Montréal Contre-information
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Oct 202019
 

De Les temps fous

Au matin du 27 septembre, les rues de Montréal et du Québec ont été prises d’assaut par une marée humaine historique. Par centaines de milliers, jeunes et moins jeunes, ont battu le pavé et ont répondu à l’appel international de la Global Climate Strike. Cet appel à la grève planétaire a fait son chemin dès le printemps 2019 jusqu’au Québec, alors que les premières associations étudiantes et syndicats d’enseignant-es votaient un débrayage pour le 27 septembre. Au cours de l’été, les administrations collégiales, menacées par la tenue de grèves illégales par le corps enseignant, ont décidé de faire de la journée du 27 septembre une « journée institutionnelle » et d’aménager en conséquence le calendrier. Les journées institutionnelles, tel un « capteur de grève », ont peu à peu contaminé l’ensemble du réseau d’éducation québécois, des écoles primaires aux universités. Si, a priori, on pouvait être satisfait que plus de 600 000 personnes soient « libérées » par les autorités afin de participer à la manifestation du 27 septembre, on ne peut qu’être dubitatif quant à l’avenir du mouvement et à son autonomie. La grève comme interruption volontaire et collective du quotidien a été travestie par les directions scolaires qui se sont assurés avec les journées institutionnelles de garder le contrôle de l’agenda et de la temporalité de la lutte.

Le 17 septembre la direction de la CSDM faisait parvenir une lettre aux parents afin de les informer qu’une journée pédagogique serait déplacée afin de permettre la participation des élèves à la manifestation du 27. Au-delà du changement de calendrier, cette lettre a été l’occasion pour la CSDM de menacer ouvertement les élèves qui voudraient faire grève au-delà du 27 septembre :

2. Aviser votre enfant qu’en aucun cas, il ne peut empêcher les autres élèves de l’école d’assister à leurs cours, puisque la scolarisation des élèves est un droit fondamental qui doit être respecté ;

3. Rappeler à votre enfant qu’il doit faire preuve de civisme et ne pas participer à bloquer l’accès à l’école de quelque façon que ce soit, à l’égard de quiconque, car cela pourrait constituer un méfait au sens de la loi.

Tout en aménageant le calendrier pour permettre de manifester le 27 septembre, la CSDM s’assure ainsi que les grèves du vendredi ayant affecté plusieurs écoles au printemps dernier ne se reproduisent pas. Elle nous rappelle ainsi que les journées institutionnelles décidées par le haut permettent justement aux pouvoirs intermédiaires que sont les commissions scolaires, cégeps et universités, de délégitimer les journées de grève décidées par le bas.

Au niveau universitaire, la situation à Polytechnique a dévoilé avec lucidité les craintes du pouvoir quant à la suite du mouvement. Malgré un vote électronique des étudiant-es à plus de 78 % en faveur d’une levée de cours, l’administration de polytechnique a refusé de répondre positivement à la « demande » de levée les cours. Le directeur général de Polytechnique, Philippe A. Tanguy — un ancien ingénieur de la pétrolière française Total — a justifié le refus d’accepter la demande de levée de cours en affirmant que :

« Polytechnique soutient cette cause, mais nous sommes aussi conscients que, malheureusement, cette journée mondiale ne sera pas suffisante pour résoudre les enjeux climatiques ; il y en aura d’autres et nous ne pourrons pas lever invariablement les cours pour toutes ces journées.

Cette justification démontre bien la limite de demander aux autorités en place de lever les cours. Malgré l’adoption de journées institutionnelles dans plusieurs établissements, on ne peut se permettre d’oublier qu’une grève n’a jamais attendu l’approbation des patrons et autres autorités pour se dérouler et qu’il est tout à fait normal que celle-ci perturbe le calendrier et le quotidien de l’institution et plus globalement de la société.

Le rôle des centrales syndicales dans la disparition de la grève du discours public a également été prépondérant. Alors que plusieurs syndicats commençaient à adopter, au-delà du cadre légal du Code du travail, des mandats de grève pour le climat, les centrales syndicales sont explicitement entrées dans le mouvement en exigeant que les organisateurs de la manifestation arrêtent d’appeler à la grève des travailleurs et travailleuses. Au collectif la « planète en grève », formé de travailleurs et travailleuses de la base, s’est substitué le collectif « La planète s’invite au travail », coordonné par les directions des centrales syndicales. Alors que la Planète en grève visait à bousculer le droit de grève au Québec en assumant à la fois la nécessité et l’illégalité de la grève, le collectif la planète s’invite au travail avait pour objectif de mobiliser le monde du travail en faisant disparaître des affiches, tracts et communications toutes références à la grève. Durant la conférence de presse du 27 septembre, Serge Cadieux, porte-parole du collectif « la planète s’invite au travail » et secrétaire général de la FTQ, nous a rappelé le manque de courage politique des centrales en refusant de faire mention de la dizaine de syndicats ayant décidé de faire grève et en réaffirmant la soumission des centrales syndicales au Code du travail. Au-delà du manque de courage politique des centrales syndicales à se réapproprier la grève hors du cadre légal, Serge Cadieux nous a aussi rappelé la dépolitisation du syndicalisme contemporain. Il a ainsi affirmé « qu’il n’y a pas d’opposition entre l’économie et l’écologie » et que le monde syndical travaille notamment avec « le monde patronal » et « le monde de la finance » afin de faire face à la crise climatique.

Le copinage entre les centrales syndicales et le pouvoir économique et politique ne date pas d’hier, cependant on aurait pu s’attendre à ce que dans le contexte actuel de crise climatique les centrales assument la nécessité d’une rupture avec le système économique capitaliste. Il n’en est rien ! Nous ne nous faisons d’ailleurs aucune illusion sur le rôle des centrales syndicales dans le mouvement de grève climatique qui en a été et en sera un de pacification et de récupération.

En appuyant le mouvement, les administrateurs, politiciens ou patrons s’efforcent de saper tout le caractère politique de la question environnementale. On en fait une « lutte » lisse, sans conflictualité, ou il n’y a ni coupables ni responsables. On s’entend tous et toutes sur l’importance de l’environnement et on marche ensemble pour le souligner, comme si le développement des énergies fossiles, l’appropriation et la destruction des territoires ou le saccage des mers et rivières étaient des processus naturels qui échappent à notre contrôle. Desjardins, la Banque Nationale et la CIBC mettent en place des mesures permettant à leurs employé-es de quitter le travail pour prendre part à la marche, MEC ferme boutique, ainsi qu’une panoplie d’entreprises allant d’un cabinet d’avocat à une agence de publicité. Alors qu’ils se joignent aux manifestant-es, les chefs d’États, ministres ou PDG sont des citoyen-es comme les autres, qui s’engageront à ne plus acheter de pailles en plastique pour l’avenir de leurs enfants. Ils renient le caractère politique du mouvement écologiste, comme si l’avenir de la planète dépendait plus de la bonne volonté de tout un chacun que des décisions qu’ils prennent. En aplanissant et pacifiant ainsi ce qui devrait être une lutte, on assure que la cause environnementale ne sorte pas du carcan de la consommation individuelle, où chacun-e doit faire sa part, et que les 500 000 manifestant-es ne réalisent pas la puissance collective qui pourrait se dégager de leur rencontre.

La récupération des luttes environnementales par le « capitalisme vert » est bien rodée depuis plusieurs décennies. Et c’est peut-être bien parce que ces luttes pourraient avoir la capacité de remettre en question le monde colonial et capitaliste qu’elle a été neutralisée avec autant d’efficacité. Mais pour une fois, le discours de la récupération sonne drôlement faux. La génération qui a grandi bercée par ces mensonges — qui voudraient la voir étudier, recycler, travailler, manger local et s’appauvrir, pour un avenir de plus en plus incertain — refuse de continuer à jouer le jeu. Au cours des derniers mois, on a vu surgir des votes de grèves qui passent avec des majorités écrasantes dans des cégeps inattendus, des prises de mandat de grève illégale par des syndicats locaux ou l’organisation de grèves et de manifestations hebdomadaires s’étalant sur plusieurs mois par des élèves du secondaire.

Derrière la « grève pour la planète » se trament des questions qui débordent largement les enjeux dans lesquels la grève syndicale est légalement circonscrite. La grève pour la planète n’est pas un « moyen de pression » en vue d’obtenir de meilleures conditions de travail ou de bloquer une hausse des frais de scolarité. On demande aux politiciens d’en « faire plus », mais les rares tentatives de définir ce qu’on pourrait entendre par-là tombent à plat. Aucune revendication ne semble être à même de contenir l’ampleur des enjeux soulevés par le mouvement. C’est la condition même du sujet travailleur, ou étudiant, qui pourrait être remise en question par cette grève : pourquoi continuer à étudier, travailler et investir dans ces REER alors que le monde s’écroule sous nos pieds? La grève pour la planète a la capacité de s’assumer pour ce qu’elle est, une grève politique à même d’interrompre la temporalité de ce monde mortifère, une temporalité où la croissance du capital et du monde colonial est imbriquée avec l’accélération de la catastrophe écologique. À l’heure de l’urgence climatique, il ne s’agit plus de quémander aux autorités une libération, mais bien de « Faire Grève » au sens le plus politique qui soit, c’est-à-dire destituer notre quotidienneté en reprenant collectivement chaque moment de nos existences. Il ne s’agit plus de suivre la cadence d’une contestation clôturée par l’État, mais par la grève, par l’interruption, transformer radicalement notre rapport au monde et au temps.