Montréal Contre-information
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Juin 082020
 

De North Shore Counter-Info

Sur les réseaux sociaux, beaucoup de gens n’hésitent pas à propager des rumeurs et relayer des théories de complot sur le soulèvement qui se déroule actuellement au sud de la frontière. Il peut s’agir d’infos sur d’éventuelles attaques et interventions de suprémacistes blancs, ou de conspirations comme quoi les flics seraient responsables des violences perpétrées par les manifestants. Ce type de comportement en ligne est préjudiciable et sape les mouvements que vous essayez probablement de soutenir. On s’est proposé de prendre une minute pour analyser les raisons pour lesquelles nous devons collectivement repousser cette tendance.

1) Les émeutes, qui comprennent des activités telles que le lancement de briques et d’autres choses qui pourraient être qualifiées de violentes, font et ont fait partie historiquement de l’incitation au changement social. Pour le meilleur ou pour le pire, il existe une longue histoire d’émeutes aux États-Unis (et ailleurs). Parmi les exemples américains les plus populaires, citons les émeutes de Watts, celle de la cafétéria de Compton, puis Stonewall, Rodney King, et plus récemment des événements comme le soulèvement de Ferguson. Les émeutes se produisent pour de nombreuses raisons et dans des circonstances diverses, mais elles arrivent généralement (au moins en partie) lorsque rien d’autre n’a marché, quand les gens ont été ignorés et poussés à un point de rupture. Parfois, elles sont à la fois inévitables et nécessaires, et ont un rôle important à jouer dans la lutte.

2) Les émeutes, les jets de briques et autres violences ne délégitiment pas un mouvement et ne doivent pas le faire. Souvent, de tels événements sont la seule chose qui fasse en sorte que les gens moins affectés y prêtent attention – la police tue des Noirs et d’autres personnes, tout le temps, et sans qu’on y prête l’attention qu’il faudrait. Aux États-Unis, la police a tué plusieurs personnes noires depuis que la crise COVID a éclaté, comme Breonna Taylor, entre autres, et tout a continué comme si de rien n’était. Maintenant, s’il y a tant de gens qui y font attention, c’est grâce à la réaction des gens à la mort de George Floyd et à la manière dont cette réaction s’est répandue. Cette attention nouvelle est la preuve de l’efficacité de ces tactiques.

3) En lien avec les deux premiers points, la manifestation violente peut en fait aider et travailler en tandem avec la manifestation pacifique plutôt que l’amoindrir. Bien des exemples les plus courants de résistance pacifique et de leurs succès associés n’ont pas été accomplis seuls et dans le vide. Au contraire, les mouvements non violents se sont déroulés aux côtés d’autres mouvements plus militants poursuivant des objectifs similaires mais avec des stratégies et des tactiques différentes. Par exemple, on ne peut pas regarder les mouvements des droits civiques aux États-Unis et des personnalités comme Martin Luther King, sans considérer également les Black Panthers et d’autres groupes armés. Il arrive fréquemment que l’existence de groupes/événements plus militants crée un contexte dans lequel les personnes au pouvoir sont forcées de pourparler avec d’autres groupes qui semblent plus modérés en comparaison. Ce n’est pas nécessairement souhaitable et la cooptation existe réellement, mais cela fait partie de la compréhension de la lutte et de la façon dont la société évolue au fil du temps.

4) Il y a plein de théories conspirationnistes axées sur le fait qu’on retrouve des briques sur le site des manifestations, comme si c’était la seule chose à l’origine de la violence. Mais les gens utilisent toute une série de tactiques depuis le début, dont beaucoup sont beaucoup plus violentes que des simples jets de briques. Il y a des gens armés qui tirent sur la police, d’autres qui allument des incendies criminels et brûlent des bâtiments, qui font du vandalisme, du pillage et bien d’autres choses. Et la violence ne vient certainement pas seulement des manifestants antiracistes, au contraire, elle vient en grande majorité d’ailleurs. La suprématie blanche règne largement : des flics racistes tuent en toute impunité, il y a des suprémacistes blancs au pouvoir et des millions de Noirs sont enfermés derrière les barreaux, sans parler de l’intense inégalité socio-économique. Face à cette réalité, tous les moyens par lesquels ceux qui sont attaqués décident de réagir sont à la fois justes et légitimes, et il est essentiel de les soutenir plutôt que de les critiquer.

5) L’argument selon lequel les manifestations violentes et/ou conflictuelles font diminuer la violence et la répression de l’État est problématique à plusieurs égards. Déjà, il est tout simplement faux. De nombreux facteurs déterminent la réaction de l’État à une manifestation, et ce n’est pas seulement lié au fait qu’elle soit pacifique ou non. Il y a par exemple l’identité ou la situation sociale des personnes impliquées, le niveau de menace perçu pour le statu quo, le potentiel de propagation, etc. Il existe de nombreux exemples de réactions violentes de l’État à des manifestations totalement pacifiques, et ce n’est pas quelque chose qui relève du contrôle de ceux qui ripostent. La capacité de l’État à recourir à la violence est une réalité politique : ce mouvement a bénéficié d’un large soutien, et cela a eu plus d’impact sur la retenue de la police que les tactiques choisies par les manifestants. Soutenir les manifestants, plutôt que de délégitimer la résistance, contribue davantage à assurer la sécurité des gens.

6) En outre, l’argument selon lequel les manifestations conflictuelles provoquent une violence étatique transfère le blâme des responsables et de ceux qui devraient rendre des comptes (à savoir ceux qui agissent pour réprimer violemment un mouvement) aux personnes qui, dans ce cas, luttent pour leur survie face à une violence structurelle intense et quotidienne. En d’autres termes, si une femme se trouvant dans une relation de violence physique décidait un jour de se défendre, et était sévèrement battue ou tuée par son partenaire, c’est bien celui-ci, et non la femme, qui devrait être tenu pour responsable. Il en va de même ici : c’est l’État et la suprématie blanche qu’il faut blâmer, et non celles et ceux qui se défendent.

7) Les agents provocateurs, les agents infiltrés et les autres agents de l’État existent bien, mais là n’est pas la question. Mettre l’accent sur cela détourne l’attention d’autres choses plus importantes et crée différents problèmes. Cela contribue à soutenir et à promouvoir des théories du complot qui dépouillent les Noirs de leur agentivité, éradiquent leurs expériences et leurs actions et donnent beaucoup trop d’espace et de crédit à la police. Bien sûr, les agents de l’État peuvent inciter à la violence et peut-être apporter et/ou ramasser des projectiles, les flics font toutes sortes de trucs bizarres et essaient toujours de piéger les gens. Mais cela n’a pas vraiment d’importance, car la grande majorité de celles et ceux qui lancent des briques et se livrent à d’autres activités de confrontation ne sont pas des policiers. La police ne déclenche pas d’émeutes et elle ne les entretient certainement pas, ce sont les gens le font et pour de bonnes raisons.

8) Sur la base de ce qui précède, non seulement il est faux d’attribuer ce type d’activités exclusivement à des agents de l’État, mais cela est également préjudiciable et potentiellement dangereux. Cela peut faire croire que seuls les flics sont capables de faire des choses violentes ou de confronter les gens, de sorte que ceux qui le font pour leurs propres raisons sont considérés comme faisant le travail de l’État ou comme nuisant à la cause. Cela contribue à perpétuer le conflit entre les bons et les mauvais manifestants, dans lequel les activités des uns sont considérées comme intrinsèquement légitimes et celles des autres comme intrinsèquement illégitimes. Au lieu de laisser la place à une diversité de tactiques et d’approches, et de créer des opportunités pour la création de coalitions, d’actions solidaires et de travail complémentaire, cela sème des graines de la méfiance, crée des divisions et génère des conflits. C’est ce que veut l’État, et c’est l’une des stratégies centrales par laquelle il tente de perturber, de discréditer et d’entraver la résistance (COINTELPRO n’est qu’un exemple bien connu parmi d’autres). L’État ne veut pas d’émeutes, il veut que les gens se battent entre eux.

9) Au-delà de son caractère préjudiciable, il est en fait dangereux d’attribuer la violence exclusivement à des fonctionnaires de l’État. Cela met en péril la sécurité des gens d’au moins deux manières différentes. Dans le premier cas, cela peut créer une situation où des manifestants en attaquent certains des leurs, présumant (à tort) que ce sont des policiers ou qu’ils travaillent pour la police. Ainsi, si on entend une rumeur comme quoi la police incite à la violence et lance des briques, des personnes n’ayant rien à voir avec la police mais choisissant de faire de telles actions peuvent être prises pour cible et attaquées dans le feu de l’action par une foule se prenant elle-même pour la police. Faire courir ce genre de fausses rumeurs peut entraîner des blessures graves.

10) Dans le second cas, si l’on estime que quiconque s’engage dans certaines activités (qu’il s’agisse ou non d’agents de l’État) fait obstacle ou nuit à un mouvement, certaines personnes trop zélées peuvent se charger de gérer une manifestation (comme un gestionnaire de plancher) ou même de faire la police auprès d’autres manifestants. Dans de tels cas, la “police de la paix” peut tenter activement d’arrêter les actions de certaines personnes (généralement par la contrainte physique) ou, dans le pire des cas, essayer de procéder à une “arrestation citoyenne” d’un camarade manifestant et de le remettre aux flics (auquel cas il risque d’être confronté à la violence). Une vidéo particulièrement horrible a récemment circulé, dans laquelle un manifestant brisait des morceaux d’asphalte de la rue, vraisemblablement pour s’en servir comme projectiles, lorsqu’un autre groupe de manifestants l’a encerclé, l’a plaqué au sol et l’a traîné vers une file de policiers anti-émeutes.

11) La lutte pour le changement est brouillonne, compliquée, contradictoire, et parfois, oui, violente. Cela a été vrai tout au long de l’histoire des mouvements sociaux et cela le reste aujourd’hui. La violence peut donner de la puissance, elle peut être transformative, et parfois les gens n’ont pas d’autre choix. Il arrive que le monde doive brûler pour que quelque chose de nouveau puisse être construit à sa place, et il est essentiel de respecter l’autonomie des Noirs qui résistent. La lutte prend toutes sortes de formes, se présente sous de nombreux aspects différents, et implique une grande diversité d’activités. À l’heure actuelle, au lieu de spéculer ou de répandre des rumeurs, nous devrions nous concentrer sur la manière dont nous pouvons nous engager, prendre des risques et soutenir ce qui se passe, de manière réelle et matérielle, et pas seulement sur les réseaux sociaux (qui causent beaucoup plus de mal que de bien).