montée est affectée à la protection de la construction du Canadian Pacifique et déménage sa base à Régina, nouvellement fondée en vue de la construction du chemin de fer. Le transport ferroviaire sera un atout de taille pour la Police montée, lui permettant de mobiliser rapidement des recrues pour faire face aux révoltes métisses et faire appliquer l’Indian Act.
Suivant l’extermination intentionnelle des troupeaux de bisons par les colons entre 1870 et 1880, la survie de plusieurs Premières nations des Prairies dépend des apports en nourriture fournis par la Police montée. La menace de la famine les oblige ainsi à signer des traités cédant leurs territoires à la Couronne et les assignant à des réserves au nord des lignes de chemin de fer. Entre 1871 et 1921, la Couronne canadienne signe 11 traités avec les Premières nations qui lui céderont à peu près l’entièreté des territoires allant de l’«Ontario» jusqu’aux Rocheuses.
La poursuite du colonialisme canadien : des chemins de fer aux pipelines
Les similitudes entre l’histoire de la construction des chemins de fer et les différents projets de pipelines dépassent les simples coïncidences. Subventions gouvernementales, rachats des projets déficitaires, vols des terres des Premières Nations, actes de droit et intervention des forces armées : ce qui se dégage de l’histoire des chemins de fer durant la deuxième moitié du 19e siècle, c’est la persistance actuelle du colonialisme structurel sur lequel le Canada s’est construit. L’appropriation des terres des Premières nations est au cœur de la constitution et du Droit canadien. Au-delà des beaux discours de la réconciliation, le colonialisme se poursuit au même rythme et se maintient encore aujourd’hui à coup de législations et de matraques. Le Canada s’est construit sur l’exctractivisme et la circulation des marchandises. Les blocages de trains de la dernière semaine arrivent à mettre en évidence les fondements colonialistes du territoire canadien, mais aussi ces points faibles, sa dépendance envers ses infrastructures de transport et l’efficacité avec laquelle on peut arriver à le mettre en déroute.