Montréal Contre-information
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Fév 142022
 

De Archives révolutionnaires

Le 13 février 2012 marque le début de la plus grande grève de l’histoire du Québec, une grève étudiante qui a vu débrayer jusqu’à 310 000 personnes et donné lieu à certaines des plus importantes manifestations de la province. Ce conflit entre étudiant.es et gouvernement libéral, étalé sur plus de six mois, a fait une quarantaine de blessé.es et a provoqué l’arrestation de plus de 3 500 personnes. Il s’est par ailleurs transformé en conflit social, voyant s’opposer un mouvement populaire portant des valeurs sociales-démocrates et l’intransigeant gouvernement de Jean Charest, défenseur du néolibéralisme. Cet évènement, devenu l’un des plus importants de la mémoire collective du XXIe siècle au Québec, a soulevé de nombreux autres enjeux que ceux liés à la condition étudiante. Le mouvement a remis en cause le libéralisme, et pour certain.es le capitalisme, et a donné lieu à une guerre de communication et d’images, à l’invention de pratiques offensives novatrices, à des alliances inusitées et surtout à une expérience inédite d’occupation de l’espace urbain. Afin d’explorer différents aspects marginalisés dans l’historiographie de la grève de 2012, notre collectif se propose d’offrir, dans les prochains mois, une série d’articles partisans ayant pour objectif de complexifier les récits communs et d’offrir des réflexions révolutionnaires sur le mouvement et sa postérité.

Ce premier texte présente le contexte mondial de révoltes dans lequel s’est inscrite la grève étudiante québécoise. Il sera suivi de différents textes abordant la grève dans les cégeps en région, la violence et les rapports de force, les enjeux de genre, la question des images, des représentations et des médias sociaux comme champs de bataille idéologique, et enfin les faiblesses internes du mouvement. Ces textes se focaliseront sur les tendances plus radicales du mouvement, afin de réfléchir ensemble aux forces et aux faiblesses de nos pratiques durant la grève de 2012 et de chercher des manières d’être plus efficaces dans nos actions à venir. Cette série d’articles s’accompagnera aussi au printemps d’une exposition d’archives de la grève.

Deux décennies de luttes : contexte mondial d’émergence de la grève de 2012

Depuis la chute de l’Union soviétique (1991) et le triomphe autoproclamé du capitalisme libéral, le monde occidental a connu deux séquences de révoltes, en écho à divers mouvements internationaux. Dans les années 1990, une première série d’actions conteste l’ordre hégémonique, en s’opposant notamment au nouvel impérialisme cristallisé dans les traités de libre-échange et dans diverses politiques austéritaires. Afin de s’opposer à l’Accord de libre-échange Nord-américain (ALENA), l’armée insurrectionnelle zapatiste (EZLN) se soulève le 1er janvier 1994 dans le sud du Mexique, avec des conséquences pour le monde entier. Cette remise en cause directe de l’impérialisme libre-échangiste inspire rapidement les mouvements de gauche occidentaux et du Sud global. Dans un même mouvement de défiance envers l’impérialisme, principalement américain, on retiendra notamment l’élection d’un gouvernement socialiste au Venezuela (1998) et le renversement de la dictature de Soeharto aux Philippines (appuyée par les États-Unis). Pour la gauche occidentale, ces actions de révolte sont une source d’inspiration majeure pour les luttes d’émancipation à cette époque.

L’idée d’un plan d’action collectif prend forme dans l’Action mondiale des peuples (AMP) créée en 1998, qui conteste l’ordre capitaliste et promeut l’action directe afin de redonner leur souveraineté aux peuples et groupes opprimés. Cette séquence d’opposition au néolibéralisme, associée à l’altermondialisme, aboutit aux spectaculaires contre-sommets du tournant de l’an 2000 : Seattle (1999), Québec (2001) ou Gênes (2001). L’altermondialisme, surtout dans sa forme radicale, marque trois avancées importantes pour la gauche : le développement d’un discours cohérent d’opposition au néolibéralisme, la capacité de mobiliser très largement contre la gouvernance capitaliste et l’arrimage d’un mouvement large à des pratiques radicales, acceptées sous le principe de la « diversité des tactiques ». Par contre, au courant des années 2000, l’aporie de la réactivité comme stratégie mène l’altermondialisme à s’essouffler, sans pour autant que ses acquis ne disparaissent.

À la suite de la crise économique de 2008, qui mène plusieurs banques et États au bord de la faillite, les grandes institutions capitalistes réagissent en déportant le coût de la crise sur les populations, par des mesures austéritaires brutales imposées à des nations déjà fragilisées par le système économique mondial et l’impérialisme. Des pays comme l’Espagne et la Grèce sont durement touchés et leurs populations écrasées par les privatisations imposées de l’extérieur. C’est aussi le cas de nombreux pays d’Amérique latine ou d’Afrique du Nord. Ce contexte, souvent associé à des régimes autoritaires et cleptocrates incapables d’offrir une existence digne pour le peuple, mène bientôt à des ruptures de ban. Déjà en Grèce, en décembre 2008, les émeutes mettent à mal le gouvernement de Kóstas Karamanlís. À partir de décembre 2010, le « printemps arabe » remet profondément en cause le système économique mondial et les régimes politiques autoritaires qu’il protège dans une majorité de pays du Sud global. À terme, les régimes tunisien, libyen (par une intervention impérialiste d’un opportunisme criminel) et égyptien (avant le retour de la dictature en 2013) sont renversés, et des manifestations de très longue haleine remettent en cause plusieurs gouvernements, de l’Algérie au Liban.

Dans ce même contexte de contestation de l’ordre capitaliste et de remise en cause des régimes autoritaires, les étudiant.es du Chili manifestent durant pratiquement toute l’année 2011 pour dénoncer l’augmentation des coûts du transport public et la gestion néolibérale de leur pays, héritière du pinochisme. À compter de mai 2011, le Mouvement des indigné.es remet en cause l’économie de marché en Espagne, avant d’être récupéré dans les urnes par le parti Podemos. De plus, les occupations dénonçant la finance mondiale se multiplient dans le monde en 2011 et 2012, au sein du mouvement décentralisé « Occupy », né à New York. À la jonction de l’altermondialisme et de la séquence de luttes post-2008, le contre-sommet de Toronto (2010) sera aussi marquant pour bien des militant.es québécois.es, qui affrontent alors la violence de l’État (financée au coût de près d’un milliard de dollars), qui se traduit par plus d’un millier d’arrestations et de nombreux emprisonnements dans des conditions arbitraires. Ce contre-sommet est aussi l’occasion de préparer un discours radical qui sera repris en 2012. La grève étudiante québécoise s’inscrit très clairement dans cette seconde séquence de luttes, alors que le mouvement dénonce d’abord l’augmentation des frais de scolarité et la « marchandisation de l’enseignement », deux mesures néolibérales, avant d’élargir son horizon à une contestation du gouvernement, des politiques d’austérité et même du régime capitaliste. Ce récapitulatif en deux temps des mouvements de révolte mondiaux et occidentaux est important afin de comprendre tant les racines idéologiques de la grève étudiante de 2012 que son inscription dans un mouvement mondial d’opposition à l’ordre néolibéral. Il sera aussi intéressant de noter la convergence entre différentes pratiques internationales et québécoises, telle la pratique de la mobilisation horizontale arrimée aux réseaux sociaux, permettant une action rapide et étendue, mais qui implique souvent un mouvement plus décousu, poreux à la division ou incapable de proposer des projets clairs.

Le mouvement étudiant québécois : vers la grève générale

Au Québec, les années 1990 donnent lieu à une reconfiguration du mouvement syndical étudiant. La disparition en 1994 de l’Association des étudiants et étudiantes du Québec (ANEEQ), un syndicat revendicatif aux horizons politiques de gauche, laisse le champ libre à des organisations nettement plus corporatistes. Ainsi, la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ, 1989-2015) et la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ, créée en 1990) deviennent les principaux acteurs du mouvement étudiant. La FEUQ obtient par exemple la reconnaissance officielle du gouvernement en 1993, alors que l’organisation rassemble 125 000 membres dès l’année scolaire 1994-1995. Les éléments combatifs du mouvement ne sont pourtant pas disparus ; dans le contexte de remise en cause du néolibéralisme naît une nouvelle organisation radicale, le Mouvement pour le droit à l’éducation (MDE, 1995-2000). Se réclamant directement de l’influence zapatiste, cette organisation compte animer un mouvement d’opposition au néolibéralisme et au capitalisme. Déchirée entre ses obligations syndicales et sa volonté de mener une lutte politique, l’organisation se dissout à l’automne 2000, tout en ayant mis la table pour la création d’une organisation étudiante large et radicale, que sera l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ, 2001-2019).

Cette nouvelle association désire poursuivre les objectifs du MDE, mais cherche d’abord à se concentrer sur le milieu étudiant. On veut ainsi former une organisation étudiante large, capable de mobiliser et de lutter dans les cégeps et les universités, mais aussi porteuse d’un discours s’opposant au libéralisme et au capitalisme. En somme, l’ASSÉ assume son assise étudiante tout en gardant la porte ouverte à une lutte élargie, consciente que les problèmes en éducation découlent des problèmes sociaux. Par contre, l’ASSÉ n’est pas aux prises, comme l’a été le MDE, avec la tentation de se substituer aux organisations politiques. Dans la mouvance de l’altermondialisme qui se poursuit et des luttes post-2008, se distinguant des deux fédérations corporatives, l’ASSÉ se fortifie tout au long des années 2000. Seule à occuper une position nettement à gauche dans le mouvement étudiant, elle joue un rôle important durant les grèves de 2005 et 2007-2008. Durant la grève de 2005, c’est d’ailleurs elle qui met le plus clairement la pression sur le gouvernement, avant d’être exclue des négociations (sous prétexte de son radicalisme), ce qui mène à une entente au rabais entre les libéraux de Jean Charest et les deux fédérations étudiantes. À partir de 2010, l’ASSÉ est aussi l’organisation qui menace le plus directement le gouvernement libéral d’une grève générale et d’autres actions si celui-ci s’entête à vouloir augmenter les frais de scolarité de 1625 $ sur 5 ans. En 2011 est créée une Coalition large de l’ASSÉ (CLASSE) qui rallie de nombreuses associations étudiantes désireuses de lutter plus ardemment contre la hausse annoncée et qui se joignent momentanément à l’ASSÉ en vue du conflit.

L’ASSÉ, inspirée par le « syndicalisme de combat » ainsi que par les idées anticapitalistes du MDE, se montre à la fois combative et très démocratique, ce qui séduit un grand nombre d’étudiant.es de gauche. Après son exclusion des négociations en 2005, l’ASSÉ réussit le tour de force de devenir l’élément moteur de la grève de 2012 et ce sont ses membres qui instaurent un réel rapport de force avec le gouvernement, menant celui-ci à plier à divers moments. La FEUQ et la FECQ, bien qu’actives en 2012, ne sont plus capables de jouer le rôle de leadership qu’elles voudraient s’attribuer. L’ASSÉ mène le bal, quoiqu’elle soit elle-même souvent dépassée par des éléments d’extrême gauche (notamment anarchistes) qui, par des actions nombreuses et variées, maintiennent la pression sur le gouvernement durant toutes les négociations en vue de l’annulation de la hausse des frais de scolarité et d’une réforme du système d’éducation. L’ASSÉ sera le théâtre de tensions quant aux actions « acceptables » ou non et quant à l’élargissement de la grève à la société. Au final, l’ASSÉ, assumant son ancrage étudiant, s’en tiendra surtout à négocier de meilleures conditions d’études supérieures, sans pourtant dénoncer les différentes tactiques offensives employées par certains groupes, tout en arrimant ses demandes réformistes à un horizon post-capitaliste.

2012 : une lutte étudiante pour changer la société

En février 2010, le gouvernement libéral de Jean Charest, qui dirige le Québec depuis 2003, décide d’imposer une augmentation des frais de scolarité, qu’il chiffre subséquemment à 1625 $ sur cinq ans pour l’université, afin de porter ces frais à 3 793 $ par année en 2017. Cette annonce mobilise rapidement les milieux post-secondaires puisqu’elle attaque directement les étudiant.es, et vise à ancrer l’éducation supérieure dans un modèle néolibéral où les étudiant.es paient pour obtenir un diplôme, selon un modèle de la dette et de la rentabilité en contradiction avec un modèle d’éducation « universel et désintéressé ». En réponse, des actions ont lieu dès le mois de mars 2011 afin de contester la hausse annoncée et une manifestation rassemblant environ 30 000 personnes a lieu le 10 novembre suivant à Montréal. Afin d’organiser la riposte, la CLASSE est créée en décembre et rassemblera plus de 100 000 étudiant.es le temps de la grève. En janvier, c’est justement un débrayage illimité qui est proposé par la CLASSE et considéré par la FEUQ et la FECQ. Au début de février 2012, les votes de grève dans les cégeps et les universités se multiplient et le conflit commence officiellement[1]. Intransigeant, le gouvernement demande dès le 17 février aux administrations de ne pas respecter les votes de grève. Afin de nier le droit de grève acquis des étudiant.es au Québec depuis les années 1960, le gouvernement troque le terme de « grève » pour celui de « boycottage » afin de décrédibiliser le mouvement : une véritable guerre sémantique se met en marche entre le gouvernement et les grévistes, qui continuera tout au long du conflit. Les votes et les débrayages se poursuivent malgré tout, portant le nombre de grévistes à plus de 310 000 le 22 mars 2012, sur un total d’environ 450 000 personnes inscrites aux études supérieures.

À cette même date, une première manifestation d’envergure – qui doit être le point d’orgue du mouvement pour l’ASSÉ, subséquemment dépassée par sa propre base – rassemble plus de 150 000 personnes à Montréal. Cet élan est souligné dans les médias internationaux, créant le sentiment chez les étudiant.es québécois.es de participer à un mouvement mondial de dénonciation de l’idéologie et des pratiques néolibérales. De très nombreuses associations étudiantes, en grève limitée, tombent alors en grève générale illimitée. Le gouvernement cherche encore à nier l’ampleur du mouvement et privilégie la répression au dialogue alors que la contestation s’élargit, notamment grâce à un mouvement d’enseignant.es appuyant les étudiant.es dès la fin du mois de mars. Les actions directes commencent aussi à se multiplier, organisées par la CLASSE ou par des groupes autonomes, dont des blocages de routes, de ponts, du métro et d’immeubles gouvernementaux – Loto-Québec[2], la SAQ, des bureaux de ministres, etc. – ainsi que des manifestations parfois violentes, comme celle du 15 mars (jour de la manifestation annuelle contre la brutalité policière)[3]. C’est aussi une période marquée par la répression juridique, notamment en raison de l’octroi par les tribunaux d’injonctions forçant le maintien des cours, ce qui entraîne des affrontements entre grévistes et policiers tentant de faire respecter « la loi »[4].

Le 20 avril, au Palais des congrès de Montréal, a lieu une rencontre entre businessmans visant à amplifier l’exploitation du territoire, dans le cadre du projet de Plan Nord du gouvernement Charest. Face à cette rencontre du gouvernement avec les capitalistes de toute la province, une grande manifestation est appelée. Le matin même, le Palais des congrès est entouré par des milliers de militant.es, dont une partie pénètre dans le lieu et perturbe l’évènement. Repoussé.es par la police anti-émeute, les contestataires assiègent l’endroit de l’extérieur durant toute la journée, donnant lieu à des affrontements avec la police. Rebelote le lendemain alors que l’évènement se poursuit : nouveaux affrontements et nouvelles perturbations, nouvelles violences policières et arrestations. Suivant les votes de grève massifs et le mépris du gouvernement, la tension commence à monter sérieusement en avril 2012. À ce moment, le gouvernement décide d’entamer des négociations avec les associations étudiantes, tout en voulant exclure la CLASSE sous prétexte qu’elle n’a pas suffisamment condamné les violences des 20 et 21 avril. Cette décision vise clairement à diviser le mouvement étudiant : heureusement, les deux associations corporatives (FEUQ et FECQ), poussées par leur base, comprennent la manœuvre et refusent de s’asseoir à la table des négociations sans la présence de l’organisation de gauche, comme cela avait été le cas en 2005. L’action du gouvernement n’empêche pas la tenue, le 22 avril, de l’une des plus grandes manifestations de l’histoire du Québec, qui rassemble à Montréal environ 250 000 personnes, ni l’organisation de trois grandes manifestations nocturnes (24, 25 et 26 avril) appelées par des étudiant.es autonomes des grandes associations[5].

Le lendemain, Jean Charest fait une offre aux étudiant.es, soit d’étaler la hausse prévue sur sept ans plutôt que cinq ans. Cette proposition est perçue comme une insulte par le mouvement, qui intensifie dorénavant ses actions directes, ses manifestations de jour organisées par les centrales syndicales étudiantes et ses manifestations nocturnes, qui rassemblent des milliers de personnes chaque soir à Montréal (puis à Québec notamment) et qui sont l’occasion récurrente d’affrontements avec la police. Les étudiant.es plus radicaux répondent aussi au gouvernement par milliers lors du 1er mai anticapitaliste (organisé par la Convergence des luttes anticapitalistes, CLAC) où les échauffourées sont nombreuses. Le gouvernement, après plusieurs mois de conflit, maintient son attitude intransigeante et sa politique de répression. Dans ce contexte, le Parti libéral du Québec décide de tenir son congrès général à Victoriaville, pour s’éviter une rencontre houleuse avec les manifestant.es, comme cela fut le cas au Palais des congrès de Montréal. Les étudiant.es se présentent pourtant nombreuses et nombreux à Victoriaville le 4 mai et affrontent dès le début de la journée les escouades anti-émeutes de la Sûreté du Québec (SQ), qui protègent le rassemblement libéral. Des scènes de confrontation ont lieu toute la journée alors que la violence policière atteint son comble et que plusieurs manifestant.es sont grièvement blessé.es. En parallèle, le gouvernement appelle les représentant.es des organisations syndicales étudiantes à négocier à Québec. Une entente de principe est signée le 5 mai, mais elle sera rejetée par toutes les associations étudiantes en grève, alors même que les directions syndicales reconnaissent plus ou moins s’être fait mener en bateau. Cette entente maintenait en effet la hausse des frais de scolarité. Suite au rejet unanime par la base de cette entente inacceptable, la ministre de l’Éducation, Line Beauchamp, démissionne de la vie politique le 14 mai 2012.

Face à un mouvement étudiant très vigoureux, la ville de Montréal se met aussi à la répression, interdisant le port du masque en manifestation à compter du 18 mai. La même journée, l’inique loi 12 du gouvernement Charest entre en vigueur, visant à forcer la tenue des cours et à interdire les rassemblements publics de plus de 50 personnes sans en avertir la police. En somme, le gouvernement Charest cherche à mettre fin au mouvement par cette loi spéciale, puisqu’elle interdit de facto la grève étudiante et les manifestations impromptues, les deux moyens d’action qui permettent aux étudiant.es d’établir un rapport de force avec le gouvernement. C’est dans ce même contexte que le futur premier ministre François Legault, qui vient de créer la Coalition avenir Québec (CAQ), déclare que « la prochaine étape va être de le faire avec des policiers, d’une façon un peu forcée »[6]. Une grande manifestation de soir a lieu la journée même pour dénoncer le règlement de la ville et la loi provinciale. Le 20 mai, il y aura plus de 300 arrestations lors de la manifestation nocturne, laissant présager un durcissement de la répression et de la judiciarisation du conflit. Le 22 mai 2012, le mouvement réplique en ce 100e jour de grève : des manifestations sont organisées partout au Québec, sans respecter la loi 12, alors que le cortège montréalais rassemble 250 000 personnes. La manifestation de soir est quant à elle violemment réprimée, en guise de punition pour les succès de la journée. La fin du mois de mai voit se multiplier les arrestations de masse[7], souvent de plusieurs centaines de personnes, à Montréal comme à Québec. Ces arrestations aveugles ainsi que la « loi spéciale » sont dénoncées par une partie grandissante de la population, qui commence à faire entendre des bruits de casserole quotidiennement, et seront à terme dénoncées par la Ligue des droits et libertés et par Amnistie Internationale.

En juin et juillet, le mouvement se poursuit, notamment sous la forme des manifestations nocturnes à Montréal, Québec et ailleurs, et dénonce de plus en plus clairement le gouvernement libéral dans son ensemble, les politiques austéritaires et même le capitalisme. Le mouvement étudiant devient peu à peu un mouvement social opposé au gouvernement Charest et à la gestion néolibérale, en écho aux mouvements mondiaux de contestation post-2008. C’est aussi le moment choisi par la CLASSE pour diffuser son message auprès de la population et pour essayer d’élargir la lutte en faveur d’une démocratie directe et d’une société équitable dans le cadre d’une tournée estivale de mobilisation. Une nouvelle grande manifestation a lieu le 22 juillet, rassemblant possiblement 80 000 personnes. Le conflit, toujours bloqué, trouve un nouveau développement le 1er août[8] : le premier ministre annonce la tenue d’élections anticipées pour le 4 septembre 2012. Peu importe les camps et les tendances, tout le monde comprend que le conflit est maintenant pleinement politique. Les fédérations corporatistes ainsi que la CLASSE savent que le conflit est devenu social, qu’elles veuillent le régler dans les urnes ou dans la rue. C’est aussi le cas des factions radicales et anticapitalistes, qui rejettent les élections, mais assument pleinement le caractère politique de la situation. Dans ce contexte électoral, la FECQ, la plus aplaventriste des organisations étudiantes, met fin à sa grève. La CLASSE, quant à elle, poursuit le combat, avec notamment une énième grande manifestation le 22 août. L’été est aussi marqué par un mouvement populaire, avec des organisations de travailleur.euses appuyant les étudiant.es, de l’organisation de quartier et des manifestations locales, ainsi que le fameux mouvement des casseroles[9]. En effet, depuis mai et jusqu’en août, des bruits de casseroles se font entendre tous les soirs dans les quartiers de Montréal et d’ailleurs pour dénoncer la loi 12 et le gouvernement, et en appui aux étudiant.es.

En vue des élections, la FEUQ et la FECQ encouragent les étudiant.es à aller voter pour faire entendre leur voix, appuyant officieusement le Parti québécois (PQ), l’opposition officielle. Ce parti est pourtant celui qui avait le premier remis en cause le gel des frais de scolarité à l’époque du gouvernement de Lucien Bouchard (1996-2001), alors que Pauline Marois, la cheffe du PQ en 2012, était… ministre de l’Éducation (1996-1998). Ne semblant guère se soucier des contradictions, les manigances de la FEUQ et de la FECQ participent à l’élection du PQ à la tête du Québec en 2012[10]. La CLASSE ne se mêle pas de la campagne électorale, attendant de voir quel sera son prochain adversaire. Dès son élection en tant que gouvernement minoritaire, le Parti québécois, en guise de remerciement pour l’appui des fédérations, et pour s’éviter un nouveau conflit social qui vient de coûter le gouvernement au PLQ, annule par décret la hausse des frais de scolarité à l’origine du mouvement de 2012 ainsi que la « loi spéciale » (loi 12). La grève étudiante prend fin de facto, au grand bonheur des deux fédérations et d’une partie de la CLASSE, mais au dam du noyau traditionnel et des radicaux de l’ASSÉ, ainsi que des groupes anticapitalistes qui souhaitaient voir s’approfondir le conflit entre militant.es et néolibéralisme. Ces derniers ont bien raison d’être amers : le gouvernement Marois agit de 2012 à 2014 comme n’importe quel gouvernement néolibéral et impose une hausse des frais de scolarité lors du Sommet sur l’éducation post-secondaire (février 2013), d’ailleurs boycotté par l’ASSÉ pour cette raison.

2012 et après ?

Entre l’épuisement des troupes, l’élection surprise déclenchée par Jean Charest, la servilité de la FEUQ et de la FECQ à l’endroit du PQ et la récupération politique opérée par ce parti, le « printemps érable », nom fameux donné à la grève étudiante de 2012 en référence au « printemps arabe », se termine abruptement. C’est par ailleurs la fin d’un front commun historique entre fédérations étudiantes, syndicat étudiant de gauche (ASSÉ) et différents groupes politiques et sociaux radicaux. Le rêve d’un élargissement du mouvement à l’ensemble de la société, afin de voir émerger une remise en cause globale du système, est aussi enterré. L’ASSÉ sort par contre assez triomphante du printemps 2012 : elle est passée du rôle d’une organisation de taille moyenne, méprisée par les fédérations étudiantes, les grandes centrales syndicales et le gouvernement, à celui de premier acteur du mouvement étudiant. C’est désormais le syndicat le plus connu et le plus populaire dans les milieux post-secondaires. Cette aura perdure dans les années suivantes, jusqu’en 2015 environ. À ce moment, en effet, des militant.es de la gauche radicale se proposent d’organiser un nouveau mouvement de grève, plus ouvertement politique et social. Des comités de grève sont formés dans les milieux étudiants et dans divers milieux de travail, réussissant effectivement à lancer un mouvement de débrayage de mars à mai 2015. L’ASSÉ, supportant mal cette initiative de la base, non centrée sur le mouvement étudiant, tolère pour un temps les votes de ses membres. Mais après six semaines de grève, sans prévenir les militant.es des différents comités, le syndicat étudiant appelle avec succès à mettre fin à la grève. Cette action non coordonnée et en contradiction avec un mouvement de grève étudiant et social dérange grandement les militant.es de gauche et d’extrême gauche qui forment la base traditionnelle de l’ASSÉ. Après cette trahison, la glorieuse organisation périclite jusqu’à sa disparition en 2019.

La grève de 2012 laisse certainement d’autres traces, dont la capacité de mobiliser très largement, la possibilité de créer une jonction entre mouvement étudiant et mouvement social, l’élargissement du discours anti-néolibéral et anticapitaliste (qui peut expliquer en partie la montée continuelle du vote pour le parti de gauche Québec solidaire depuis 2012), le respect chez plus de personnes de la « diversité des tactiques », une suspicion accrue envers les corps policiers et le gouvernement, la diffusion de tactiques diverses de lutte, etc. Une génération a été formée aux idées et pratiques radicales, qui animent encore différents groupes réformistes ou révolutionnaires. Le mouvement présente aussi plusieurs apories. Alors qu’il contestait la gouvernance néolibérale et l’exploitation des ressources naturelles (notamment lors des émeutes contre le Plan Nord), il n’a pas su se lier aux luttes des peuples autochtones contre l’État et l’extractivisme. Le mouvement de 2012 a oscillé entre le dirigisme des fédérations étudiantes, qui nivelaient vers le bas les demandes et pratiques du mouvement, et l’horizontalisme extra-associatif, qui se montrait combatif, mais disparate, n’arrivant pas à offrir un horizon révolutionnaire viable. Entre les deux, l’ASSÉ est finalement restée trop réformiste et trop centrée sur le monde étudiant, deux tares qui ont contribué à l’échec du mouvement de 2015. Le mouvement n’a pas su non plus rendre pérenne l’élargissement du mouvement à la contestation politique ni radicaliser plus largement la population. Enfin, les liens organiques entre une partie du mouvement, surtout les corporatistes, et le mouvement nationaliste québécois, ont entraîné diverses confusions et problématiques, détournant souvent le mouvement des enjeux économiques et de classes sociales[11]. Si nous visons à revisiter plusieurs aspects intéressants de la grève de 2012 dans des articles à venir, dont la grève en région, la présence queer dans le mouvement, la question de la violence ou celle de l’image, nous reviendrons aussi sur les apories de ce conflit étudiant. Non tant pour critiquer, mais bien pour réfléchir à des manières révolutionnaires de composer avec ces contradictions et ces écueils lors de prochaines luttes. En tant que militant.es d’extrême gauche, nous aurons encore à intervenir dans des mouvements sociaux : à nous de réfléchir comment les radicaliser pour les porter plus loin, i.e. vers des fins révolutionnaires.

Pour en connaître plus sur les origines et le déroulement de la grève étudiante de 2012 au Québec, la meilleure référence reste l’ouvrage « engagé » Printemps de force (Arnaud Theurillat-Cloutier, Lux, 2017). Si le livre étudie le mouvement étudiant de 1958 à 2013, il offre une place de choix à la grève de 2012 dans la perspective d’un « asséiste pragmatique ». Pour une lecture de la grève dans une perspective anarchiste, on lira On s’en câlisse (Collectif de Débrayage, Sabotard / Entremonde, 2013). Pour un portrait documentaire de la grève dans son ensemble, favorable aux étudiant.es et à l’ASSÉ, on écoutera Carré rouge sur fond noir (Santiago Bertolino, 2013, 110 minutes). Enfin, pour une expérience immersive au cœur des manifestations et des émeutes, là où le conflit s’est joué, on regardera Insurgence (Collectif Épopée, 2013, 136 minutes).


[1] L’Association étudiante du cégep de Valleyfield (AGÉCoV) est la première à se donner un mandat de grève illimitée le 7 février ; la grève commence officiellement le 13 février.

[2] La tour de Loto-Québec a notamment été bloquée le 7 mars, entraînant une violente répression policière et le premier blessé grave du conflit, un étudiant ayant perdu son œil.

[3] Cette manifestation, à laquelle la CLASSE a appelé ses membres à participer, a rassemblé environ 5000 personnes et s’est soldée par une émeute.

[4] Les affrontements durent du 16 au 19 avril à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et entraînent plus de 330 arrestations… mais les grévistes tiennent bon et les cours restent suspendus.

[5] La manifestation du 25 avril rassemble au moins 10 000 personnes, tourne à l’émeute en soirée et se poursuit durant la nuit.

[6] Cité par Michel David, « Place aux muscles », Le Devoir, 15 mai 2012.

[7] Plus de 270 arrestations le 20 mai, plus d’une centaine le 22 et plus de 500 le 23, seulement à Montréal.

[8] Qui est aussi la date de la 100e manifestation nocturne à Montréal, évènement qui rassemble plusieurs milliers de militant.es.

[9] Le parti progressiste Québec solidaire (QS) participait à l’effort d’élargissement social du mouvement, alors que les grandes centrales syndicales (CSN et FTQ) se sont contentées d’appuyer les étudiant.es en évitant soigneusement d’elles-mêmes se mettre en jeu ou de profiter du contexte pour menacer le gouvernement néolibéral, par essence opposé aux intérêts des travailleuses et des travailleurs.

[10] Les liens organiques entre les centrales corporatistes (FEUQ et FECQ) et le PQ sont patents ; la présidente de la FEUQ de 2011 à 2013, Martine Desjardins, est candidate aux élections de 2014 pour le PQ, alors que le président de la FECQ de 2010 à 2012, Léo Bureau-Blouin, n’attend pas et se présente pour le PQ dès 2012, devenant député pour le parti nationaliste de 2012 à 2014.

[11] Le mouvement de grève de 2012 a aussi été marqué par l’entrée en grève illimitée, pour la première fois, d’associations étudiantes des universités anglophones McGill et Concordia, qui ne vouaient certainement pas leurs actions à servir le mouvement nationaliste québécois.