Montréal Contre-information
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Juil 072018
 

De North Shore Counter-Info

Ceci est la conclusion d’une série à deux parties. Cliquez ici pour commencer au début.

Dans la première partie de cette série, on a vu en survol ce que tente de faire la réforme du code pénal des Libéraux, le projet de loi C-75. On a également considéré un des tâches d’ampleur qu’il se donne: façonner une réponse législative à certaines décisions récentes de la Cour suprême. Bien que celle-là soit peut-être l’aspect le plus important de cette loi, les autres sections auront aussi des conséquences importantes pour ceux et celles qui auront besoin de faire face à la justice. Alors ici on discutera de comment Bill C-75 donne davantage de pouvoir aux procureurs pour décider de comment poursuivre des gens, comment il change le traitement des jeunes et finalement la réponse qu’il fait aux mouvements sociaux, dont celui pour Colton Boushie et #MeToo.

Une des mesures les plus controversées de ce projet de loi est la discrétion qu’il donne aux procureurs sur comment poursuivre des accusations. C-75 changera un grand nombre de crimes désignés actes criminels en infractions hybrides, ce qui donne plus de pouvoir au procureur pour décider de comment poursuivre l’affaire.

Il y a deux classes de crimes au Canada: les actes criminelles sont les plus sérieux et les infractions sommaires sont les moins sérieux. Certains crimes sont classés comme hybrides ou mixtes, ce qui laisse au procureur le choix de les poursuivre par voie sommaire ou criminelle selon le contexte, ou même de changer d’avis pour arriver à un plaidoyer négocié.

Avec ce projet de loi, la plupart des actes criminelles passables d’une peine de moins de 10 ans de prison ferme deviendront des infractions hybrides, ce qui veut dire que le procureur pourrait choisir de les poursuivre par voie sommaire. Cependant, il augmente également la peine maximale pour les infractions sommaires de six mois à deux ans (ce qui est aussi la peine la plus longue qu’on purge dans une prison provinciale). Bizarrement, cela fait que les crimes plus sérieux pourrait devenir moins sérieux tandis que les moins sérieux risquent d’être punis de manière plus sévère.

Comme on a vu dans la première partie sur la tentative de sortir des tribunaux le non-respect de conditions de caution, il parait que cette mesure veut donner aux procs plus de liberté pour chercher des plaidoyers négociés en offrant de changer des actes criminels en infractions sommaires. Comme les tribunaux sont des machines à plaidoyer, ceci ne fait qu’augmenter la pression sur l’inculpé-e de se dire coupable.

Normalement, les gens se battent plus fort contre les actes criminaux: les conséquences si on en a un sur notre casier judiciaire sont beaucoup pires, peu importe l’accusation. Les gens pauvres accusés d’un acte criminel ont plus de chances de qualifier pour l’aide juridique et de recevoir plus de soutien financier pour faire face à des affaires considérées comme plus complexes. Cependant, cette mesure augmente également la peine maximale pour des délits mineurs par un facteur de quatre. Si le procureur peut chercher une peine de 18 mois par voie sommaire au lieu de par la voie plus sérieuse, il peut ainsi réduire les ressources de l’inculpé-e et rendre moins probable que cette personne cherche à se défendre, même si la peine et les faits sont les mêmes. Pour autant que les Conservateurs se plaignent que cette mesure cherche à accélérer la justice par moyen de laxisme, de mon avis il a plutôt l’air d’une manière de contraindre les inculpés-es pour les pousser vers une condamnation plus rapidement.

En plus, la possibilité de procéder par voie sommaire augmente les chances que la police et les procureurs vont se servir d’accusations rares pour cibler des mouvements sociaux. Un exemple d’actualité, et un que les Conservateurs ne se lassent jamais de mentionner, c’est Attroupement illégal masqué (AIM), un crime inventée en 2014 qui vient d’être utilisé pour la première fois contre des anarchistes à Hamilton et à d’autres villes. Jusqu’à maintenant, les flics ont préféré des accusations conventionnelles pour les manifestants-es masqués-es, liées aux actions dont ils-elles sont accusés-es, car la constitutionnalité de AIM est douteuse, car elle cherche à rendre criminel le simple fait de participer à une manif sans commettre d’autre délit.

Il est probable que AIM soit en violation de la Charte des droits et libertés, car il criminalise la simple présence à une manifestation. Comme il est un acte criminel sérieux avec une peine maximale de dix ans fermes, il est fort probable que les gens ainsi inculpés feraient leur possible pour se défendre et il est également probable que les flics et les procs auraient du mal à dépasser les contestations fondées sur la Charte. Mais s’ils peuvent réduire la peine et rendre l’accusation moins sérieuse en la poursuivant par voie sommaire, le risque d’une telle contestation s’amenuise et la loi est donc plus utilisable. Comme en essence AIM rend légales les arrestations de masse, qui ne le sont pas d’habitude au Canada, rendre cette loi plus facile à appliquer est extrêmement dangereux.

Le gouvernement libéral puise sa légitimité de la perception d’être responsif aux mouvements sociaux progressistes. Cela leur permet de déactiver ces mouvements et ainsi les maintenir dans le domaine de protestation au lieu de risquer qu’ils deviennent des forces capables d’imposer leur volonté à l’État. Une des vagues de colère populaire la plus importante dans cette dernière année est arrivée suite à l’acquittement de l’homme qui a tué le jeune autochtone Colton Boushie.

Bien que le racisme soit omniprésent chez la justice, ici la colère s’est focalisée sur le fait que le meurtrier ait été un homme blanc et que la décision ait été rendue par un jury entièrement composé de personnes blanches. Ce problème ne date pas de hier: la commission Iaccobucci était lancée en 2011 pour examiner l’absence de personnes autochtones sur les jurys en Ontario. Mais les Libéraux n’ont pas regardé honnêtement la manière dont La Loi sur les Indiens a exclu les personnes autochtones de trucs basiques, comme la franchise, jusqu’aux deux dernières générations. Ou comment avoir sa résidence sur une réserve fait qu’on n’est pas présent sur la liste des jurés. Ou à quel point il coûte cher de se trouver sur un jury. Non, les Libéraux ont choisi plutôt un instrument grossier. L’avocat de la défense dans l’affaire Colton Boushie s’est servi d’un outil appelé la récusation péremptoire pour exclure les jurés qui avaient une tête d’indien, ce qui a énervé des gens, alors ils vont éliminer la récusation péremptoire.

Le problème c’est que cet outil ne sert pas qu’à ça, car à la base il n’est qu’un moyen d’exclure un juré sans se reposer sur une des raisons établies. Il pourrait, par exemple, servir à exclure un supremaciste blanc d’un jury, ou d’exclure quelqu’un comme moi, qui ne prononcerait jamais quelqu’un coupable. Il pourrait faire que les avocats auront plus de mal à exclure des jurés sur une base raciale (parce qu’ils auraient des “sympathies” dans une direction ou une autre), mais il ne fait rien pour faire face aux injustices structurelles de la société canadienne qui ne font que se dévoiler dans les jurys. Mais si le but n’est que d’offrir un appât aux manifestants-es antiracistes pour empêcher l’émergence d’un mouvement contre la justice, peut-être qu’il sera suffisant.

Plusieurs mesures dans le projet de loi C-75 endurcissent les conditions pour les personnes accusées d’agressions sexuelles et violences domestiques. Ceci répond surtout à la campagne #MeToo, mais il cible plus largement les mouvements féministes contre la violence sexuelle. Quelques provisions notables: l’augmentation de peines et l’inversion de la charge lors des audiences de caution pour les récidivistes (ce qui veut dire que l’inculpé doit fournir des preuves pour être relâché au lieu du procureur pour le garder). Ces mesures vont dans l’autre sens des autres aspects de C-75 (des cautions moins sévères, fournir des options pour réduire les peines) et ont évidemment le but de montrer que l’État considère qu’il y a trop eu de laxisme envers ces crimes par rapport à d’autres. C’est “durcir le ton face au crime” pour des gauchistes du genre qui acceptent la prison.

Aussi, la nécessité de protéger les survivantes est invoquée comme encore une raison d’éliminer les enquêtes préliminaires (comme on en a discuté dans la première partie) car avoir à témoigner deux fois est très traumatisant. Semblable à la question de la composition des jurys ci-dessus, l’incapacité total de l’État de prendre au sérieux les violences intimes et sexuelles pendant tant de décennies a fait que les mouvements contre le patriarcat ne pouvaient pas en bonne conscience conseiller aux survivantes d’aller vers la justice (comme son racisme veut dire que les personnes autochtones ou racisées ont aussi besoin d’en garder leurs distances). Ceci menace la légitimité de la justice alors le gouvernement cherche à s’en occuper le plus étroitement possible.

Aucun surprise que les politiciens, des gens qui aiment bien le pouvoir, choisiraient d’écouter aux féministes qui croient que la prison et la justice pourraient en quelque sorte contribuer à nous débarrasser du patriarcat. Individualiser ces problèmes et croire que foutre un connard ou un autre en taule pour plus longtemps puisse faire quoi que ce soit pour faire face à la question des violences faites aux femmes est tragiquement simpliste. La justice ne devient ni plus légitime ni plus féministe avec ce projet de loi. De plus, instrumentaliser les traumatismes des survivantes pour enlever des droits à tous-tes les prévenus-es est fourbe et mérite notre opposition.

Comme la séparation des enfants de leurs parents est d’actualité aux États-Unis, il vaut la peine d’examiner comment les Libéraux proposent de changer le système d’incarcération de jeunes au Canada. Une grosse tranche du projet de loi C-75 cherche à changer La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Sur un jour moyen, il y a environ 900 jeunes en prison, avec entre six et sept mille autres dans des programmes qui n’arrivent pas au niveau de prison. Environ la moitié est autochtone. Les jeunes qui sont incarcérés-es ou placés-es dans une institution soumis-es à des conditions restreignantes ont beaucoup plus de chances que d’autres jeunes de se trouver de nouveau en prison comme adultes. Alors comment la justice traite ses plus jeunes victimes a un immense impacte sur leur avenir et leur communauté.

L’orientation générale de Bill C-75 est de réduire le nombre de jeunes en prison par une augmentation de programmes restrictifs qui ne sont techniquement pas des prisons. Plus même que les adultes, les jeunes passent beaucoup de temps devant la justice pour le non-respect de conditions imposées en tribunal et, comme chez les adultes, C-75 cherche à changer cela en réduisant le nombre de conditions et en les traitant hors du tribunal.

Bien que je sois assez sceptique sur les courants qui ont comme projet d’étendre le contrôle et la violence de la prison à l’extérieur de ses murs en forme de conditions, la liberté sous supervision, les institutions gérées par travailleurs sociaux (comme les foyers de réinsertion) et ainsi de suite, c’est mieux que de voir les jeunes rester dans des cages. Cependant, ces réformes ne s’appliquent que si les jeunes sont jugés-es comme des mineurs, mais C-75 rend plus facile le processus pour les condamner comme adultes. Pour le moment, avant qu’un procureur puisse chercher à faire condamner un mineur comme adulte, il doit demander la permission du Procureur général, ce qui encadre un peu la décision et le rend plus difficile. Dans l’avenir, le bureau du procureur local peut décider pour lui-même, ce qui veut dire qu’encore plus de jeunes n’auront pas accès aux protections de La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents ni aux changements apportés par C-75.

Ce texte a été très long, mais je suis contente que vous l’avez fini. Le projet de loi C-75, tout comme la Loi omnibus sur la criminalité des Conservateurs avant lui, est par exprès long et tordue pour nous empêcher de comprendre ce qui se passe. Ce n’est pas facile d’avoir une vue d’ensemble sur un tel projet de loi, alors la plupart des commentaires là-dessus n’ont regardé que certains aspects. Mais avoir une opinion sur l’élimination des enquêtes préliminaires ou sur le jugement de jeunes comme adultes ou sur le changement de certains actes criminels en infractions hybrides manquera dans sa compréhension – il faut considérer la vision globale d’une loi pareille. C’est une loi progressiste, mais étroitement: elle s’occupe de certaines parties du Code criminel et des textes législatifs connexes où des problèmes ont été identifiés, mais de manière très limitée. Elle se concerne surtout de l’efficacité du système, ce qui masque de grandes questions, comme la pression exercée pour que les gens plaident coupables. Et certaines mesures importantes, tels la réforme du système des cautions, ont peu de chances d’être mises en pratique, car ils restent dans le pouvoir arbitraire des juges et des juges de la paix, qui peuvent vraiment faire ce qu’ils veulent.

Il y a encore d’autres aspect à cette loi (on n’a même pas discuté de toutes les lois bizarres qu’ils vont supprimer: la sodomie et “induire une fausse couche” ne seront plus techniquement illégales), mais j’espère que ce texte peut servir de résumé utile sur ce que C-75 veut faire. Ceci n’est que le début d’une conversation. Ce projet de loi est un des changements les plus importants à la justice des dernières décennies. Même si la politique canadienne est moins passionnante que le spectacle permanent au sud de la frontière, il vaut au moins la peine d’en développer une analyse, car on aura besoin de faire face à ces changements lors de chaque moment de lutte dans les années qui viennent.