Soumission anonyme à MTL Contre-info
Le mois de février marque le dixième anniversaire de la présence des Industrial Workers of the World (IWW) au Québec. Alors qu’il n’était qu’une étincelle dans les yeux d’un groupe tenace de vétérans de la grève étudiante cherchant à élargir leur combat, le syndicat fête aujourd’hui son dixième anniversaire sans qu’aucun lieu de travail de la province ne soit organisé sous sa bannière.
Quelle était cette initiative et pourquoi a-t-elle rencontré des difficultés ?
L’idée étatsunienne : un syndicalisme de solidarité
Alors que les effectifs syndicaux américains continuaient à décliner dans les années 90, un groupe de penseurs s’est fait le champion d’une stratégie, connue sous le nom de syndicalisme de solidarité, selon laquelle le mal et le remède aux problèmes du travail provenaient de la même source : le droit du travail.[1]
Le droit du travail – plus précisément la loi américaine sur les relations de travail (NLRA) – était censé affaiblir les syndicats en les obligeant à suivre un processus d’accréditation formel pour représenter les travailleur.ses d’une entreprise donnée[2]. L’accréditation permettait d’augmenter le nombre d’adhérents et de bénéficier d’un levier juridique au détriment des actions auxquelles un syndicat devait renoncer, comme la grève de sympathie, pour conserver son accréditation.
L’article 7 de la NLRA offre une solution de rechange, permettant aux travailleur.ses de contourner le long processus d’accréditation du syndicat par le biais d’une élection et de négociation d’une convention collective, qui peut prendre des années à se concrétiser. La section 7 permet à deux travailleur.ses ou plus d’agir ensemble pour améliorer leurs conditions de travail – sans accréditation syndicale et sans convention collective.
Si le fait de sauter à travers les cerceaux pour obtenir la « permission de négocier » produit des syndicats impuissants, alors contourner ce point de passage en s’engageant directement dans l’activité concertée protégée par l’article 7 serait la solution. À titre d’exemple, les travailleur.ses de Starbucks se sont récemment engagés dans une grève qui ne mériterait aucune protection juridique au Canada.
Le IWW arrive au Québec
En 2013, l’IWW a affrété sa première section locale au Québec.
Malgré le statut actuel de la province comme étant la juridiction la plus radicale et la plus favorable aux travailleur.ses au Canada, le code du travail du Québec a immédiatement présenté un problème pour l’expérience du syndicalisme de solidarité. Le régime des relations de travail du Québec n’a pas d’équivalent à la section 7 de la NLRA. Il n’existe aucune protection légale pour les travailleur.ses qui s’engagent dans une activité concertée. S’ils faisaient grève – définie dans le code du travail comme pratiquement tout type d’activité concertée ayant un impact sur la production – l’employeur avait légalement le droit de les licencier.
Toutefois, dans les sections 12 à 15, le code du travail provincial contient des dispositions visant à protéger les travailleur.ses tout au long du processus de formation d’un syndicat et pendant la participation aux activités syndicales. Invoquant le libellé général des sections 12 à 15 dans les plaintes déposées auprès de la Commission du travail, l’IWW a tenté de forcer l’interprétation de ces sections comme une sorte de clone déformé de la section 7 de la NLRA.
Voici comment se déroulerait la séquence des événements :
(1) Les travailleur.ses participent à une certaine activité concertée → (2) L’employeur prend une mesure anti-ouvrière → (3) Déposer une plainte pour violation des articles 12-15 → (4) Utiliser l’aide de l’agent du conseil pour négocier des règlements financiers importants causant → (5) Un effet de découragement sur l’employeur cible, et un effet de signal sur les autres employeurs.
La stratégie du syndicat serait-elle admissible aux protections offertes par la Commission des relations du travail du Québec ? Plus concrètement, les employeurs seraient-ils prêts à entrer dans la salle d’audience pour le savoir ? Alors que certains employeurs ont refusé de provoquer l’attention de la Commission du travail sur des actions syndicales qui pourraient être réinterprétées comme étant protégées par la loi, d’autres ont découvert que la Commission accordait des règlements financiers extrajudiciaires importants aux travailleur.ses engagés dans une activité concertée.
Si les plaintes de la Commission du travail ont fourni aux IWW une base juridique défendable pour s’engager dans une activité concertée, le syndicat a pu récolter les fruits de son style d’organisation sous la forme d’un soutien plus large de la part des membres des entreprises cibles, ainsi que d’un activisme plus intense sur le lieu de travail. L’activité concertée lors de la phase de formation du syndicat a permis d’obtenir ces avantages en créant des occasions plus fréquentes et plus intenses sur le plan émotionnel pour les membres afin d’accroître leur sentiment d’identification à l’organisation.
Aucun plan ne survit au contact avec l’ennemi
Si le syndicalisme de solidarité a connu sa part de succès des deux côtés du 49e parallèle, la stratégie a finalement échoué de manière similaire aux États-Unis et au Québec.
Aux Etats-Unis, bien que la section 7 ait permis aux syndicats de développer leur force et leur soutien au cours de la phase initiale de formation dans l’atelier, elle n’est pas allée assez loin pour créer les conditions nécessaires à l’enracinement du syndicat sur le lieu de travail. La section 7 n’a pas non plus créé les conditions nécessaires pour que l’IWW obtienne des concessions de l’ampleur de celles des autres syndicats en termes de salaires, d’horaires, de protection de l’emploi et d’influence sur la gestion de l’entreprise.
Des deux côtés de la frontière, les interventions des conseils du travail pour défendre l’activité concertée étaient trop inefficaces. Les travailleur.ses n’ont pas été en mesure de passer de luttes intenses avec les employeurs pour des problèmes initiaux et limités à la création d’un syndicat durable capable d’influencer la politique de l’entreprise. Malheureusement, la rapidité avec laquelle les employeurs peuvent mener une campagne de terreur – en étouffant les initiatives par des licenciements et des fermetures d’installations, comme au Zeppelin bar and grill et à Red Bee Media – a toujours dépassé les interventions des conseils du travail. Dans la pratique, les employeurs ont également démontré leur capacité à endurer les tactiques de guerre économique mesquine de l’IWW, ainsi que les pénalités financières qui étaient réalisables en vertu des normes de protection des activités concertées. Plus important encore, les employeurs ont su résister à la détermination de leurs employés à travailler dans une zone de guerre perpétuelle.
Au Québec, les travailleur.ses n’étaient pas non plus en mesure d’effectuer le changement juridique découlant de l’accréditation officielle qui marque un passage important d’un ensemble de lois moins avantageuses régissant les contrats de travail individuels, à l’ensemble de lois plus avantageuses régissant la négociation collective et les conventions collectives. Le modèle de syndicalisme de solidarité au Québec a nécessité une abdication et un abandon importants des droits et protections juridiques.
Par conséquent, l’organisation des IWW au Québec s’est heurtée à un mur. De nombreux travailleur.ses qui étaient capables et désireux de faire un mouvement latéral vers la CSN, la deuxième plus grande fédération syndicale du Québec, l’ont fait. D’autres sont partis sans représentation syndicale sur leur lieu de travail.
Un échantillon des efforts d’organisation et de leurs résultats :
Entreprise | Résultat initlal | Résultat à long terme |
Frites Alors! rue Rachel | Accord volontaire (pas de statut dans le droit du travail québécois) | Le syndicat est mort à cause du roulement du personnel ; on ne sait pas si les travailleurs de ce site bénéficient toujours de cet accord. |
Aux Vivres Boul. Saint Laurent | Absorbée par la CSN | Le syndicat existe légalement, mais elle a disparu par manque de soutien de la part de la centrale. |
Union for employees of student unions and student union owned enterprises (STTMAE) | Ententes volontaires avec les syndicats étudiants des cégeps (aucun statut en vertu du droit du travail du Québec) | Les membres représentés par les syndicats sont passés à la CSN |
Secteur communautaire (STTIC) | Absorbé par le CSN Double campagne IWW-CSN qui a conduit à des améliorations significatives de la convention collective pour certains membres. | Le syndicat est maintenu, mais il est désormais exclusivement représenté par la CSN ; les IWW sont évincés ou quittent l’exécutif. |
Humble Lion Cafe | Accord volontaire (pas de statut dans le droit du travail québécois) | Le syndicat est mort à cause du roulement du personnel ; on ne sait pas si les travailleurs de l’entreprise bénéficient toujours de l’accord. |
Red Bee Media | Fermeture d’entreprise, licenciements massifs, règlements financiers par médiation de la Commission des relations de travail | Les travailleurs ont perdu leur emploi ; l’entreprise a fermé |
QA Courier | Licenciement de masse | Les coursiers à vélo ont fait un premier effort en se tournant vers le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, qui a progressé en Ontario (voir Gig Workers United), mais pas au Québec. |
Keywords | Licenciements multiples, règlements financiers par médiation de la commission du travail | L’effort de syndicalisation des jeux vidéo se poursuit sous les auspices de Game Workers United & Communications Workers of America |
Preuve de concept
L’expérience du syndicat de solidarité de l’IWW a permis au mouvement syndical de tirer des leçons importantes. L’application délibérée, planifiée et persistante de l’activité concertée dans la création d’un syndicat se traduit par des degrés de participation et de soutien plus élevés et plus durables parmi les membres. Plus important encore, elle donne lieu à des actions syndicales de plus haut calibre qui sont efficaces pour prendre les employeurs et les commissions du travail au dépourvu.
Malheureusement, il s’agit généralement de gains à court terme, mesurés en mois et non en années, qui, le plus souvent, finissent par amener les travailleur.ses à demander des conventions collectives dans la plupart des campagnes réussies, en raison des outils juridiques supplémentaires qu’ils rendent disponibles et de l’épuisement des travailleur.ses qui s’organisent.
Aujourd’hui, à la lumière des obstacles décrits ci-dessus, les lieux de travail organisés publiquement par l’IWW aux États-Unis combinent les tactiques du syndicalisme de solidarité avec les conventions collectives et la négociation, réduisant ainsi l’écart de leur approche antérieure. Pendant ce temps, d’autres campagnes d’organisation clandestine sur le lieu de travail se poursuivent dans ce que l’on peut appeler à juste titre un syndicalisme artisanal, à petite échelle – impossible à étendre en dehors d’un ou deux lieux de travail, et transitoire.
L’organisation de l’IWW au Québec a suivi une trajectoire similaire. Elle a établi d’importants précédents pratiques en matière d’activité syndicale en démontrant la volonté de la commission provinciale du travail d’agir pour défendre l’activité concertée. Cependant, elle n’a pas réussi à atteindre son objectif, qui était de créer des syndicats durables capables d’obtenir des concessions importantes sans tenir compte des unités de négociation et du type de traités de paix avec les employeurs, limités dans le temps, qui ont caractérisé les mouvements syndicaux américano-canadiens depuis le début du XXe siècle.
Contrairement à certains de leurs homologues américains, les dirigeants de l’IWW, dont l’empreinte au Québec se réduit rapidement, n’ont pas manifesté d’intérêt pour une approche hybride du syndicalisme qui inclurait des tactiques allant au-delà du menu d’activités concertées protégées de la Commission du travail, ce qui rend l’avenir de l’organisation incertain. La présence du syndicat au Québec, qui comprenait autrefois des enclaves à Drummondville, Sherbrooke, Québec et Montréal, ne compte plus que quelques dizaines de membres actifs à Montréal.
[1] le terme « syndicalisme de solidarité » a connu plusieurs changements de signification. Dans les termes les plus larges, il désigne un ensemble de tactiques pouvant être utilisées par n’importe quel syndicat, tandis que dans d’autres, il fait référence au syndicalisme minoritaire. Dans ce contexte, il fait strictement référence à une tendance dominante de la pensée syndicale qui le définit comme une stratégie basée sur l’article 7 de la NRLA tel que décrit ci-dessus.
[2] Cela est vrai même dans les cas où les travailleurs d’une entreprise donnée forment un syndicat pour obtenir un certificat de représentation.