Montréal Contre-information
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Nov 112014
 

de Avalanche

Ce qui suit est la transcription d’une conversation entre deux amis peu de temps après le soulèvement de Ferguson, Missouri. (+++) était là, et (***) n’y était pas, mais nous avons tous les deux participé à des soulèvements anti-policiers au cours des dernières années dans la West Coast et le Midwest. Nous publions ce texte dans le but d’explorer la complexité des événements récents aux Etats-Unis, mais aussi de contribuer aux discussions et attaques en cours contre l’ordre existant, partout.

*** L’expérience la plus intéressante faite par des rebelles dans la région de Bay Area au cours des dernières années a été d’établir Oscar Grant Plaza (la base d’Occupy Oakland aussi connu comme la Commune d’Oakland) comme une police-free zone à l’automne de 2011. La logistique de cette expérience était en fait assez simple : chaque fois que la police a tenté d’entrer dans le campement, une foule se rassemblait autour d’eux et les forçait à la quitter. Parfois, cela signifiait crier, tandis que d’autres fois c’était simplement une question d’informer les officiers qu’ils auraient une émeute sur les mains s’ils y pénétraient. Les gens du campement ont pris plusieurs mesures pour se défendre de la présence de la police. Matériellement, les communards stockaient du matos pour construire des barricades et des projectiles à utiliser contre toute présence policière indésirable. Ils se réappropriaient les barricades de police pour leurs propres besoins et construisaient les leurs. Ils ont arraché les pavés de la place pour qu’ils puissent être lancés contre les raids de la police. Culturellement, l’ambiance de police-free a été produite en favorisant l’hostilité envers la police, et à partir de la culture de résistance de rue contre eux. Lorsque le campement a été placé en état de siège, les flics et leurs commissariats ont été victimes d’une vague chaotique de représailles. Comme les manifestations et les émeutes contre la police finissent toujours par atteindre leurs limites avec le temps, nous nous sommes demandés comment maintenir ces suspensions de l’ordre plus longtemps que quelques jours. Une possibilité est que la culture des zones libérées de la police pourrait apporter une réponse à ce dilemme.

Si par le maintien d’une zone sans police, la Commune d’Oakland a offert une contribution à la lutte de tous ceux qui travaillent à créer des territoires contre la police – à rendre leurs maisons, quartiers et villes entièrement hostiles à l’occupation de la police – on pourrait faire valoir que le récent soulèvement à Ferguson a considérablement élargi cette expérience. Il semble que la révolte à Ferguson est sans précédent au cours des dernières années, ou même dans la vie de beaucoup de gens, en termes de durée mais aussi d’intensité de ce qui est arrivé. Il semble également que, tout comme à propos de la situation à Oakland, les gens de Ferguson ont réussi à aggrandir l’espace et à créer une zone sans police de façon plus combative que ce qui avait été fait auparavant.

+++ Je suis d’accord jusqu’à un certain point seulement. Je pense qu’il y a eut des pas en vue de la création d’un espace libéré, ou d’une zone autonome. En général, je pense que l’émeute est une situation où un espace est ouvert à l’abri de la police ou les lois de l’Etat. Ainsi, chaque nuit où il y avait des émeutes, restaient temporairement ouvertes ces zones sans lois et sans police. Ce qui a été différent des autres émeutes, était la persistance du caractère émeutier. Même après trois jours d’émeutes, les gens revendiquaient le QT brûlé comme pivot central de l’activité du soulèvement. Je pense que l’importance du QT a été qu’il a élargi l’autonomie et le désordre des émeutes de la nuit à la journée. Il serait malhonnête de dire que le désordre et le sentiment anti-police des émeutes a intégralement été transmit au QT. Il y eu des moments où des policiers de haut rang sont venus sur le parking pour faire des déclarations à la presse. Mais cela a au moins permis de créer un environnement qui leur était incroyablement hostile, et en général chaque fois qu’une patrouille ou un agent de bas rang était en vue, ils ont été attaqués ou dégagés de la zone. Il était évident pour la police comme pour les participants de la rébellion, que le QT était notre espace, pas l’espace de la police ou des capitalistes.

*** Il semble plus facile pour les gens qui n’étaient pas là de voir les choses les plus spectaculaires – le pillage, les incendies, les molotov -, mais malheureusement les efforts pour créer un espace sans police sont plus difficile à voir de loin pour les gens. Il semble évident que c’était vraiment central dans la férocité de ce qui se passait. Comment vous avez ressenti le fait d’être à la QT ? A quoi ressemblait cet espace ? Mais aussi, quels étaient des moyens plus spécifiques utilisés par les gens pour empêcher la police de venir là ou dans d’autres zones ?

+++ Eh bien, pour la plupart d’entre eux, le QT était ce lieu incroyablement festif et joyeux pendant la journée, où les gens faisaient des graffitis, apportaient des barbecues géants et distribuaient des centaines de hot-dogs ; tout le monde apportait de l’eau à partager, rien ne coûtait de l’argent, tout était gratuit. C’était devenu un centre culturel bizarre aussi. Il y avait des rappeurs, les gens qui font de la break dance, un step-crew des adolescent est venu. Il y avait une atmosphère de fête de rue joyeuse parfois. En même temps, des gens distribuaient des masques pour la nuit, partageant les histoires des nuits passées. A un moment, j’ai traîné avec un homme qui partageait des photos de toutes les chaussures qu’il avait pillé la nuit d’avant, et nous avons échangé des histoires. Les gens parlaient de ce qu’il faudrait faire s’ils envoyaient des gaz lacrymogène de cette direction, quoi faire si ils arrivaient de l’autre direction. Ainsi, en même temps qu’il y avait cette atmosphère festive et de célébration, c’était aussi clairement un espace où les gens formaient des stratégies et parlaient et s’engageaient. Comme c’était le point central de rassemblement, chaque jour où tu y retournais, tu commençais à voir des gens et à reconnaître des visages; peut-être certains auxquels tu avais parlé la nuit précédente ou avec lesquels tu t’étais engagé dans quelque chose, et que tu serais en mesure de revoir et de parler avec ; on commençait à établir des relations et à partager des idées. Ce fut vraiment excitant.

Dans la nuit la police finissait toujours par pousser les gens vers le QT, mais même si le QT était à moins d’un kilomètre de l’endroit où la plupart des affrontements se produisaient, ils n’étaient souvent capables de l’atteindre qu’après des heures et des heures de combats de rue. Ça leur prenait autant de temps parce qu’ils étaient terrifiés de venir dans la foule, en particulier de jour quand il y avait des milliers de personnes autour d’eux. La région de Saint-Louis a toute une histoire de policiers pris pour cibles, et la police était très consciente de ça. Les policiers savent que les gens sont armés et prêts à tirer. Dès le début du soulèvement, les rebelles l’ont posé très clairement : l’une des premières choses qui s’est passée après qu’ils aient assassiné Mike Brown a été des coups de feu en l’air. Et puis le dimanche, la première nuit d’émeute, les gens ont de nouveau tiré des coups de feu pendant le pillage. Je pense à une situation particulière où la police a essayé de pénétrer dans le coin, et les gens ont formé une ligne pour les affronter. Quand l’échauffourée s’est terminée, la police a lâchement gazé la foule et est partie. Il y a immédiatement eu des coups de feu en direction de la police tout au long de leur retraite. On pouvait entendre des coups de feu partout, et voir des gens sauter des voitures pour tirer ; tirer sur eux, tirer dans leur direction. Les gens ont appris qu’on n’a même pas besoin de tirer sur eux : le simple fait de tirer dans leur direction ou de leur faire savoir qu’on était armé était suffisant pour maintenir la police à distance. Les armes les tenaient ainsi à l’écart. C’est la première fois de ma vie que j’ai vu ce niveau d’action armée flagrante dans une émeute ou une manifestation, ou comment vous voulez appeler ce qui se passait là-bas.

Deuxièmement, l’autre chose que je n’avais jamais vu auparavant, spécifique à cette situation, était la culture de la voiture et la façon dont les voitures ont été utilisées de plusieurs manières pour emmerder la police, la bloquer ou juste l’entraver. West Florissant, la rue principale où toutes les émeutes, les pillages et les combats se passaient, est une autoroute à quatre voies. Et donc de haut en bas de la route, les gens y naviguaient avec d’innombrables voitures remplies de gens, de la musique tonitruante à fond, une demi-douzaine de gamins sur le capot, et en klaxonnant pendant que tout le monde hurlait. Cela a créé une situation où il était impossible pour la police de conduire au milieu de la foule ; la quantité de voitures était si dense. Et aussi le bruit général s’ajoutait à la folie de la situation, de sorte que c’était complètement dingue d’être là. C’était une situation qui était complètement incontrôlable, et ils ne savaient pas du tout quoi faire. S’ils venaient à pied, ils étaient attaqués; s’ils venaient en voiture, leurs voitures seraient vite coincées et ils seraient attaqués. Beaucoup d’armes étaient aussi planquées dans les voitures, les gens étaient donc mobiles et armés. Parfois, les voitures étaient elle-mêmes des armes. Une nuit, les voitures ont enfoncé les lignes de police. Les gens utilisent les voitures comme des barricades; tout le monde conduisait et garait les voitures dans les rues pour former des lignes derrière elles. Je me souviens d’un moment où deux jeunes filles ont garé leurs voitures capot à capot en bloquant les quatre voies de la circulation, et que de l’autre côté des voitures, face à la police, tout le monde avait des fusils. Les voitures ont été utilisées comme des barricades à partir desquelles tirer, comme moyen de rester mobile, comme des véhicules de parade, et en général de façon à semer la confusion et à intimider la police. Je pense donc vraiment que ces deux choses particulières à Ferguson, la culture des armes à feu et la culture de la voiture, ont contribué à créer et à préserver cette police-free zone autonome. Sans oublier le fait qu’il y avait des milliers de personnes qui y participaient.

*** J’ai l’impression, à partir de quelques comptes rendus, qu’il n’y avait pas seulement dans le QT où la police avait peur d’entrer. J’ai entendu dire qu’ils limitaient essentiellement leur activité à West Florissant, et qu’il y avait certaines rues et certains quartiers où ils n’entreraient pas.

+++ C’est totalement vrai. En particulier, le quartier où vivait Mike Brown, Canfield Appartements, à côté de Canfield Avenue. La police ne pénétrait pas dans cette rue. Les gens l’ont vite appris, mais l’ont aussi imposé. A la nuit tombée, lorsque la police chassait les gens de la rue principale, les gens reculaient d’un bloc ou d’un demi bloc, et c’était souvent à partir de là où ils tiraient sur la police. Quand les flics patrouillaient sur la rue principale, ils se faisaient tirer dessus à partir des rues latérales. Chaque fois qu’un policier s’aventurait dans les rues secondaires, les gens se repliaient un peu plus loin encore dans les quartiers, et s’il essayait de les suivre, il se faisait tirer dessus à partir des buissons, des maisons, des voitures. Les gens ont brûlé des ordures dans les rues afin qu’ils ne puissent pas entrer. C’est donc ce qui s’est répété nuit après nuit : les gens combattaient à West Florissant jusqu’à ce que la présence policière écrasante (y compris avec les gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc) les chassent de cette rue principale. Ensuite, soit ils se battaient pour garder la police hors des quartiers, soit ils attendaient que le gaz se disperse pour aller se battre à nouveau dans la rue.

*** En repensant au campement de la Commune d’Oakland, il est évident que la création d’un espace où la police ne pouvait pas entrer a été crucial pour cette lutte. Mais ce que je trouve encore plus merveilleux était que c’était plus qu’un simple zone défensive; c’est devenu une base où d’autres attaques pouvaient être menées. A plusieurs reprises, des manifestations ont pu partir du campement; et parce que les caméras des médias n’étaient pas autorisés à l’intérieur, c’était relativement sûr pour les personnes de changer de vêtements et de mettre des masques. Dans près d’une douzaine de cas au cours des premières semaines du campement, des bureaux et des véhicules de police à proximité ont été saccagés. Penses-tu que l’espace arraché à Ferguson, au QT et ailleurs, a contribué à diffuser des manoeuvres offensives, au-delà d’être un espace pour se rassembler et se défendre ?

+++ Je pense qu’il y avait un peu des deux. Il y avait des moments pendant la nuit où les gens pouvaient être là et s’organiser pour aller piller plus loin. Les gens auraient peutêtre pris l’initiative de le faire, même s’ils n’avaient pas été à Ferguson sur cette route, mais je pense vraiment qu’être là ensemble avec tout le monde a permis aux gens de commencer à agir collectivement. Nous étions là-bas une nuit et les gens ont commencé à scander « Walmart ! Walmart ! » et tout le monde a commencé à courir vers sa voiture, à faire des donuts, et à décoller. Walmart était à six kilomètres de l’endroit où les émeutes avaient lieu, et sans le contexte d’un endroit où les gens peuvent discuter de « oh nous devrions aller piller Walmart ! » et se sentir en sécurité et suffisamment à l’aise pour le faire, je ne pense pas que cela se serait passé. A certains égards, ça a permis ce type de diffusion. Mais, à d’autres égards, je pense que ça ne l’a pas fait, parce que les gens étaient si attachés à cet espace qu’ils avaient libéré (et ça sentait vraiment comme un espace libéré) que les gens ne pouvaient pas imaginer de le diffuser ou de le quitter. Les gens étaient tellement concentrés sur le QT et Canfield et West Florissant, qu’il semblait difficile d’imaginer les émeutes se propager à un autre endroit. Cet espace était devenu si important pour les gens, et pour cela aussi qu’ils étaient prêts à faire beaucoup pour le défendre. Donc, dans une certaine mesure ça a été utilisé comme un espace pour planifier des attaques ou des expropriations dans d’autres parties de la ville, mais la rébellion ne s’est jamais vraiment propagée bien au-delà de la zone centrale.

*** C’est une source d’inspiration que de t’entendre parler d’une partie de Ferguson comme d’un espace libéré, parce que c’est de la même façon que beaucoup d’entre nous considéraient le campement de la Commune d’Oakland. La première chose qui est arrivé quand nous avons pris la place a été de changer son nom en Oscar Grant Plaza, et c’était presque comme si une incantation avait été prononcée. Les choses semblaient différentes quand on y était. Beaucoup de gens ont parlé du fait qu’ils sentaient le temps différemment lorsqu’on était dans cet espace ; les préoccupations et les pressions de leurs relations et de leurs boulots et toutes les choses qui pèsent habituellement sur eux semblaient s’évanouir lorsque les gens entraient dans le campement. Je pense que plus de choses semblaient être possibles dans cet espace, et pour moi c’était quelque chose que je n’ai pas connu ailleurs – cette immense ouverture de possibilités et la capacité de parler aux gens d’une façon qui semblait auparavant impossible. Cela sent comme un monde entièrement différent, si loin d’une vie de travail et des responsabilités et des indignités. Dans un sens, c’est peut-être ce qui est en jeu dans la création d’espaces comme celui-ci : la création de lieux magiques où on peut découvrir de nouvelles choses sur nous-mêmes.

+++ Complètement. De beaucoup de façons, cela semblait similaire. Un des petits rôles que les anarchistes ont eu était d’insister sur un changement de nom pour le QT; les gens ont commencé à l’appeler Mike Brown Plaza, comme une sorte de réminiscence du mouvement d’occupation. Il était clair que nous n’avions pas reçu le droit de nous réunir, de manifester ou d’autre chose. Tout le monde savait que nous ne pouvions faire ce que nous faisions parce que nous l’avions pris. Et à cause de cette connaissance que nous avions pris le pouvoir des mains de la police, du maire et du gouverneur, l’espace est devenu incroyablement important pour les gens. Donc oui, une chose semblable est arrivée. Le temps n’avait plus de sens. D’une certaine manière vous étiez là et tout d’un coup huit heures avaient disparu. Je me souviens d’une nuit, nous étions tous à traîner, il y avait eu beaucoup de pillages, le magasin d’alcool était en feu et nous étions tous assis autour en train de le regarder brûler, et cet homme dit : « fuck, quelle heure est-il !? Je dois aller travailler demain. » Notre amie riait parce qu’elle devait aussi aller travailler le matin et elle a demandé, « vous voulez vraiment savoir » et il a répondu « non, fuck that ; on s’en fout du temps. Nique le travail, ça n’a pas d’importance. » Et il est reparti faire la fête. Donc oui, les choses ont changé, et comme tu l’as dit, la capacité de parler aux gens a vraiment changé. Saint-Louis est un endroit où la ségrégation est incroyablement forte, où la tension raciale est réelle et viscérale, mais là la pression est redescendue. Les gens pouvaient voir qui était là. Les gens pouvaient voir, oh tu es ici, je suis là aussi, c’est une chose que nous partageons en commun et qui peut nous lier. Cela était particulièrement vrai entre les gens qui militaient dans le soulèvement. Un respect mutuel s’est développé parmi les gens qui se battaient. Donc, c’est devenu beaucoup plus facile de parler aux gens. Ces identités, ces contraintes que la société met sur nous pour nous maintenir séparé, ont commencé à disparaître, même juste pour de brefs moments. Evidemment, il y avait encore pas mal de dynamiques intenses autour de la race et des genres ou des motivations perçues par les gens, mais d’une certaine façon cela commençait à se dissoudre.

*** En repensant à la Commune d’Oakland, et à quel point le campement a été important dans la création de ce type de possibilités et de relations, il devient évident que le revers de la médaille est que tout a semblé disparaître après que le campement ait été attaqué et repris. Une fois que la police a imposé une occupation militarisée totale de l’espace et rendu impossible de le récupérer, ça a vraiment été ressenti comme le début de la fin. A partir de là, il a semblé que toute tentative de créer des espaces similaires ou de maintenir l’élan seraient purement et simplement écrasé. Je me demande donc comment l’encerclement et la ré-occupation (par la police) du QT a touché ce qui se passait dans les émeutes, voire pas du tout.

+++ Ça pourrait être une coïncidence, mais il me semble exact que le jour où ils ont clôturé le QT (une dizaine de jours environ après le début des émeutes), a été la première nuit où la paix sociale est revenue dans les rues de Ferguson. Après avoir été dépossédés de cet espace, les gens ne se sont plus sentis en capacité de se rassembler et ont perdu cet espace très important socialement. Donc beaucoup de la combativité a disparu. Les gens étaient aussi fatigués, et la garde nationale était dans les rues, tout cela combiné avec la récupération des gauchistes et des chefs religieux a permis d’en finir. Ce fut vraiment un coup dur pour le soulèvement de perdre le QT, et ensuite de perdre les rues de West Florissant.

*** Pour moi, cela soulève la question de la relation des anarchistes aux espaces comme ceux-ci, où des types de rébellions auparavant inimaginables se jouent. D’autres qui ont participé à des moments semblables, où l’activité des gens ordinaires dépasse largement ce que les anarchistes font, ont posé la question de savoir comment agir avec eux ou pas. Il semble qu’il y ait au moins deux idées. L’une est d’être présents, au milieu des autres, de partager les connaissances et les perspectives tactiques que nous avons; être dans la foule en aidant à pousser les choses plus loin là où nous le pouvons. Une autre idée est que plutôt que de participer dans les rues à ces lieux spécifiques (les plazas, etc.), nous pourrions avancer notre propre projectualité ailleurs et pourrions trouver d’autres ouvertures et des moments pour agir et mener à bien nos intentions. Sur la base de tes expériences à Ferguson, que penses-tu sur cette question ?

+++ Je ne pense pas qu’il s’agisse vraiment d’une dichotomie où on devrait choisir l’une ou l’autre. A Ferguson, je pense qu’il était vraiment très important d’être là, en particulier en tant que groupe en grande partie blanc, à faire des pas pour dissoudre la ségrégation et la tension raciale qui existent dans cette ville en agissant en solidarité avec les autres ; et aussi pour créer des liens. En outre, beaucoup d’entre nous n’ont jamais connu ce type de rébellion et je pense que c’était important d’avoir ce genre d’expérience dans les rues; d’expérimenter à quoi ressemble de lutter collectivement et de se battre. Je ne pense pas que cela signifie nécessairement que les gens ne devraient pas faire d’autres choses aussi. Quand nous étions là-bas, nous nous sommes retrouvés rapidement dépassé par d’autres rebelles. Donc, même si vous croyez en une avant-garde anarchiste, cela n’a pas été possible parce que les gens étaient déjà beaucoup plus avancés que ce à quoi la plupart des anarchistes étaient préparés. De plus, en raison de certaines tensions raciales, ceux qui étaient perçus comme des personnes extérieures blanches ont dû limiter leurs façons de participer, à suivre plutôt que de prendre l’initiative. C’était un contexte tellement tendu que les choses pouvaient vraiment aller dans chaque direction à tout moment, ce qui était vraiment bizarre. En même temps c’était incroyable d’être là avec les gens et de lutter ensemble. Donc, je pense que c’est très important pour nous en tant qu’anarchistes de participer au coeur du soulèvement.

En outre si, en tant qu’anarchistes, nous avons développé un ensemble d’outils spécialisés que nous avons forgés au fil des ans comme anarchistes dans les rues, nous devrions réfléchir à la façon de les utiliser dans des moments critiques dans différentes parties de la ville, ce qui pourrait avoir un grand impact ou aider les choses à se propager à un autre endroit. Une des choses plus chouettes qui ont eu lieu dans un endroit différent a concerné l’approvisionnement en lacrymos et en gaz au poivre qui étaient expédiés. Il y avait un centre de distribution dans le Minnesota où des travailleurs en grève sauvage ont refusé de livrer tout gaz à Ferguson. Ceci ne concerne pas spécifiquement les anarchistes, mais il est intéressant de remarquer qu’il existe des endroits clés où nos ennemis peuvent subir un coup critique en ne recevant pas les fournitures ou les renforts dont ils ont besoin dans les rues. Cela peut limiter leur capacité d’action. Je pense que les anarchistes devraient faire les deux, nous devrions être dans les rues et nous devrions penser à des façons d’aider la situation à se développer et à durer plus longtemps; saboter les tentatives de la police de recouvrer la paix sociale; imaginer comment les choses peuvent se propager; regarder et étudier la ville pour que d’autres étincelles puissent s’allumer; montrer des signes de perturbation à travers toute la ville, même des tags ou de petits attaques – tout a compté lors de ces semaines-là.

*** Il semble que certains des autres trucs que les anarchistes peuvent faire dans ces situations inclut d’encourager les gens à porter des masques, attaquer les systèmes de surveillance, essayer de saper les manières les plus sinistres ou subtiles de récupération ou les tentatives gauchistes de reprendre le contrôle. Ces choses sont presque constantes, que nous devrions nous y attendre et avoir une perspective stratégique sur cette question.

+++ Je peux dire avec certitude que les anarchistes ont créé la culture – presque à eux seuls – de porter des masques. Alors que les premières nuits des gens disaient ouvertement « pourquoi devrais-je porter un masque !? Je suis fier de ce que je fais, je veux que les gens sachent que je suis en train de faire cela » en commettant les délits les plus fous, plus tard dans la semaine, c’était presque devenu une mode d’avoir une chemise autour de la tête. Je pense qu’une autre contribution des anarchistes pour créer un espace sûr pour que les personnes puissent engager des actions plus combatives a été d’attaquer les équipes des médias et de les dégager de la rue, ou au moins derrière les lignes de police. Avant ce moment, il y avait des dizaines d’équipes de tournage prenant des images de pillards, dont beaucoup ne portaient pas de masques ou avaient des tatouages visibles.

*** Il semble qu’il existe des possibilités pour toutes sortes de gens, y compris les anarchistes, lorsque ces situations éclatent – à la fois dans l’épicentre et à la marge -, pour trouver une sorte d’auto-réalisation individuelle mais aussi pousser ses propres projets un peu plus loin. Ce faisant, ils pourraient également aider à étendre le conflit social, et je pense que c’est à l’intersection de ces possibilités que certaines des choses les plus palpitantes se produisent. Il semble plutôt clair que beaucoup de ce dont nous avons parlé jusqu’à présent porte d’une manière ou d’une autre sur l’identité, et je pense que dans ces situations conflictuelles nous pouvons comprendre comment l’identité joue contre nous. Un constat de base qu’ont beaucoup de gens issus des luttes de la Bay Area, qu’il s’agisse de la rébellion à Oscar Grant ou des occupations, est l’idée que l’identité est un instrument utilisé par l’Etat pour continuer de séparer les gens et renforcer les rôles sociaux que les gens sont censés jouer. Il était aussi évident que, dans ces moments de rupture, les identités ont commencé à s’effriter et à tomber. C’est pour cela que l’Etat tente d’abord de reprendre le contrôle à travers la logique de l’identité, en rétablissant les catégories d’identité qui étaient précédemment mises de côté. D’après ton compte-rendu et celui d’autres, il semble que cela était également en jeu à Ferguson.

+++ Ceci est certainement vrai, et je pense que l’Etat dans la Bay Area a perfectionné l’utilisation moderne de l’identité comme une forme de contrôle, en particulier dans des situations comme la Rébellion Oscar Grant. Après avoir vu ce qui c’est arrivé là, c’est très intéressant de voir les parallèles, mot pour mot, dans la façon dont l’Etat a répondu ici. Après la première nuit d’émeute, le shérif est venu presque instantanément pour dire : « il s’agit d’un petit groupe d’agitateurs blancs, anarchistes, extérieurs qui sont venus et ont suscité les choses ». Pour moi, il était évident que c’était une tentative préventive de mettre un terme à toute sorte d’unité raciale. Historiquement, le racialisation des situations a été l’une des premières mesures prises par l’Etat pour étouffer les rébellions. Qu’il s’agisse des rébellions de classe contre l’Etat au 17e ou 18e siècle ou des rébellions anti-police de la dernière décennie. Le terme « agitateurs extérieurs » a été utilisé effectivement pour la première fois aux Etats-Unis dans les années 60 par un shérif du sud pour décrire des blancs qui descendaient pour collaborer et se battre avec les noirs contre la ségrégation. En étant dans ce soulèvement, je ne me suis jamais senti aussi proche de gens qui faisaient des pas concrets pour briser leurs identités fondées sur la race, le genre, la classe, le fait d’être anarchiste, etc. Bien sûr, ces identités n’avaient pas entièrement disparu, et il y avait encore beaucoup de dynamiques en jeu basées sur elles, mais elles commençaient à faiblir. Et c’est donc l’une des premières choses que l’Etat (et les nombreux micro-Etats, ou ceux qui cherchaient à prendre le contrôle de la situation) a tenté de rétablir. C’était visible comment lorsque la police a parlé d’« anarchistes blancs », certains groupes gauchistes ont immédiatement adopté le même langage. Il y avait aussi un fort encouragement de plusieurs groupes plus « radicaux » comme la Nation of Islam et le New Black Panther Party pour racialiser les choses. Ils étaient dans les rues en tentant de développer l’axe que cette question serait une question des noirs, et que c’était une lutte pour le black power. Contrairement aux gauchistes et aux politiciens, ces groupes étaient dans les rues tous les soirs, mais c’était toujours plus évident que leurs tentatives de racialiser les choses visaient seulement à prendre le contrôle d’une foule et à pousser leur agenda politique.

*** Il semble que le genre était aussi un facteur clé. J’ai entendu des comptes-rendus d’Al Sharpton et d’autres appelant à ce que des « hommes noirs forts » aillent aider la police lors des manifestations, et à ce que les jeunes hommes qui participaient aux émeutes « grandissent et deviennent des hommes » en aidant à mettre fin à l’émeute, ou appelant aussi les femmes à rentrer chez elles « pour être avec leurs enfants ». Il semble que le genre était un axe aussi évident que la race utilisé par les politiciens pour essayer d’étouffer les choses.

+++ Ouais, c’était en fait vraiment drôle de voir le va-etvient de ces mêmes groupes. Les gauchistes qui tentaient de prendre le contrôle étaient là à parler de comment tous les émeutiers étaient des jeunes hommes et qu’il n’y avait pas de personnes âgées ou de femmes afin de discréditer les émeutes. Tout d’abord, ce n’était pas vrai, il y avait beaucoup de types différents de gens là-bas pour se battre. Encore plus drôle a été leur proposition de créer des choses comme « les disciples de la justice » d’Al Sharpton, qui se composaient de 100 hommes noirs qu’il a appelé à reprendre les choses en main. Ils ont vraiment poussé ces rôles de genre, en disant que les femmes étaient censées rentrer à la maison ou rester à l’arrière, « il y a des femmes et des enfants ici, c’est dangereux », ou une nuit lorsque la Nation of Islam était là pour dire « ramenez vos femmes à la maison! ». Quand tu prends du recul et que regardes la situation, il est évident que les personnes qui discréditent les émeutes parce qu’elles comprenaient en grande partie des hommes dans la vingtaine, étaient les mêmes partis ou travaillaient avec les mêmes partis qui tentaient de dégager la nuit les femmes et les enfants hors des rues, en essayant d’arrêter les combats au nom de la défense « des femmes, des enfants et des personnes âgées » présents dans les rues. Mais le fait est que dans les rues la nuit, quand c’était conflictuel, les gens ne l’acceptaient pas. Chaque fois que des gens ont essayé de racialiser les choses ou de renforcer des rôles de genre stricts du type les hommes devraient être les combattants et les femmes doivent rentrer à la maison, les gens l’ont activement refusé, leur ont gueulé dessus, leur ont dit de se casser, leur ont dit « fuck you, c’est notre lutte ».

*** Il y a une façon vraiment subtile, très intentionnelle, que l’on peut voir dans la Bay Area comme à Ferguson, où l’Etat, les médias, les gauchistes, la police, poussent tous la même ligne. C’est une tentative de saisir cette folle violence racialisée, cette campagne quotidienne d’extermination contre principalement les jeunes hommes noirs, et de la transformer en une « question » limitée autour de quelques flics racistes ou du besoin d’une poignée de petites réformes de la police ou de la justice. Ce faisant, ils mystifient le fait que la race n’est pas une « question », mais que la race et la violence raciale sont le fondement de …

+++ La société américaine !

*** Oui, toute la misère qui est imposée aux gens ici.

+++ Ouais, c’est pour cela qu’ils essaient immédiatement de réduire les choses à une seule question. Parce que ces rébellions et des moments comme celui-ci font éclater vraiment le potentiel de ce qui peut arriver. Les gens parlaient de comment ce n’est pas une question, que ça ne concerne pas seulement Ferguson, que ce n’est pas une chose de noirs et de blancs. Ce sont les gens contre les bleus, c’est quelque chose de systémique. Cela a cessé d’être une question, ça a été un point de rupture. Ce n’était pas qu’une émeute antipolice, c’était une insurrection contre la société dominante, contre la façon dont les choses existent, contre la classe, la suprématie blanche. Ça ne concernait plus juste un mauvais flic, ou la justice. Ce que veulent les gens c’est la liberté, et nous avons commencé là-bas à nous imaginer comment faire des pas dans cette direction. Et cela est terrifiant pour les gauchistes, les politiciens et tous ceux avec toute sorte de confort dans ce monde qu’ils pourraient perdre. Il est donc logique que ces groupes aient unifié leurs forces afin de calmer les choses et de rétablir la paix. La gauche parle de prendre des mesures réformistes et toutes ces conneries, mais les gens ont pu voir qu’à travers elles, il ne s’agissait que d’une tentative de les renvoyer dans les mêmes bonnes vieilles cages de toujours.

*** A côté de cela, une autre manière de penser la question concerne le regard sur l’identité anarchiste. Et que de la même manière que les barrières genrées et raciales qui nous séparent et nous empêchent parfois d’agir, l’identité anarchiste se dissout aussi dans ces moments. D’une part vous avez toutes sortes de gens, des anarchistes ou non, propageant des activités anarchiques, des incendies, des pillages. Et puis de l’autre côté, vous avez toutes sortes de gens qui ne sont pas anarchistes mais sont pointées comme tels par les médias. Donc, pour ceux d’entre nous qui sont anarchistes et ont choisi de participer à ces luttes, cela cesse presque d’avoir de l’importance qui est anarchiste et qui ne l’est pas. Ou peut-être que cela nous importe, mais pas au sens large.

+++ Idéalement, j’aimerais penser que l’identité anarchiste se dissolve également dans une telle situation. Quand il y a un soulèvement, cela fait sens de perdre sa propre identité. Ne pas perdre son éthique ou ses idées ou ses désirs ou les tensions qu’on possède contre le monde d’un point de vue anarchiste, mais perdre la manière dont toute identité peut être utilisée contre nous. On l’a vu quand l’Etat a collé une étiquette d’anarchistes sur les gens et a essayé d’utiliser cela pour séparer les militants dans la rue. Je pense que c’est important d’abandonner ces identités et de laisser tomber tout bagage social que nous avons en participant à un milieu anarchiste, pour le meilleur ou pour le pire. Une chose à laquelle je pense, et je n’entends en aucun cas en parler mal, mais je me souviens que pendant les émeutes de Londres, une situation où le pays tout entier était en feu, la FAI a revendiqué une attaque contre deux ou trois voitures. Et bien que je respecte hautement l’attaque et les personnes qui ont risqué leur sécurité pour mener à bien cette opération, cela ne fait pas sens dans mon esprit de s’isoler et de se démarquer de cette façon. Nous devons agir, mais nous ne devons pas agir afin de nous séparer des gens. Donc oui, je pense que c’était important pour l’identité anarchiste de se dissoudre aux côtés de toutes les autres identités.

*** Dans un certain sens, des moments comme ceux-là sont une clarification en termes de pourquoi nous nous battons et pourquoi nous faisons ce que nous faisons. Je dirais que pour les anarchistes, en particulier ceux d’entre nous qui désirent l’insurrection, ce qui est en jeu n’est pas une lutte pour affirmer une identité anarchiste ou une idéologie, mais pour réellement se battre pour l’anarchie.

+++ Certainement.

*** Les dernières réflexions et questions que je me pose concernent ce qui peut arriver dans les prochains mois et ce qu’on peut faire maintenant. L’espace qui a été créé à Ferguson n’est plus là, mais les tensions qui ont conduit à cette révolte existent toujours. Et les milliers de personnes qui ont participé à cette révolte portent en eux leurs expériences et les transformations qu’ils ont traversé. Tout cela continue, et il semble tellement intuitif que les choses vont continuer aussi. C’est juste une question de comment nous pouvons propager les choses et comment ceux d’entre nous qui ne sont pas à Ferguson peuvent exprimer notre solidarité quand c’est nécessaire.

+++ Franchement, je n’en sais rien. Il semble que la ville ne sera plus la même après ce soulèvement. Les choses semblent différentes et les tensions sont toujours là. D’une manière, on a l’impression qu’un bouchon de vapeur a explosé et qu’un peu de colère a été libérée au cours des douze jours d’émeute. C’est difficile de communiquer avec les gens à cause de l’étendue et de l’aliénation de la ville, mais je pense que c’est important de continuer à montrer des signes de désordre, qu’il y ait des attaques visibles et des gestes de résistance. Même la gauche commence à y prendre pied et à organiser de grandes journées d’action. C’est entièrement de la récupération, mais il reste encore de grands groupes de personnes qui refusent d’être contrôlées par ces politiciens et activistes, et c’est donc logique de s’y engager. Simplement pour les perturber ou pour les pousser dans des directions différentes. Je pense aussi que c’est logique d’agir conjointement, mais en dehors de ces événements. Nous sommes à un moment crucial, où tout est remarqué, et cela nous donne une situation où, comme anarchistes, nous pourrions être en mesure d’introduire de nouvelles analyses, de nouvelles tactiques et étendre avec succès les choses sur de nouveaux terrains, à la fois littéralement et métaphoriquement. Quant à ce que les anarchistes ailleurs peuvent faire … bien que je pense que les attaques de solidarité sont toujours impressionnantes et que je ne veux pas les décourager, je pense qu’en général seuls les anarchistes les voient. Cela n’est pas nécessairement une mauvaise chose, cela nous donne de la chaleur et de la force de voir que d’autres attaquent, mais je pense que ça fait du sens pour les rebelles de réfléchir sur comment les choses pourraient se propager et comment ils peuvent agir afin d’inspirer la révolte là où ils vivent. Et pas que d’une manière qui pourrait avoir une incidence ou décourager les efforts de la police à Ferguson. Donc, je ne suis pas entièrement sûr de savoir à quoi cela pourrait ressembler, mais je sais que les gens sont créatifs.