Montréal Contre-information
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Jan 212022
 

Soumission anonyme à MTL Contre-info

Ce que vous avez peut-être manqué

Depuis le début de la pandémie de COVID-19, le gouvernement du Québec a imposé deux couvre-feux à sa population. Le premier a été annoncé le 6 janvier 2021 et est entré en vigueur le 9 janvier ; il a duré, avec diverses modifications et assouplissements, jusqu’au 28 mai 2021. Le second couvre-feu a été annoncé le 30 décembre 2021 et est entré en vigueur le lendemain, à la veille du jour de l’an. Un peu plus d’une semaine plus tard, le 7 janvier 2022, une contribution anonyme intitulée “Le couvre-feu fait-il l’unanimité ?” dont l’intégralité figure ci-dessous, est apparue sur ce site :

Depuis le 31 décembre 2021, un couvre-feu est imposé entre 22h et 5h au Québec.

Je suis fermement en désaccord avec cette mesure oppressive et je suis certain.e que beaucoup d’entre vous le sont aussi. Cependant, il n’y a eu aucun article critiquant le couvre-feu depuis qu’il a été réinstauré. J’aimerais que nous soyons plus nombreux.ses à nous opposer à cette mesure.

Nous avons assisté à une augmentation importante des mesures autoritaires dans la province. La santé publique a été utilisée comme un prétexte pour accroître le pouvoir de l’État.

Unissons-nous et combattons l’État policier !

Depuis cet appel, il n’y a eu aucun autre message sur MTL Contre-info au sujet de ce second couvre-feu, ni aucune résistance anarchiste visible et organisée. La “résistance” qu’on a pu voir à Montréal – c’est-à-dire les dizaines de personnes qui ont défié le couvre-feu et se sont rassemblées devant les bureaux de Legault à Montréal le soir du 1er janvier, ainsi qu’une manifestation de jour bien plus importante le 8 janvier – n’est pas du ressort de MTL Contre-info. Ces événements (les organisateurs, les personnes qui se sont présentées, la signalisation, etc.) n’étaient ni anarchistes ni anti-autoritaires. Ils semblent plutôt s’inscrire dans les tendances politiques dominantes qui s’opposent non seulement au couvre-feu au Québec, mais aussi aux mesures de mitigation de la pandémie quelles qu’elles soient, dans toutes les provinces du Canada et ailleurs dans le monde (notamment aux États-Unis, en Australie et en Chine). En termes clairs, je veux dire que les personnes qui ont manifesté étaient en grande partie des anti-vax, des nationalistes et des timbrés. On y reviendra plus tard. 

Le jeudi 13 janvier 2022, le gouvernement a annoncé dans une énième conférence de presse que le couvre-feu prendrait fin le lundi 17 janvier. Je sais pertinemment qu’il y avait des initiatives de brassage pour s’opposer au couvre-feu de façon proprement anarchiste, mais elles ne seront évidemment pas mises à exécution, à présent. Il semble que ce deuxième couvre-feu se sera déroulé sans intervention anarchiste (publique). C’est un contraste avec la période du premier couvre-feu au début 2021, quand il y a eu au moins trois manifestations à Montréal – le 16 janvier, le 18 avril et le 22 avril 2021 – organisées sur le thème de l’opposition aux “solutions policières à la crise sanitaire”. De plus, au moins quelques anarchistes ont participé à la manifestation informelle, qui s’est transformée en une émeute montréalaise classique le soir du 11 avril 2021, date à laquelle le couvre-feu en “zones rouges” (qui avait été assoupli le 17 mars) a été renforcé. À part ça, quelques articles ont été publiés sur MTL Contre-info, dont l’essai très clair “Contre le couvre-feu” du 10 janvier 2021.

Le deuxième couvre-feu

J’ai tendance à penser qu’une des raisons pour lesquelles “il n’y a pas eu de messages critiquant le couvre-feu depuis qu’il a été rétabli”, c’est qu’il n’y a rien de nouveau à en dire.

Il y a le fait qu’il est moins odieux de deux heures par rapport à celui de janvier dernier. Ce détail a son utilité pour les défenseurs du gouvernement, mais pas pour nous.

Et puis nous avons été très peu avertis de l’imminence d’un couvre-feu – moins que l’année dernière, en fait. 

Dans “Les anarchistes de Barcelone à marée basse” (After the Crest pt. #3), il est écrit : 

le gauchisme et la vision rationaliste qui en découle nous entraînent à voir le monde de manière irréaliste. Cela génère de fausses attentes et de faux critères pour évaluer nos luttes. Le nœud du problème est que nous ne sommes pas la valeur abstraite que le capital et la gauche voient en nous : nous sommes des êtres vivants avec nos propres rythmes autonomes qui se heurtent constamment aux stratégies managériales et à la mécanique sociale.
    […]
    l’obligation gauchiste de produire du mouvement nous prive de l’hiver. Tous les gens en lutte ont besoin d’un temps pour affronter leur désespoir, panser leurs plaies et se replier sur les liens réconfortants de l’amitié. Ne se rendant pas compte de cette nécessité animale, bien des anarchistes s’épuisent à essayer de maintenir un rythme constant, ou alors ils confondent ralentissement et affaiblissement, et laissent aller leurs acquis. Mais l’hiver peut être un moment important pour se retrancher, poursuivre les projets qui nous soutiennent (et apprendre à les reconnaître), pour tester la force de nouvelles relations et sonder la profondeur de notre communauté de lutte.

Je cite ces extraits car on ne saurait trop insister sur le fait que c’est le mois de janvier à Montréal, c’est-à-dire que l’hiver n’est pas qu’une métaphore. Mais surtout, la critique implicite du billet initial sur MTL Contre-info me semble révélatrice de cette même “obligation gauchiste de produire du mouvement”, indépendamment de son utilité ou des circonstances plus larges. Il est évident que, dans une certaine mesure, le couvre-feu a diminué notre capacité à nous rabattre sur nos amis ou à tester de nouvelles relations car il devient plus difficile de se rencontrer. Mais ce couvre-feu, vraiment, n’est qu’une infime partie du plus grand ensemble de restrictions sur les rassemblements et la vie sociale normale.

Le couvre-feu s’est également avéré relativement facile à défier, pour ceux qui veulent bien essayer. Je connais personnellement beaucoup de personnes qui l’ont régulièrement bravé l’an dernier, et un peu aussi cette fois-ci, en traversant la ville en voiture ou en serpentant dans les ruelles de leur propre quartier, généralement pour aller et venir de chez des amis ou entre divers lieux de rencontre à l’extérieur – parce que bien sûr, il n’y a pas vraiment d’autre endroit où aller. Ce genre d’activité est loin d’être réservée aux anarchistes, mais nous avons beaucoup moins de chances d’être arrêté.e.s par la police en allant d’un point A à un point B après le couvre-feu que, disons, des adolescent.e.s de Montréal-Nord ou des juif.ve.s orthodoxes d’Outremont.

Il pourrait être intéressant d’organiser une contestation collective plus importante, mais bien sûr, comme dans le cas du 11 avril 2021 ou de la manifestation des anti-vax près du Stade olympique le 1er mai, il faudrait alors s’associer à des gens dont la vision de l’éthique et de la réalité de base se situe bien au-delà de ce que la plupart des anarchistes nord-américain.e.s jugeraient acceptable. Peut-être que si le gouvernement n’avait pas, de façon prévisible, annulé le couvre-feu relativement rapidement, nous en serions à nouveau là, et il y aurait des choses à dire sur le partage de l’espace avec de telles personnes. Mais de manière réaliste, cela n’arriverait qu’au printemps, comme l’an dernier. Il est peu probable que cela se produise maintenant – bien que tout soit possible, et il est clair que le gouvernement continuera (probablement) à imposer un couvre-feu à chaque nouvelle vague de covid.

On ne peut pas satisfaire tout le monde

Depuis le début de la pandémie, il existe un courant d’anarchistes qui rejettent en bloc toutes les mesures visant à atténuer la propagation du covid – pas juste celles qui donnent les coudées franches à la police, mais tout, y compris les vaccins. Le projet Nevermore est l’exemple le plus marquant de ce courant dans le contexte canadien. Personnellement, je suis d’accord avec les vaccins et beaucoup d’autres mesures qui me semblent sensées, et je ne vois pas de différence effective entre ces anarchistes (qui, dans de nombreux cas, sont des personnes impliquées dans nos scènes depuis des années) et le courant principal de la droite anti-vax. J’ai personnellement aidé à organiser une manifestation contre le couvre-feu le 18 avril 2021, parce que je sentais qu’il était nécessaire, à ce moment-là, de créer un nouveau pôle autour duquel rallier une résistance au couvre-feu autre que celle des anti-vax. Je ne pense pas que ça ait été une réussite spectaculaire, mais je ne regrette pas d’avoir essayé.

L’autre jour, j’ai pu avoir un accès privilégié à un groupe Signal composé de plus de 30 anarchistes et autres radicaux, où l’on discutait de certains événements du printemps 2021, notamment du 11 avril et de la manifestation du 18 avril. Une personne y affirmait :

De jeunes anarchistes et gauchistes ont organisé une deuxième manifestation contre le couvre-feu se distinguant de celle qui avait eu lieu plusieurs nuits auparavant et dont ils ont reconnu tardivement qu’il s’agissait des habituels bobards de droite sur la libre-entreprise et qu’elle n’avait vraisemblablement rien à voir avec les “jeunes Noir.e.s”. On a donc eu une “vraie” manifestation anarchiste contre le couvre-feu. Quelques jours plus tard [en fait, plus d’un mois plus tard], le gouvernement a de toute façon annulé le couvre-feu et les anarchistes et autres gauchistes sont retournés dormir, retrouver “leur” vie.

Ce commentaire (un peu épuré pour des raisons de lisibilité) n’a suscité aucune réaction de la part des autres participant.e.s.

C’est peut-être déplacé, mais je ressens le besoin de remettre un peu les pendules à l’heure. Personnellement, je suis toujours partant.e pour une bonne vieille émeute montréalaise – à peine cohérente politiquement et à laquelle participe un large éventail de la société. Et je déteste Rebel News, qui étaient présents le soir du 11 avril 2021, et ont un peu brassé à Montréal dans les jours précédant l’événement. L’un n’empêche pas l’autre. Il est possible d’avoir apprécié l’émeute du 11 avril (ou d’y avoir participé) tout en critiquant ses limites et son absence de but. Il n’est pas nécessaire d’embarquer à la suite des journalistes et des politiciens qui, pour les besoins de leurs propres agendas, ont déformé cet événement en le présentant comme une affaire d’hurluberlus anti-vax.

Il se trouve qu’on avait planifié la manifestation du 18 avril avant que le 11 avril ne se produise. Mais même si ça n’avait pas été le cas, je pense qu’il aurait été légitime – et tout à fait dans la lignée des efforts faits par les anarchistes au fil des ans pour maintenir une culture de combat de rue vivante et dynamique dans cette ville – d’organiser une opportunité collective pour affronter la police et/ou peut-être défier le couvre-feu (s’il durait jusque là) en cohérence avec nos idées et nos façons de faire. En d’autres termes, pas de Rebel News, pas de drapeaux nationaux, pas de prédicateurs chrétiens, et pas de dénonciations stupides et multiples des masques et des vaccins. Mais combattre la police ? Avec plaisir, merci !

Pour moi, il est tout à fait valable de critiquer les anarchistes d’ici de ne pas être parvenu.e.s à répondre à la pandémie de manière plus holistique, en développant notamment des pratiques plus approfondies de soutien mutuel – bien que je me demande où cette critique est censée aller et comment elle est peut être utile. Le vrai problème, c’est que nos mouvements ne sont juste pas aussi puissants qu’on voudrait, et nous n’avons pas réussi, tout au long de la pandémie, à développer des stratégies ou des pratiques qui pourraient nous aider à construire le type de pouvoir dont on a besoin pour réaliser nos objectifs à court ou long terme. Dans une large mesure, il s’agit d’un échec à surmonter l’isolement. La compréhension de base des faits, qu’il s’agisse des vaccins ou des caractéristiques démographiques des émeutiers, varie manifestement d’un silo d’information en ligne à l’autre. Il n’y a sans doute rien de bon dans tout ça. 

J’aimerais qu’on s’améliore, car il y a bien des chances que la pandémie et l’état d’exception qu’elle a engendré soient loin d’être terminés.