L’année 1970 marque le 300e anniversaire de la fondation de la Compagnie de la Baie d’Hudson (aujourd’hui La Baie). Alors que les actionnaires et le gouvernement canadien festoient, en compagnie de la reine d’Angleterre qui participe aux cérémonies entourant l’événement, les peuples et les personnes autochtones qui ont été trompés et volés par la Compagnie de manière séculaire, eux, ne se réjouissent pas. Pierre angulaire du colonialisme au fondement de l’état canadien, la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) est toujours en 1970 un agent actif de la dépossession de plusieurs peuples autochtones du nord du Canada (au premier rang desquels les Ojibwas). C’est cette violence coloniale que dénonce le film La face cachée des transactions, produit en 1972 par Martin Defalco et Willie Dunn. Narré par le célèbre militant George Manuel, alors chef de la Fraternité des Indiens du Canada, La face cachée des transactions constitue un véritable manifeste pour le respect et la dignité, qui expose avec force l’essence coloniale du Canada ainsi que des compagnies telle que La Baie.
Fondée en 1670, la Compagnie de la Baie d’Hudson constitue la plus ancienne société par actions du monde anglophone. Dès sa fondation, elle obtient un monopole commercial sur la Terre de Rupert. Ce territoire de 3,9 millions de kilomètres carrés lui est octroyé par une charte du roi d’Angleterre Charles II. Dès lors, la CBH est la seule qui puisse légalement installer ses postes de traite et contrôler le commerce des fourrures dans l’entièreté du bassin versant de la Baie d’Hudson. La Compagnie de la Baie d’Hudson constitue en ce sens une pièce maîtresse dans le processus colonial qui fonde le Canada. À la même époque, les colons et les marchands français consolident eux aussi des monopoles commerciaux le long du fleuve Saint-Laurent, des Grands Lacs et dans la vallée du fleuve Mississippi.
Georges Manuel, La face cachée des transactions
La consolidation d’une économie extractive impériale dans les territoires du Nord de l’Amérique instaure, dès l’arrivée des commerçants européens sur ces territoires, un rapport d’échange inégal. Les marchandises offertes par les Blancs, comme des casseroles en fer-blanc ou des armes à feu, sont des biens manufacturés européens bon-marché. Même si ces objets sont utiles, ils ne valent rien en comparaison du prix que le commerçant peut demander pour ses fourrures sur le marché européen. La première arnaque est là : dans un rapport d’échange, on suppose que les deux parties connaissent la valeur des produits échangés. Or, les Autochtones ne connaissent pas la valeur marchande des produits européens. Un fusil est échangé contre plusieurs dizaines de peaux, parfois même un nombre de peaux empilées équivalent à la longueur de l’arme. Pour obtenir de tels produits, les peuples qui font du commerce avec les Européens doivent donc passer un temps fou à trapper et chasser, un temps de travail qui ira en augmentant à mesure que les animaux se feront plus rares (à cause de la chasse intensive) et à mesure que s’instaurera un rapport de dépendance des peuples autochtones aux produits européens.
En effet, les outils en métal ou les fusils apportés d’Europe sont des produits dont les peuples autochtones d’Amérique du Nord ignorent la méthode de fabrication. Ces outils sont utiles car ils facilitent la chasse ou l’agriculture, mais leur utilisation massive entraîne parallèlement la perte des méthodes traditionnelles de fabrication d’outils en pierre (en quelques décennies seulement). Ne connaissant plus les techniques pour produire eux-mêmes les biens nécessaires aux activités quotidiennes, les Autochtones doivent donc continuer de faire affaire avec les marchands européens, ce qui implique d’échanger de plus en plus de fourrures, bien sûr obtenues par la chasse, elle même dépendante des fusils… qui ne peuvent être obtenus que grâce aux Européens. Les personnes autochtones dépendent donc du commerce inégal avec les Européens et sont forcées de travailler (à chasser notamment) des temps démesurés pour simplement survivre. Ce rapport inégal produit à terme un appauvrissement généralisé des populations autochtones ; parallèlement, les compagnies impliquées dans le commerce des fourrures (comme la CBH) engrangent des profits faramineux.
Pour préserver leur marge de profit, alors que le lucratif commerce des fourrures gagne en popularité, les compagnies européennes cherchent à consolider (politiquement ou par le biais d’alliances) leurs monopoles commerciaux. Jusqu’en 1763, la Compagnie de la Baie d’Hudson entretient une vive concurrence avec les commerçants français pour le contrôle de la traite des fourrures dans le sud de la Terre de Rupert, ce qui donne lieu à de nombreuses altercations armées. Après que le territoire soit passé aux mains des Britanniques, une nouvelle et intense concurrence entre deux compagnies anglaises, la CBH et la Compagnie du Nord-Ouest, déborde de la Terre de Rupert et s’étend jusque dans le bassin versant du fleuve Mackenzie (actuellement Territoires du Nord-Ouest et Yukon). Comme la compétition entre les deux compagnies leur nuit réciproquement, les deux compagnies décident toutefois de fusionner en 1821 (dans un geste de concentration monopolistique éloquent). Cette fusion, confirmée par le Parlement britannique, élargit le monopole de la Compagnie à la totalité des Territoires du Nord-Ouest.
À ce moment, le colonialisme et le commerce ne font qu’un, alors que la CBH est celle qui ouvre de nouveaux territoires à la présence blanche et y fournit les services gouvernementaux contre remboursement par ce dernier des frais encourus. Ainsi, la Compagnie de la Baie d’Hudson devient le principal agent colonial du Canada tout en se substituant au gouvernement et en imposant son monopole commercial si néfaste pour les peuples autochtones. Au milieu du XIXe siècle, la CBH est le substitut du gouvernement jusqu’à la vallée de la rivière Rouge et sur l’île de Vancouver même.
Cette tendance s’accentue à partir de 1867, alors que de nouveaux actionnaires prennent le contrôle de la Compagnie. Ces nouveaux investisseurs s’intéressent de plus en plus à la spéculation immobilière et au développement économique de l’Ouest canadien ; ils cherchent à se détacher de la traite des fourrures au profit de ces nouvelles activités. En 1868, en vertu de l’Acte de la Terre de Rupert, la Grande-Bretagne acquiert ce territoire (qui était propriété de la Compagnie depuis la donation de Charles II en 1670) et en transfère la propriété au nouveau Dominion du Canada. Cette transaction constitue le plus important achat de biens fonciers jamais réalisé au Canada : le territoire acquis comprend la majorité des terres qui forment aujourd’hui les provinces des Prairies ainsi que d’importantes portions du Nord du Québec et de l’Ontario, des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut. Avec cette transaction, le Canada repousse profondément ses frontières coloniales.
En 1910, la Compagnie est restructurée en trois services distincts : les ventes immobilières, la traite des fourrures et la vente au détail. En 1913, la CBH investit dans la construction de nouveaux magasins de détail, puisque ce secteur offre un plus grand potentiel que la vente immobilière et la traite des fourrures. En 1970, à l’occasion du 300e anniversaire de la Compagnie de la Baie d’Hudson, la reine Elizabeth II accorde alors une nouvelle charte qui révoque la plupart des dispositions de la charte précédente et qui transfère officiellement la compagnie du Royaume-Uni au Canada. Le nouveau siège social de la CBH est établi à Winnipeg au Manitoba.
Ce sont sur ces festivités du tricentenaire de La Baie que s’ouvre le film La face cachée des transactions. Profitant de cette soi-disant fête, les réalisateurs trouvent l’occasion de nous présenter 300 ans de colonialisme canadien, mais aussi de dénoncer les connivences coloniales actuelles entre le gouvernement et les compagnies. Le film, à la fois documentaire et manifeste, montre que dans des postes de traites du Nord et chez les communautés isolées de la Saskatchewan et du Manitoba, c’est toujours La Baie qui fait sa loi. Profitant de son monopole commercial de fait dans certaines zones reculées, la CBH impose des prix élevés pour les marchandises de la vie quotidienne qu’elle rend disponibles dans ses postes. C’est aussi elle qui fait crédit. C’est envers elle que les communautés s’endettent. Grâce aux droits indus qu’elle possède sur le territoire, la CBH ouvre celui-ci à l’exploitation minière. Les célébrations du 300e anniversaire de la CBH ou du centenaire du Manitoba cachent difficilement, derrière les festivités ludiques et stéréotypées, la destruction que le colonialisme et l’industrie ont apportés.
Dr. Howard Adams, La Face cachée des transactions
Si le film souligne la responsabilité des monopoles commerciaux coloniaux dans le sous-développement et l’appauvrissement des communautés autochtones partout au Canada, il met aussi en valeur les résistances mises en place par les gens afin de contrecarrer ces monopoles. Les résistances économiques et sociales se traduisent, par exemple, par l’instauration de coopératives (à Pelican Narrows ou encore dans quelques villages Inuits). Le film met aussi en valeur les différentes stratégies politiques de lutte, de l’approche juridique préconisée par la Fraternité des Indiens du Canada aux analyses révolutionnaires issues du Red Power. Le film est d’ailleurs réalisé dans un moment de résurgence politique autochtone, alors que les Premiers Peuples du Canada viennent d’obtenir une importante victoire contre le gouvernement fédéral qui voulait municipaliser les réserves à l’aide de sa politique exposée dans le Livre blanc de 1969. Les luttes autochtones et les résurgences politiques et culturelles se multiplient partout au soi-disant Canada.
Dans ce contexte, les réalisateurs Martin Defalco et Willie Dunn participent à l’Indian Film Crew, un collectif créé en 1968 à l’issue d’une série d’ateliers organisée dans le cadre du projet Société Nouvelle (Challenge for Change en Anglais) menée par l’ONF de 1967 à 1980. De ce projet sont issus plusieurs films politiquement essentiels, dont You Are on Indian Land. Un des buts du programme Société Nouvelle était de transférer le contrôle du processus de création des films aux personnes et communautés en lutte plutôt qu’à des professionnel.les du cinéma. Le programme cherche donc à offrir des moyens d’expression financés publiquement à des personnes qui autrement n’en auraient pas. C’est notamment à travers ce programme que plusieurs militant.es et artistes autochtones ont pu produire des films et des documentaires exprimant leurs revendications, documentant leurs luttes et traitant de sujets tels que les pensionnats autochtones, qui auraient difficilement pu être portés à l’écran par des personnes non-autochtones. Ironiquement, c’est grâce à ce programme, financé par le gouvernement, que les réalisateurs de La face cachée des transactions ont pu dénoncer le colonialisme de ce même régime !
Notons pour finir que les méthodes malhonnêtes de négociation avec les peuples autochtones ne sont malheureusement pas chose du passé. Afin de s’accaparer les terres autochtones non-cédées, le gouvernement canadien négocie encore à ce jour de manière trompeuse avec les peuples autochtones (et toujours au profit des compagnies !). Dans le cadre de ses politiques de règlement final, le gouvernement prête de l’argent à une communauté pour qu’elle engage des avocats, ceux-ci devant négocier pour la communauté avec le gouvernement. La communauté se trouve donc endettée auprès du gouvernement avec qui elle négocie… Pour rembourser sa dette, la communauté doit mener les négociations à terme (pour obtenir une compensation financière en échange de ses terres). Enfin, le gouvernement refuse toute autre conclusion qu’un règlement final, à savoir la cession des droits passées, présents et futurs d’une communauté sur ces terres. Si la négociation n’aboutit pas, la communauté endettée auprès du gouvernement est mise sous tutelle. Voilà une des manières dont le colonialisme se perpétue au Canada de nos jours.
La face cachée des transactions, sur le site de l’ONF.
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Les pièces composées par Willie Dunn, dont la chanson I Pity the Country qu’on peut entendre à la fin du film, sont disponibles sur Youtube. Pour continuer la réflexion critique sur le colonialisme canadien grâce à l’art, notons le travail de l’artiste cri Kent Monkman, qui utilise les couvertures à points de la CBH dans sa série de toiles intitulée « Shame and Prejudices : A Story of Resilience » (Honte et préjugés : une histoire de résilience) pour représenter « les pouvoirs impériaux ayant dominé et dépossédé les Autochtones de leurs terres et de leurs moyens de subsistance ». Pour mieux comprendre les processus coloniaux actuels, notamment les négociations trompeuses pratiquées par le gouvernement canadien, on lira avec plaisir le livre Décoloniser le Canada, écrit par Arthur Manuel (fils de George Manuel) et traduit en français aux éditions Écosociété en 2018.