Cet article est en deux parties…
C’est la loi Colton Boushie et la loi #MeToo. C’est la loi qui veut accélérer les procès et changer le fonctionnement de la liberté sous caution entretemps. C’est une loi qui veut donner à l’État la discrétion de considérer comme plus sérieux les petits délits et les crimes majeurs comme plus légers. C’est une loi qui prétend vouloir moins de jeunes dans le système, mais qui facilite le procédure pour les juger comme des adultes. C’est la loi qui permet aux flics d’éviter le contre-interrogatoire, qui t’envoie devant le juge par vidéo et qui décriminalise officiellement la sodomie. C’est un projet de loi omnibus de 300 pages par le parti qui a passé des années à promettre de ne jamais se servir d’omnibus.
Le projet de loi C-75 est en comité au niveau fédéral en ce moment et il cherche à effectuer des changements majeurs au système judiciaire à travers le Canada. Pour une loi d’une telle ampleur, il n’y en a pas eu beaucoup de discussion en dehors des cercles politiques et légaux. Cependant, le système judiciaire, et les flics et les prisons qui viennent avec, est l’arrière-plan de beaucoup de nos choix dans le quotidien et il structure de manières subtiles et explicites nos idées de ce qui est possible. Ce bill nous touche toutes et tous. Et si comme moi tu te trouves de temps à autre à passer en procès et peut-être finir en taule, il y a des tas de trucs dans cette loi qui te concernent matériellement.
Ce projet de loi est bien trop vaste pour pouvoir en discuter comme il faut dans un texte de longueur lisible. J’espère que ce texte servira de point de départ pour d’autres conversations critiques sur ce bill qui puissent aller plus loin que les provisions misent en avant par les Libéraux pour apaiser certains groupes. Le cynisme ordurier du gouvernement (Il protège les victimes de violence domestique! C’est un bill féministe!) ne devrait pas limiter notre analyse. Divulgation complète, je suis anarchiste et je considère que le système judiciaire soit illégitime, peu importe les lois qu’ils mettent en place, et je le trouve honteux d’être un juge. Mais je trouve qu’une critique aussi large ne nous sort pas de la nécessité de bien comprendre les changements apportés par le projet de loi C-75, d’en former une opinion et de nous préparer à les résister ou à les subir.
En large, il y a trois catégories de provisions dans Bill C-75 dont je veux discuter. J’entrerai dans plus de détails sur chacun plus bas et j’ai essayé de mettre en caractères gras les idées importantes si vous ne voulez lire que certains bouts. Je les divise en catégories selon la motivation derrière les provisions et non par leur contenu, car il est intéressant de voir ce que le gouvernement pense être leur job.
- Répondre aux décisions de la Cour Suprême qui imposent un délai maximal sur le temps que prennent les affaires à aboutir et qui cherchent à réformer le système de remise en liberté provisoire pour réduire la détention préventive et l’emploi de conditions de remise en liberté très dures. Ces buts passent pour progressistes parmi ceux et celle qui s’en occupent, mais comment le Chambre des communes les interprètent nous laisse avec beaucoup de questions.
- Répondre aux mouvements sociaux, surtout ceux qui militent autour du meurtre de Colton Boushie and ceux qui appellent à l’élimination de la violence sexuelle. Ces parties du projet de loi se détachent par leur manque de profondeur et leur cynisme en se limitant à la sélection du jury pour le premier et à plus de dureté envers les accusés pour le dernier.
- Donner plus de latitude aux procureurs pour décider à quel point les crimes sont sérieux, ce qui leur donne plus de pouvoir pour négocier des arrangements, qui facilite l’application de certaines lois et qui leur permet de punir plus sévèrement les crimes mineurs.
Tout d’abord, Bill C-75 répond à deux décisions de la Cour suprême connues sous les noms de Jordan et de Antic. La Maison de communes est responsable de s’assurer que le code criminel et la législation connexe (C-75 modifie 12 textes différents, ce qui est énorme) soient en harmonie avec les décisions des cours canadiennes. Cependant, le caractère politique de leur réponse est important, car les Libéraux cherchent à se présenter en qualité de réformateurs bienveillants tout en ne pas trop diverger du consensus canadien sur le crime (que celles et ceux accusés-es de crimes méritent tout ce qui leur arrive).
La décision Jordan aborde la question de la durée des poursuites. La Cour suprême a trouvé insuffisants les provisions en œuvre pour décider quand les droits de l’accusé ont été violés par la longueur du délai avant que leur affaire n’aboutisse. Les juges ont imposé désormais une limite maximale au délai : 18 mois pour des affaires jugées en cour provinciale et 30 mois si elles passent à la cour supérieure et il a eu lieu un enquête préliminaire.
Jordan a entrainé l’abandon de nombreuses poursuites partout au pays à cause de retards. D’habitude, laisser trainer les affaires aide à l’avocat de la couronne, car beaucoup de gens attendent leur procès en prison ou sont soumis à des conditions de caution rigoureuses, comme est normal au Canada (on va en rediscuter). Pour la plupart, la procédure est la punition. Le plus long le délai avant le procès, le plus les gens plaident coupable.
Être au niveau du défi posé par Jordan sera le but principal de C-75 et la plupart de ses provisions cherchent à éliminer des étapes et à accélérer les choses pour respecter les nouvelles limites. Je ne vais pas dresser la liste de tous les mesures, mais voici quelques-uns qui me semblent importants :
Le bill C-75 va se débarrasser des enquêtes préliminaires. Ces enquêtes sont des procès-avant-le-procès où le procureur est finalement obligé de défendre les accusations et faire face à des questions. C’est également le moment pour la défense de découvrir les contours de ce que va dire le procureur pour pouvoir mieux se préparer pour le procès ou bien de décider si ça vaut la peine. Les enquêtes préliminaires représentent environ 3 % des procès.
Ceux qui défendent l’élimination de ces enquêtes disent que depuis 1991 le procureur est obligé de révéler les détails de l’évidence avant le procès en tout cas ; ceux qui veulent les garder disent qu’ils permettent à la cour de focaliser sur l’essentiel et gagnent du temps lors du procès. Gain de temps brillant ou fausse économie ? Ça dépend de qui on écoute.
Les défenseurs de la terre et tous ceux et celles qui résistent, prenez gaffe : les accusations contre la personne inculpée en lien avec l’occupation anti-fracking Junex au Québec ont été abandonnées après l’enquête préliminaire à cause de leur nature politisées et exagérées. Cela a permis au défenseur de la terre de ne pas avoir à passer encore un an et demi avec des conditions de caution de merde. Lors de l’affaire du G20 Main Conspiracy (Conspiration Principal), la pression lors de l’enquête préliminaire a permis aux prévenus-es d’arriver à un arrangement qu’ils-elles trouvaient acceptable, au lieu de passer encore un an à attendre leur procès.
Le projet de loi C-75 cherche à économiser du temps en laissant les flics éviter le contre-interrogatoire, car il leur permet de donner leur évidence en forme écrite au lieu d’avoir à se présenter au tribunal. Ce qui veut dire que la présomption n’est plus que ton avocat puisse poser des questions sur ce que dit la flicaille, alors si un flic raconte n’importe quoi à ton sujet, ton avocat n’aura pas automatiquement la possibilité de le contester. Il faudra que tu demandes au juge de faire venir le policier et l’affaire sera remise à un autre jour, à des semaines de loin d’habitude. Si t’es en détention, aller au tribunal veut dire se soumettre à de nombreuses soi-disant fouilles humiliantes et passer la journée avec des menottes aux chevilles, en plus de comment chaque retard fait que tu passes encore plus de temps en taule. Et comme les tribunaux croient toujours à ce que disent les flics, c’est plus facile de dire que ça ne vaut pas la peine.
Il n’est pas encore clair comment ils vont le faire, mais bill C-75 cherche à augmenter le nombre d’audiences par vidéo pour les personnes incarcérées, peut-être même ça sera obligatoire dans certains cas. Quand moi je suis en détention préventive, je cherche absolument à me rendre en personne à mes audiences, bien que l’expérience d’y aller soit affreuse. La possibilité de parler à ton avocat ou même d’intervenir directement si t’en as besoin est important si on ne veut pas se trouver poussés-es vers une condamnation sans même s’en rendre compte. L’expérience d’aller au tribunal quand on est prisonnier-ère est vraiment horrible, mais c’est mieux que de juste se laisser faire.
Les Libéraux présentent pleines d’autres parties de ce projet de loi comme des réponses aux obligations de Jordan, mais ces trois mesures qu’on vient de voir en sont le fondement et ils vont faire une différence importante pour tous ceux et celles qui passent par le système.
La deuxième décision de la Cour suprême, Antic, aborde un problème dont personne peut ignorer qui a déjà été inculpé ou qui a assisté à l’audience d’un proche : comment marche le système des cautions. Le moment où tu te trouves accusé-e d’un délit au Canada, tu risques d’aller immédiatement en prison pendant des mois ou des années. Et si tu as la chance de te voir relâcher en attendant ton procès, tu auras à subir des conditions souvent très dures à suivre et qui servent de piège pour garder les gens dans le système.
À un moment quelconque, environ 60 % des prisonniers et des prisonnières au Canada sont en détention préventive (si on ne regardait que les taules provinciales ce chiffre serait bien plus élevé). J’ai pleines de choses à dire sur cela et sur comment ça s’est produit : les décisions sur la caution sont la responsabilité des juges de la paix (JP) [à noter : au Québec, ce rôle est joué par un juge comme les autres] qui ne sont pas de vrais juges, ne sont pas responsables de leurs décisions et ne sont même pas obligés de connaître les lois en question ; le fait que faire appel à une décision sur la caution va coûter des milliers de dollars et peut prendre des mois ; et comment la plupart du mal que fait l’incarcération a lieu dans les premiers jours, car tu perds ton boulot et ton logement et tu vis des expériences traumatisantes. Mais je vais mettre de côté la colère que j’ai contre les JPs et les audiences de caution pour regarder le projet de loi.
Bill C-75 cherche à faire entrer dans le code criminel certains des principes de Antic qui pourraient théoriquement empêcher les JPs de remplir toutes les prisons du pays. Ils sont « le principe de l’échelle » et « le principe de mesure ». Pour citer Bill Blair, ancien chef de police sadique devenu politicien : « Le principe de mesure prend comme point de départ que l’accusé sera remis en liberté dans le plus bref délai raisonnable et sous les conditions les moins pénibles adaptées aux circonstances. » Ce qui étonne là c’est que cela n’était pas déjà le cas. Le principe de l’échelle offre un outil pour satisfaire le principe de mesure : si le procureur va chercher à faire imposer une condition plus stricte (disons l’assignation à résidence), il devrait démontrer pourquoi une condition moins restreignante (un couvre-feu ou une condition précisant le lieu de résidence) ne serait pas capable de satisfaire aux objectifs d’unecaution, en bref faire que l’inculpé soit présent pour ses audiences and assurer la sécurité publique.
Encore un élément de C-75 précise que les JPs et les juges devraient prendre en considération l’appartenance de l’inculpé à des groupes marginalisés et en particulier que les personnes autochtones ont droit à des audiences Gladue avant la décision sur la caution. Ceci est en reconnaissance du fait que les personnes autochtones ne sont que 4 % de la population canadienne mais représentent un quart de tous les prisonniers et que d’autres groupes subissent aussi des taux d’incarcération hors de proportion.
La raison principale pour laquelle les gens se voient refusés la remise en liberté sous caution la manque de garant [à noter : au Québec, l’exigence d’un garant est moins courante]. Le garant, c’est comme un co-signataire pour un prêt financier, mais qui engage une partie importante de leurs biens auprès du tribunal au cas de non-respect des conditions. L’oppression intergénérationnelle se fait voir aujourd’hui (et pas que comme ça) dans le fait que les personnes noires ou autochtones sont beaucoup plus pauvres que la moyenne, et surtout que les personnes blanches. Et si on ajoute la criminalisation de longue date de ces communautés et qu’en conséquence beaucoup de gens ont un casier judiciaire, l’obligation de trouver un garant est un des facteurs principaux dans la surincarcération de ces groupes.
Environ 20 % des poursuites en justice concernent le non-respect des conditions. Bill C-75 cherche à réduire le nombre d’affaires devant la cour et alors il invente une procédure de revue judiciaire comme alternatif à des poursuites criminelles si quelqu’un est accusé d’avoir violé leurs conditions. Normalement une violation de conditions lance une nouvelle poursuite pénale qui reste en vigueur même si t’es innocenté-e de l’accusation originelle et comme les JPs peuvent imposer ce qu’ils veulent comme condition, les violations arrivent tout le temps. Cela bloque les gens dans un cycle de récidivisme et le projet de loi C-75 prétend rendre cela un peu moins commun en réduisant le nombre de condamnations criminelles pour non-respect.
En général, tout ce qui fait qu’il y ait moins de personnes en prison me paraît bien. Non parce que je ne pense pas qu’il soit nécessaire de faire face à des comportements inacceptables, mais parce qu’enfermer quelqu’un dans une cage ne résout rien du tout. Cela dit, même avec ces réformes, le pouvoir reste entre les mains des JPs qui, jusqu’ici en Ontario, s’en foutent des règles d’Antic et continue de distribuer des cautions parmi les plus sévères du pays. Qui a déjà vu un de ces connards en robe et en écharpes passer un jugement sur quelqu’un sans même faire semblant de réfléchir ne peut pas trop espérer que ces nouvelles règles fassent une différence. En plus, les flics adorent les conditions de caution, ils adorent le pouvoir supplémentaire que ça leur donne sur la vie des autres au delà de ce que la loi autorise d’habitude ; ok, il est possible qu’ils utilisent leur nouvelle discrétion de ne pas déposer des accusations en certains cas, mais le pouvoir est toujours le leur.
Jusqu’ici on a vu en gros plan ce que le projet de loi C-75 cherche à accomplir et on est entrés en plus de détails dans comment il propose répondre à deux défis législatifs d’ampleur, les décisions de la Cour suprême dans Jordan et Antic. Dans ces deux situations, l’État s’intéresse moins à limiter les dégâts infligés aux personnes accusées d’un crime que de s’assurer que la machine roule fluidement et de protéger la légitimité du système. Dans la deuxième partie, on verra comment les Libéraux veulent donner l’impression d’écouter les mouvements sociaux féministes et antiracistes sans faire de changements de fond et comment ce que certains traitent de « laxisme » pourrait en effet voir plus de gens condamnés à des peines plus longues.
La deuxième partie suivra sous peu…