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Fév 212022
 

De CrimethInc.

Des anarchistes de la région à propos de la menace de guerre imminente

Dans l’espoir de fournir un éclairage crucial sur les tensions actuelles entre la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et les autres membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), nous vous proposons la transcription d’une excellente interview d’un anarchiste ukrainien, suivie d’une autre contribution venant d’un·e autre anarchiste ukrainien·ne de Lugansk qui habite maintenant à Kiev. Nous attendons un autre texte d’un groupe d’anarchistes ukrainien·nes, que nous espérons publier rapidement. 


Comment comprendre le conflit qui se joue autour des troupes russes actuellement massées aux frontières ukrainiennes ? S’agit-il simplement d’une performance des deux parties, qui viseraient à maintenir et renforcer leur influence et à déstabiliser les forces adverses ? 

Malheureusement, dans le contexte mondial instable d’aujourd’hui, même les acteurs géopolitiques les plus expérimentés sont susceptibles de s’embarquer dans des affrontements inextricables alors qu’ils ne prévoyaient que d’effectuer quelques passes d’armes pour montrer les crocs. Il ne s’agit peut-être que d’une politique de la corde raide, mais elle pourrait tout de même mener à la guerre. Le mois dernier, des troupes russes ont été déployées au Kazakhstan et en Biélorussie, ce qui a confirmé le rôle de Poutine en tant que garant des dictatures et a montré l’étendue de ses ambitions, ainsi que l’équilibre précaire du pouvoir dans toute la région. Les États-Unis déploient désormais également des troupes en Europe de l’Est, ce qui fait monter la tension autour de ces ambitions impériales rivales. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui a commencé l’année 2021 en menant l’offensive contre les alliés de Poutine en Ukraine, a récemment demandé à l’administration Biden de modérer ses propos alarmistes ; cela ne signifie pas que la menace de guerre n’est pas réelle, mais plutôt que Zelensky doit continuer à se préoccuper de l’économie ukrainienne, que la guerre se profile dans les semaines, les mois ou les années à venir.

Pour les anarchistes, la perspective d’une invasion russe soulève des questions épineuses. Comment s’opposer aux agressions militaires de la Russie sans jouer le jeu des États-Unis et d’autres gouvernements ? Comment continuer de s’opposer aux capitalistes et aux fascistes ukrainiens sans que cela n’aide le gouvernement russe à élaborer un récit justifiant son intervention, qu’elle soit directe ou indirecte ? Comment faire de la vie et de la liberté des ukrainien·nes et des habitant·es des pays voisins une priorité ? 

Et si la guerre n’était pas le seul danger ici ? Comment éviter que nos mouvements ne se réduisent à des relais des forces étatiques ni ne se retrouvent hors de propos dans cette période d’escalade du conflit ? Comment continuer de s’organiser contre toutes les formes d’oppressions même en pleine guerre, sans adopter la même logique que l’armée ? 


Ce n’est pas la première fois que les événements en Ukraine soulèvent des questions difficiles. En 2014, pendant l’occupation de la place Maïdan1 qui a finalement renversé le gouvernement de Viktor Ianoukovitch, des nationalistes et des fascistes se sont renforcés au sein du mouvement. Comme l’a écrit un·e témoin :

” Le mouvement de gauche et anarchiste ukrainien dans son ensemble s’est retrouvé entre deux feux. Si la révolte de la place Maïdan l’emporte […] on peut déjà prédire le renforcement et l’émergence de nouvelles organisations d’extrême-droite axées sur l’utilisation de la violence et de la terreur contre les opposants politiques. Si Ianoukovitch gagne, alors une vague de répression des plus sévères frappera indistinctement toutes celles et ceux qui sont déloyaux envers les autorités.”

Lviv, February 19-21, 2014

Cet entretien de l’époque décrit la situation. Il est important de souligner que rien n’était inévitable  : un mouvement anarchiste plus dynamique aurait pu aboutir à des résultats différents à Kiev, comme ce fut le cas à Kharkiv.

À l’époque, nous avions décrit l’ascension des fascistes dans les manifestations de Maïdan comme “une contre-attaque réactionnaire dans l’espace des mouvements sociaux” :

C’est peut-être révélateur des pires choses à venir – nous pouvons imaginer un futur de fascismes rivaux, dans lequel la possibilité d’une lutte pour une véritable libération devient complètement invisible.

Aujourd’hui, nous avons avancé de huit ans vers ce futur. Les tragédies en Ukraine – de 2014 à aujourd’hui, en passant par la guerre civile soutenue par la Russie dans les régions de Donetsk et de Luhansk – montrent les conséquences catastrophiques de la faiblesse des mouvements anti-autoritaires en Russie, en Ukraine et aux États-Unis.

Dans ce contexte, nous voyons des acteurs étatiques des deux côtés du conflit mobiliser les discours de l’antifascisme et de l’anti-impérialisme pour recruter des volontaires et délégitimer leurs adversaires. Les fascistes et ceux qui se décrivent comme des antifascistes ont combattu des deux côtés du conflit Russie/Ukraine depuis des années déjà, tout comme les partisans de chaque camp ont décrit l’autre comme impérialiste. Alors que nous nous avançons dans le 21ème siècle, il y aura probablement de plus en plus de luttes armées cherchant à recruter des anarchistes et d’autres antifascistes et anti-impérialistes. Nous ne devons pas nous rendre inutiles en nous tenant à l’écart de toutes les confrontations ni laisser un sentiment d’urgence nous pousser à prendre des décisions mauvaises et coûteuses. De même, si nous nous dispensons de prendre position au motif que la situation est confuse et qu’il y a des gens pas très nets des deux côtés, nous partagerons la responsabilité des massacres qui s’ensuivent.

Avant de présenter les perspectives de l’Ukraine, nous allons passer en revue certaines des autres propositions concernant la manière dont les anarchistes pourraient s’engager.

Des temps plus simples : des anarchistes à Kiev le 1er mai 2013.

Dans son texte, « Pourquoi soutenir l’Ukraine est nécessaire?, » Antti Rautiainen, un anarchiste finnois qui a vécu pendant plusieurs années en Russie, affirme que la plus grande priorité est de s’opposer à une guerre de conquête russe : 

Les résultats des trente premières années de « démocratie » en Ukraine sont, pour le moins qu’on puisse dire, peu convaincants. L’économie et les médias sont aux mains d’oligarques rivaux, la corruption atteint des niveaux stupéfiants, le développement économique est à la traîne en comparaison à de nombreux pays d’Afrique, et comme si ça ne suffisait pas, le pays est devenu le point central du mouvement néonazi dans le monde. Et ces problèmes sont essentiellement dus à des facteurs internes, et non aux intrigues du Kremlin. 

Mais l’alternative est encore pire.

Le gouvernement de Poutine est l’équivalent du KGB sans le socialisme. Comme nous l’avons documenté, les sous-fifres de Poutine ont régulièrement recours à la torture et aux complots inventés de toutes pièces, ainsi qu’à la bonne vieille violence policière pour réprimer toute dissidence. Selon Antti, « Poutine n’est pas le gendarme de l’Europe, mais le gendarme du monde entier » – de la Syrie au Myanmar, chaque fois qu’un dictateur torture et tue des milliers de ses concitoyen⋅nes, Poutine est là pour le soutenir. 

Antti soutient, contrairement à l’anarchiste interviewé plus bas, que dans le cas d’une invasion russe, les anarchistes devraient soutenir l’armée ukrainienne, et qu’iels devraient, dans le cas d’une occupation russe, se préparer à coopérer directement avec une organisation de résistance étatiste, s’il en existe une qui soit puissante. 

Cela soulève une multitude de questionnements difficiles. Est-ce que les anarchistes sont en mesure d’offrir une assistance utile à une armée d’État ? S’iels le peuvent, doivent-iels le faire ? Comment pourraient-iels soutenir l’armée ukrainienne sans lui donner la possibilité d’être plus dangereuse pour les mouvements sociaux et les minorités à l’intérieur de l’Ukraine, sans parler de la légitimation du régiment fasciste Azov ? L’un des principes de la guerre à trois est de ne pas renforcer un adversaire pour en battre un autre. Cela s’illustre bien par les malheurs des anarchistes ukrainien⋅nes du siècle dernier, qui ont donné la priorité à la défaite de l’Armée blanche réactionnaire avant d’être trahi⋅es et assassiné⋅es par l’Armée rouge de Trotsky.

De même, si les anarchistes sont amené·es à travailler aux côtés de groupes étatistes – comme cela s’est déjà produit au Rojava et ailleurs – il est d’autant plus important d’articuler une critique du pouvoir étatique et de développer un cadre d’analyse nuancé permettant d’évaluer les résultats de telles expériences.

La meilleure alternative au militarisme serait de construire un mouvement international capable de neutraliser les forces militaires de toutes les nations. Nous avons pu voir des formes de cynisme compréhensibles de la part des radical⋅es ukrainien⋅es concernant la probabilité que les gens en Russie fassent quelque chose pour entraver les efforts de guerre de Poutine. On peut faire le parallèle avec la révolte de 2019 à Hong Kong, que certain⋅es participant⋅es ont également analysée en termes d’appartenance nationale. La seule chose qui pourrait préserver Hong Kong de la domination du gouvernement chinois serait alors l’existence de puissants mouvements révolutionnaires à l’intérieur de la Chine proprement dite.

Si l’on considère que la Russie a pu établir un ancrage pour son projet dans la région du Donbass en Ukraine en partie à cause des tensions entre les identités ukrainienne et russe, le sentiment anti-russe ne fera que jouer en faveur de Poutine. Tout ce qui polarise contre les russes, leur langue ou leur culture facilitera les efforts de l’État russe pour créer une petite république dissidente. De même, si l’on considère l’histoire du nationalisme, on constate que toute résistance à l’agression militaire russe qui renforce le pouvoir du nationalisme ukrainien ne fera qu’ouvrir la voie à de futures effusions de sang.

Une petite manifestation à Kiev en 2018 contre l’invasion turque d’Afrin. Comme nous l’avons soutenu, les anarchistes peuvent s’opposer à des invasions militaires sans approuver d’autres programmes étatiques.

En ce qui concerne la perspective de la guerre, les anarchistes de Biélorussie ont décrit certains de ses nombreux inconvénients :

“Les anarchistes n’ont jamais accueilli favorablement les guerres car elles détournent la population des vrais problèmes qui nous entourent en permanence. Au lieu de lutter pour la liberté, la population commence à discuter des succès de l’avancement sur les lignes de front. La place de la solidarité internationale est occupée par le nationalisme, qui transforme des frères, des sœurs et des camarades en ennemi⋅es mortel⋅les. La guerre n’a rien de progressiste. Elle est le triomphe d’une idéologie misanthrope du pouvoir. Aujourd’hui, comme depuis toujours, la guerre est l’affaire des dirigeant·es, mais ce sont les gens ordinaires qui y meurent. Dans une transe patriotique, ou simplement pour de l’argent.”

-“ Si seulement il n’y avait pas de guerre

Pourtant, le mouvement anarchiste mondial n’est pas en mesure d’offrir à la population ukrainienne une alternative infaillible à la guerre. Tout comme celui du Kazakhstan a finalement été écrasé par la force brute, presque tous les soulèvements dans le monde depuis 2019 ont échoué à renverser les gouvernements qu’ils contestaient. Nous vivons une époque de répression mondiale interconnectée et nous n’avons pas encore résolu les problèmes fondamentaux qu’elle pose. La guerre civile sanglante qui s’est dessinée en Syrie – en partie à cause du soutien de Poutine à Assad – offre un exemple de ce à quoi pourraient ressembler de nombreuses régions du monde si les révolutions continuent d’échouer et que des guerres civiles émergent à leur place. Nous ne sommes peut-être pas en mesure de prévenir les guerres à venir, mais il nous appartient de trouver comment continuer à poursuivre le changement révolutionnaire au sein de celles-ci.

Il convient de noter, au passage, qu’au moins un anarchiste ukrainien, rédacteur en chef du magazine Assembly à Kharkov, ne semble pas particulièrement préoccupé par une invasion russe de l’Ukraine, et considère qu’il s’agit d’une grossière exagération des médias occidentaux. Nous espérons que cette personne a raison – bien que nous remarquions que des médias russes et biélorusses ont également publié des histoires dramatiques sur un conflit imminent en Ukraine.

Enfin, nous aimerions attirer l’attention sur ce communiqué revendiquant une action de solidarité, en Suède, avec les rebelles du Kazakhstan, ayant ciblé une remorque appartenant à Shell, afin d’attirer l’attention sur la complicité des sociétés pétrolières occidentales dans le bain de sang au Kazakhstan et dans d’autres endroits menacés par la Russie. Bien que les actions clandestines ne peuvent pas se substituer aux mouvements puissants, cette action réussit admirablement à montrer la façon dont l’autocratie russe est liée aux capitalistes occidentaux :

Les baïonnettes russes ont défendu le trône du vassal de Poutine, Tokayev. Mais pas seulement lui. Il suffit de regarder la production pétrolière, l’une des principales branches de l’économie du Kazakhstan. Les sociétés occidentales ont d’énormes intérêts dans le secteur pétrolier du pays. En cas de victoire des rebelles, les biens de ces sociétés pourraient être expropriés par le peuple. L’intervention russe et la répression du soulèvement ont apporté une “stabilité” sanglante non seulement au régime oligarchique, mais aussi aux capitalistes occidentaux qui exploitent les ressources naturelles du Kazakhstan.

L’une des sociétés occidentales présente au Kazakhstan est la British-Dutch Shell. Ainsi, sur le champ pétrolifère de Karachaganak, l’un des trois plus importants du pays, elle détient environ 30% des parts. Et ce ne sont pas les seuls actifs de la société au Kazakhstan. Il n’est pas du tout surprenant que le régime russe ait envoyé des troupes pour protéger la richesse des propriétaires de Shell. Shell a investi dans la construction du gazoduc Nord Stream 2 et a constamment fait pression pour les intérêts du régime russe dans la politique européenne. (…)

La théorie et la pratique qui réunissent la résistance aux dictatures, au capitalisme, aux guerres impérialistes et à la destruction de la nature en une seule grande lutte est l’anarchisme. La réalisation de la vraie libération de toutes les formes d’oppression aura lieu sous la bannière noire de l’anarchie.

Maintenant, l’État russe pourrait déclencher une autre guerre impérialiste. Nous voulons lancer un appel aux soldats russes : vous êtes envoyés pour tuer et mourir pour les intérêts de dirigeants avides et cruels et des riches. Si une guerre éclate, désertez avec vos armes, désarmez les officiers, rejoignez le mouvement révolutionnaire.


Lire l’entretien sur le site de CrimethInc.