Montréal Contre-information
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Mai 152018
 

L’histoire ci-dessous lance la série d’articles Histoires de luttes de MTL Contre-info. Cette série offre un espace de partage d’expériences de lutte anarchiste sur le territoire dominé par l’État canadien. Nous croyons à l’importance de la narration de ces histoires, cette pratique insufflant la vie à notre mémoire collective et nous donnant l’opportunité d’apprendre des expériences passées.
Si Des émeutes et des aigles est un conte de joie émeutière, de célébration et de magie, nous espérons tout autant créer un espace témoignant des petits échecs et des petites victoires du quotidien, ainsi que des profondeurs de l’isolation et du désespoir qui font intrinsèquement partie des luttes anarchistes. Nous voulons transmettre des histoires qui se raconteront autour d’un feu de camp. Des moments qui nous ont inspiré.es, qui nous ont fait sentir plus vivant.es que jamais, qui nous ont profondément confronté.es.

Ni Dieu ! Ni maître !

Ce classique et des plus fondamental slogan anarchiste est certainement sujet à interprétation : serait-ce simplement une vide itération de la philosophie des Lumières occidentales et du progrès scientifique, ou plutôt un cri de rage envers tout ce qui nous enchaîne, dans la vie comme dans la mort, au monde de l’exploitation et de la domination ?

J’ai été élevé avec la première interprétation fermement implantée dans ma conscience. Tout ce qui aurait pu se déployer de façon merveilleuse, selon une infinité de significations, était emprisonné dans une idéologie linéaire et progressiste voulant que « l’humanité » triomphe. Mon marxiste de père, avec sa foi dans le déterminisme historique, ne m’a pas outillé pour détruire d’un même élan à la fois le dieu et le maître. Au lieu du Dieu chrétien, enraciné dans une tradition autoritaire, contre lequel mes ancêtres anarchistes ont déclaré la guerre, ce furent l’État, la science (l’expérimentation contrôlée) et une soumission aliénante à la notion d’expertise qui entravèrent mon imagination et mon agentivité.

J’ai entrepris de rompre avec tout cela il y a plusieurs années. Tout en reconnaissant pleinement que je m’exprime de façon beaucoup trop semblable à celle de tous les autres hommes blancs qui se sont « trouvés » au contact de quelque religion ou culture exotique, je dirai que cette rupture résulte d’expériences de luttes vécues en proximité avec des personnes autochtones.

Parmi les expériences les plus profondes ayant créé une brèche dans mon esprit, une des premières dont je me souvienne s’est produite lors d’une manifestation pour la commémoration des femmes autochtones disparues et assassinées. Cette manifestation est un événement annuel, portant son lot de douleur, de deuil et de chaleur humaine. Cette fois-là, des milliers de personnes s’étaient rassemblées à une intersection, entourant un groupe de chanteur.ses et de joueur.ses de tambour.Si la taille de la foule varie d’année en année, les joueur.ses de tambour, les chanteur.ses, la fumée de sauge et les coquilles d’ormeau ne manquent jamais à l’appel. Il n’est également pas rare de voir des aigles tournoyer au-dessus de la foule. Le moment est toujours puissant. Cette fois-là, il y en avaient plus que je ne pouvais compter, traçant des cercles ascendant et descendant, loin au-dessus de l’intersection. Si loin que certains semblaient disparaître et réapparaître.

À ce moment-là, je me suis senti profondément insensé, de la plus libératrice des manières. Me reposerais-je sur la religion scientifique rationnelle dans laquelle j’avais été élevé ? Sur cette même vision du monde qui motive les horreurs contre lesquelles les gens rassemblés là étaient en train de manifester ? Comment pouvais-je expliquer la présence de ces aigles et la manière dont mes yeux les suivaient? Pourquoi nierais-je la signification spirituelle profonde de ce à quoi j’étais confronté ? Ce pourrait-il qu’il existe quelque chose de plus anti-autoritaire et rebelle dans le fait de réduire toute signification à une explication uni-dimensionnelle, de réduire l’entièreté du monde à un ensemble de choses mortes composant une équation mathématique ?

Cette expérience a mis longtemps à se produire. Et en l’espace d’un instant, j’ai senti que quelque chose chose s’était transformé en moi.

Quelques temps après, je me trouvais dans un quartier des finances, au centre-ville d’une importante métropole capitaliste, avec quelques ami.es. Nous y étions parce qu’une rencontre gouvernementale et financière mondiale allait s’y tenir dans les jours suivant. La police se rassemblait et se préparait, et nous aussi. Nous voulions nous familiariser avec les rues et leurs environs. Un.e de mes ami.es, à la demande d’un.e de ses camarades autochtones, nous avait demandé de répandre du tabac sur notre chemin, à l’intention des esprits. Nous prîmes soin d’en faire ainsi, alors que nous déambulions à travers la cathédrale de béton marchande. Ce geste me sembla juste. Bien que je ne moi-même sois pas autochtone, que je ne saisisse pas le contexte culturel portant la signification particulière de cette offrande, ce geste m’accompagna pour les jours qui suivirent.

Quelques jours plus tard, au coin d’une rue, je me retrouvai dans le plus grand black bloc dont j’avais jamais fait partie. L’atmosphère était évidemment inquiétante et intense ; la mobilisation de la police, déployée sur des kilomètres, semblait insurmontable. Malgré tout cela, une note de célébration flottait dans l’air.

Soudainement, nous fonçâmes dans une direction : la nuée se ruait sur une voiture de police, qui s’est vue fracassée alors que le porc était toujours à l’intérieur. Un peu plus loin sur la rue, porté.es par cet élan d’assurance, nous découvrîmes un amoncellement de roches. La camionnette d’un média de masse se prit quelques roches, une ligne d’anti-émeute se fit repousser contre un bâtiment par quelques autres et le reste fut gardé pour plus tard.

Outre ce que le bloc trouvait sur son chemin, il semblait que nous étions lamentablement mal préparé.es à confronter la police de front. Nous utilisâmes la meilleure arme à notre disposition : la mobilité. Cette dernière confère habituellement une longueur d’avance, mais cette fois, nous nous sentions résolument plus fort.es qu’à la normale, comme si une force invisible nous avait conféré de plus grands pouvoirs d’évasion et d’intimidation. Je me rappelai du tabac. Je pensai aux esprits.

Nous poursuivîmes notre chemin de destruction jubilatoire pour éventuellement nous arrêter à une autre intersection, entouré.es de gigantesques temples financiers et encerclant une voiture de police en feu, récemment abandonnée. Je me souviens m’être senti nerveux : j’avais l’impression que nous nous attardions beaucoup trop longtemps et qu’au loin, la police était en train de se préparer à bloquer toute possibilité de fuite.

Nous nous remîmes en mouvement, courant dans la même direction que la brise légère qui, soufflant l’épaisse fumée noire du brasier derrière nous, changeait presque la journée nuageuse en nuit. Pour me donner du courage, je criai vers la ligne d’anti-émeute qui bloquait notre route : « Vous allez tous crever aujourd’hui, criss de porcs ! ». Quand nous arrivâmes à vingt ou trente mètres d’eux, ils semblèrent reculer de peur et rapidement nous prîmes un tournant serré à gauche sur une autre rue commerciale achalandée.

Cependant que notre joyeux parcours de vengeance se continuait, un nombre incalculable de vitres de commerces et de banques furent fracassées, de multiples petits groupes de policiers furent forcés de s’enfuir en courant et l’une des principales stations de police se fit attaquer. Il semblait impossible de croire que nous avions été capables d’agir ainsi tout ce temps sans intervention policière significative. Encore une fois, je ne pu m’empêcher de me rappeler le tabac, et de penser aux esprits.

Nous nous volatilisâmes éventuellement comme si nous étions nous-mêmes des esprits, au bout d’environ quatre-vingt-dix minutes de désordre, au point où c’en était devenu presque ennuyant. Bien que cet événement demeurait profondément inexplicable pour plusieurs, des nombreuses explications émergèrent peu de temps après.

Les divers enthousiastes du contrôle de l’État, allant des gens de droite aux libéraux, des social-démocrates à certains communistes, préférèrent l’explication selon laquelle le black bloc était une opération secrète du gouvernement et/ou que la police avait intentionnellement laissé le tout aller, dans l’intention de justifier l’opération de répression brutale ainsi que le fait d’arrêter massivement autant des pacifistes que des quidams venus apprécier le chaos.

Certain.es anarchistes se faisant plus entendre que les autres, ainsi que certain radicaux.ales, adoptèrent l’explication fournie par la police, selon laquelle il y aurait eu un manque de communication et une confusion émanant d’une chaîne de commande centralisée ayant été incapable de gérer adéquatement une situation évoluant aussi rapidement.

J’avais personnellement ma propre explication.

Chaque explication corrobore la vision du monde de la personne qui la fournit. Je ne ressens plus le besoin d’une explication scientifique rigide pour tout ce qui se passe. Nous pouvons tous et toutes nous mettre d’accord sur le fait que certaines situations défient le sens commun tel qu’on le conçoit. Le sens est une notion puissante, et ma vie s’est considérablement enrichie depuis que mon interprétation du monde s’est décloisonnée.

De nombreuses années se sont écoulées depuis les évènements décrits ci-dessus, et ces derniers ont profondément marqué ma vie. Ils offrent deux exemples de la façon dont la spiritualité peut enrichir notre expérience. Il est également important de noter que ces histoires expriment comment le pouvoir de la spiritualité n’est exclusif ni aux moments paisibles de deuil, ni à l’usage comme arme d’une culture de lutte. Cela dit, ces deux exemples prennent place lors d’évènements larges, et je les ai vécu aux côtés de personne que je ne connaissais pas intimement. Il est possible que de mes proches aient été présent.es à ces événements, mais le contraire est tout aussi probable. Ce qui manque à ces histoires, c’est l’importance des plus petits événements : interagir avec un corbeau, un papillon ou une tempête, remercier les écosystèmes qui nous entourent, individuellement ou en petits groupes. Je crois que les moments de la vie quotidienne, tout autant que les grands événements cathartiques, sont essentiels à une vie spirituelle profonde.

Depuis ces moments, mon parcours spirituel s’est dessiné de façon beaucoup plus personnelle, se basant sur de petits évènements et rituels tranquilles. La façon dont je m’ouvre à ces instants est largement influencée par ce que j’ai pu voir chez des camarades autochtones, et par des bribes de pratiques européennes précédant le christianisme.

Bien sûr, je ne peux prétendre avoir aujourd’hui complété ce parcours, ni me trouver sur une sorte de voie vers la vérité. Soyons honnêtes, je proviens d’une culture proche de l’aliénation totale. Le fait que je doive, comme tellement de hipsters et de hippies new-age, être « éveillé » à d’autre façons de réfléchir à mon existence et à ce qui m’entoure, en est la preuve. Cela étant, je crois que les luttes se déroulant sur ces terres auront nécessairement à confronter les perspectives occidentales séparant et dominant la « nature » (le fait-même de pouvoir écrire le mot « nature » comme séparé de ma propre vie est un résultat de la pensée occidentale).

Évidemment, je n’oserais jamais revendiquer une spiritualité autochtone en particulier. Ce serait aussi absurde que de me revendiquer une identité autochtone. Ces pratiques spirituelles et ces façons de voir le monde proviennent de cultures vivantes et de communautés qui se battent pour s’établir à nouveau. Elles proviennent d’un contexte social concret dans lequel je n’ai pas été socialisé et duquel je ne fais tout simplement pas partie.

Étrangement, je me sens encore plus maladroit lorsque je tends vers des traditions païennes européennes. La façon dont je les vois mises en pratique, ainsi que les enseignements qu’elles transmettent et que je tente de comprendre, proviennent clairement d’un contexte social disparu depuis plus d’un millénaire. Je me doute également que la plupart de l’information disponible, que nous utilisons pour nous éduquer à ce propos, soit profondément teintée par une pensée occidentale chrétienne et patriarcale, celle des missionnaires qui ont couché sur papier les enseignements oraux de ces cultures avant qu’elles ne disparaissent.

Je n’ai non plus jamais été réceptif ou satisfait par l’astrologie occidentale, laquelle séduit tant de mes compagnon.nes de voyages aliéné.es (souvent citadin.es) qui sont ouvert.es à la spiritualité.

Je continue donc, ironiquement, à suivre ce chemin solitaire et aliénant. J’aspire ardemment au contexte, aux rituels collectifs et intergénérationnels qui créeraient un monde spirituel plus complet et épanouissant. Je pense à nos camarades autochtones qui utilisent le cadre de pensée des sept générations. Je pense à une mes citations préférées de À couteaux tirés, texte qui semble influencer tant de mes camarades :

« La vie ne peut pas être qu’une chose à laquelle s’agripper. Il existe une idée qui effleure chacun, au moins une fois. Nous avons une possibilité qui nous rend plus libres que les dieux : celle de nous en aller. C’est une idée à savourer jusqu’au bout. Rien ni personne ne nous contraint à vivre. Pas même la mort. Ainsi, notre vie est une tabula rasa, une page qui n’a pas encore été écrite et qui contient donc tous les mots possibles. On ne peut vivre en esclaves avec une telle liberté. L’esclavage est fait pour ceux qui sont condamnés à vivre, ceux qui sont contraints à l’éternité, pas pour nous. Pour nous existe l’inconnu. L’inconnu des ambiances dans lesquelles se perdre, des pensées jamais développées, de garanties qui sautent en l’air, d’inconnus parfaits auxquels offrir la vie. L’inconnu d’un monde auquel pouvoir finalement donner les excès de l’amour de soi. Le risque aussi. Le risque de la brutalité et de la peur. Le risque de finalement faire face au mal de vivre. Tout cela touche ceux qui veulent en finir avec le métier d’exister. »

… et je me questionne à savoir si toutes ces choses sont si mutuellement exclusives. Si ma vie est une page blanche, je dois pouvoir être libre de rompre avec l’aliénation que je suis censé reproduire. Afin de détruire ce que je déteste et de créer un monde absolument autre. C’est vers cette idée que tendent mes réflexions.

Si vous avec une histoire à partager, contactez-nous par courriel. Nous sommes disponibles pour faire un travail de commentaire éditorial.