Montréal Contre-information
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Oct 092019
 

De Lisières

MISE EN CONTEXTE

Je suis en cours et tout autour de moi les gens discutent d’agroécologie. Ils et elles nomment des concepts écologiques, citent des ouvrages, des articles… rien d’anormal, mais justement un peu ennuyant. J’ouvre mon agenda et je tombe sur l’appel à contributions de « lisières ». Je voulais pourtant écrire quelque chose, mais l’école. L’École me prend tout mon temps, calvaire! Je m’enfonce un peu plus dans mes pensées. Les discussions me semblent lointaines, étouffées, mais j’entends la conférencière parler d’un truc qui capte mon attention. Elle a une diapositive d’une forêt, bordée par un champ. Elle parle de lisières. Mind explosion. Je continue à me perdre dans ma tête et je crache un texte d’idées, comme en écriture dynamique avec les mots que j’entends autour de moi. J’ai l’impression de sculpter ce que je reçois et de lui donner une toute autre image et de faire le parallèle entre les mondes écologiques et anthropiques… Je m’amuse donc à être la lisière entre ce monde académique et celui que j’habite, à faire des analogies entre le monde biologique et politique.

LISIÈRE : endroit de transition où des mondes se rencontrent.

En agroécologie, on réfère souvent aux lisières comme étant des endroits de rapprochement, d’interaction entre différentes communautés (ex. l’endroit où la forêt laisse place au champ agricole). Les lisières sont des endroits riches, dans lesquels la diversité est foisonnante et unique. Ces lisières permettent l’existence des animaux et végétaux de deux écosystèmes différents. C’est, entre autres, dans les lisières que se créent de nouvelles associations. Une lisière peut également être nommée écotone, une région définie par son caractère transitoire entre deux mondes biologiques et physiques. Tout comme le brassage génétique à l’intérieur d’une population qu’elle soit animale (humaine ou non) ou végétale, la confrontation de nos idées crée de nouveaux assemblages, de nouvelles combinaisons qui confèrent une force de résistance aux individus. Parfois, ces nouvelles combinaisons sont gagnantes. Les interactions qui en découlent peuvent ainsi créer des liens commensalistes, symbiotiques et mutualistes qui nous rendent plus fort.es et plus résilient.es aux changements de notre environnement. En effet, une capacité de résilience permet aux organismes d’user de diverses stratégies afin de « retomber sur leurs pieds » suite à un changement majeur les affectant. Cependant, la quête simultanée d’une même niche écologique, d’un même territoire, donc de mêmes ressources à s’approprier individuellement mène souvent à la perte, à l’appauvrissement, à la compétition. Les lisières, ces espaces de co-construction biocuturels sont dynamiques, vacillant entre une multitude d’états (composition, abondance, interactions) en fonction du climat (qu’il soit bioclimatique, ou politique) et des déplacements des espèces qui les habitent (insectes prédateurs, parasites, amphibiens, petits mammifères, humains, etc.).

On sait que dans le sous-sol forestier, les arbres d’une même espèce (population) et inter-espèces (communauté) s’échangent, à travers leur système racinaire, les nutriments, l’eau et les sucres nécessaires à la survie des plus fragiles. On sait également que les comportements de soins tel que le toilettage ou le partage de ressources alimentaires entre les individus d’une même espèce de Desmodus rotundus, une chauve-souris hématophage (qui se nourrit de sang), s’orchestrent de manière à offrir ce service aux individus avec qui illes partagent une forme de parenté qui sort du modèle nucléaire. À tous les jours, ces chauves-souris bénéficient des soins de leur famille élargie et intentionnelle pour survivre. Mais encore, on sait qu’il y a des animaux marins bioluminescents, comme la seiche Euprymna scolopes, qui le devient grâce à l’association qu’elle maintient avec une bactérie (Vibrio fisheri), mais que ni une ni l’autre ne l’est lorsque séparées. Une identité nouvelle émerge alors de leur partenariat.

Ces modèles de collectivité inter et intraspécifique, de mise en commun, de mobilisation, de construction de famille intentionnelle sortant du modèle nucléaire souvent théorisé et étudié dans les communautés anarchistes se trouvent partout autour de nous. À celle ou celui qui ose observer, la subvercité du monde naturel est à couper le souffle : l’abolition des frontières, le compostage d’éléments et d’énergie, la capacité d’adaptation et de réaction à des mondes qui font violence. Il ne s’agit ni d’une initiative humaine, ni d’une nouvelle pratique. C’est dans cette perpétuelle déstabilisation du monde biologique, chimique et social que l’existence évolue. Que notre existence évolue. Nous avons tous ces beaux modèles devant les yeux, mais nous continuons de déchirer la vie quand même, de chercher à posséder plus, en prenant la part des autres. Dans cette illusion du « survival of the fittest », et du progrès unitaire, on érige des clôtures, des murs frontaliers, on achète du territoire volé qu’on cherche à délimiter et protéger.

PROTÉGER DE QUOI AU JUSTE ?

À force de vouloir tout pour toi, à vouloir te réserver ton espace privilégié « bien mérité » par ton salaire durement gagné, eh bien tu perds. Nous perdons. D’ailleurs, le concept de lisière peut avoir une tout autre signification lorsque confronté à ce délire structurel possessif de la propriété privée. On le nomme justement « l’effet lisière », ce phénomène se résume par une perte de biodiversité, de richesse et d’abondance d’interactions lorsqu’un écosystème est fragmenté par une structure anthropique (route, pont, immeuble, mine, pipeline, pylônes d’Hydro-Québec). Un écosystème dépourvu de ses interactions perd de facto son intégrité écologique. La perte de diversité découle principalement de la perte de territoire, de son fractionnement, de sa privatisation.

Alors toi, toi qui invente des frontières arbitraires, qui fractionne par ton béton, par ta haie de cèdre, par ta maison Bonneville pareil comme celle de ton voisin, par les routes construites, de l’endroit où on y a coupé la forêt qui a construit ta maison, à celles que tu empruntes tous les jours pour aller au travail. Par tes envies de villégiatures et de conquérir tous les espaces et par ton voyeurisme environnemental. Tous ces obstacles au monde naturel que tu construis (et il y en a d’autres) qui coupent le territoire de propriété privée en propriété privée, en lots, en cadastres, en droits de destruction.

Ces obstacles anthropiques à la vie et aux rencontres effacent les lisières offrant de nouvelles niches écologiques, empêchent les déplacements, le brassage génétique, la confrontation d’idées, de manières et de savoirs. Ils participent à créer de petites cellules sociales hermétiques, stables et aseptisées à l’image du traitement qu’on réserve à nos restant d’écosystèmes forestiers du soi-disant Québec. À force de se chicaner à savoir qui possède quoi, pis de vendre au plus offrant un territoire qui ne nous appartient pas, les diversités, tant animale que végétale, que linguistique et culturelle dégringolent. Les organismes vivants se retrouvent isolés, les rendant de ce fait plus « rares », ce qui justifie ensuite au gouvernement de « protéger » des territoires avec interdiction de passage ou chasse pour les communautés locales, nuisant ainsi à la diversité culturelle.

Je possède
Tu possèdes
Il/elle possède
Nous possédons
Vous possédez
Ils/Elles décèdent

 

« L’écologie a à voir avec l’amour, la perte, le désespoir et la compassion. Avec la dépression et la psychose. Avec le capitalisme et ce qui pourrait exister après le capitalisme. Avec l’étonnement, l’ouverture d’esprit et l’émerveillement. Le doute, la confusion et le scepticisme. Les concepts d’espace et de temps. Le ravissement, la beauté, la laideur, le dégoût, l’ironie et a douleur. La conscience et la perception. L’idéologie et la critique. La lecture et l’écriture. La race, la classe et le genre. La sexualité. L’idée du moi et les étranges paradoxes de la subjectivité. Elle a à voir avec la société. Elle a à voir avec la coexistence » – Timothy Morton

Comme la seiche, les chauve-souris vampires, les racines et le mycélium, les lisières cultivent la subversion, la confrontation, les associations. Elles sont des lieux de haute créativité qui défient le narratif scientifique évolutif de compétition, étouffant tout autre mode d’interaction coopératif. À cet effet, l’autrice Donna Haraway souligne judicieusement le concept de co-constitution et de socialité inter-espèces qui vient également brouiller cette croyance néolibérale du progrès évolutif unitaire au profit de l’autre, représentant une entité biologique à combattre plutôt qu’à connaître et accueillir. Haraway prône ainsi le compost de substance, ce que je compare dans ce texte au compost humain et aux nouvelles possibilités créées dans les lisières. Justement, il nous faut cultiver une diversité à l’image de celle qui nous constitue en tant qu’être humain. Cette diversité qui est à la base de notre métabolisme et elle nous maintient en vie. Si ce n’était pas de cette étrangère communauté qui habite notre estomac, notre intestin, notre système lymphatique, nous ne serions pas ici. Une communauté solide et résiliente est une communauté qui sait maintenir une richesse spécifique et qui repose sur la présence de traits fonctionnels et compétences complémentaires. Traduit au monde humain, il s’agit de décentraliser son milieu, démontrer une certaine plasticité et créer des liens associatifs innovateurs.

Cultivons la pluricité. Détruisons la propriété privée.