Montréal Contre-information
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Déc 152014
 

lundimatin

La nature et l’enchaînement des évènements qui se sont produits ces deux dernières semaines dans la baie de San Francisco sont inédits. On peut parler d’une révolte. Celle-ci s’inscrit dans le cadre du mouvement national grandissant déclenché par les émeutes de Ferguson suite à l’exécution par la police de Michael Brown ; mais elle est à placer aussi dans la continuité des luttes qui se sont développées depuis 2009 à Oakland à la suite de la mort d’Oscar Grant.

Pour dire l’ampleur de ce qui s’est déroulé depuis le rendu du grand jury à Ferguson, il ne nous est simplement plus possible de faire le décompte des autoroutes bloquées, des magasins pillés et des affrontements avec la police. Ce genre de chose arrive désormais quasiment toutes les nuits depuis plus de deux semaines. Environ 600 personnes ont été arrêtées, de nombreux quartiers d’affaires de l’Est de la baie ont leur façades recouvertes de planches et on s’est désormais habitué au survol constant des hélicoptères de police et de télévision qui chaque nuit traquent une potentielle nouvelle émeute. Des forces de police militarisées venues du nord de la Californie sont désormais régulièrement déployées dans nos rues. Oakland, Berkeley, San Francisco, et Emeryville ont toutes connues des affrontements et des pillages.

Beaucoup d’entre nous avons connu les différentes luttes de cette dernière décennie à Oakland et dans la baie de San Francisco. Mais ce qui se passe en ce moment est différent. Bien que les rassemblements ne soient pas massifs – entre 500 et 1500 personnes en moyenne chaque nuit – la consistance et le niveau d’intensité de ce mouvement n’a pas de précédent depuis des décennies.

Tout se déroule hors du contrôle d’une quelconque organisation ou parti politique. Au point qu’il n’y a même plus d’appel particulier pour telle manifestation ou tel rassemblement : les gens des quartiers, les étudiants, les activistes et les militants se retrouvent chaque nuit, de leur propre (et chaotique) initiative. Une alliance informelle de bandes de taggeurs, de bandes de potes essentiellement noirs et latinos, d’anarchistes de diverses sortes a émergé et compose la tendance la plus vibrante et combattive au sein du soulèvement. Ceux qui viennent pour suggérer que l’énergie de la foule pourrait être utilisée à meilleur escient sont écoutés et parfois leurs propositions sont mises en œuvre. Ceux qui tentent de calmer et de gérer la situation sont ignorés et souvent attaqués lorsqu’ils essaient d’empêcher les actions des autres.

Voici la chronologie des évènements de ces deux dernières semaines :

24 novembre : À Ferguson, un grand jury refuse de poursuivre l’officier Darren Wilson pour avoir tiré sur Michael Brown. Ferguson s’embrase. Plus de 2500 personnes se retrouvent dans le centre ville d’Oakland et vont bloquer l’autoroute 580 pendant plusieurs heures. La foule repart alors vers le centre ville afin de rejoindre le commissariat. Des affrontements éclatent sur Broadway. Les manifestants érigents des barricades, les enflamment et pillent plusieurs magasins de grandes chaines. Des dizaines de personnes sont arrêtées.

25 Novembre : Un petite manifestation bloque l’autoroute 880 à Oakland. Plus tard dans la nuit, une manifestation plus importante se rend sur l’autoroute 580, une centaine de personnes sont arrêtées. Le reste de la foule érige d’énormes barricades enflammées sur Telegraph Avenue afin de tenir la police à distance. Dans le nord d’Oakland de nombreux magasins de grandes chaines sont pillés, et les vitrines des magasins symboles de la gentrification sont défoncées. Une autre arrestation de masse a lieu près de Emeryville en fin de nuit.

26 Novembre : Dans le centre ville et dans l’ouest d’Oakland, une manifestation offensive joue pendant plusieurs heures au chat et à la souris avec la police avant d’être dispersée. De nombreux commerces du centre ville sont dégradés, et il y a de nouvelles interpellations.

28 Novembre : Une action de désobéissance civile coordonnée bloque la station de metro de West Oakland. Tout le trafic qui permet de sortir ou de rentrer à San Francisco est suspendu pendant plus de deux heures. Cette nuit là, à San Francisco, un millier de manifestants assiègent le quartier commerçant de Union Square pendant le Black Friday. Des affrontements ont lieu avec la police et les magasins de luxe sont attaqués. La marche se poursuit jusqu’au quartier de Mission où des magasins sont pillés et des banques éclatées. La nuit se termine par l’arrestation en masse des derniers manifestants.

3 décembre : Un grand jury à New York refuse de poursuivre les policiers ayant étouffé Eric Garner. À San Francisco, la foule bloque Market Street. À Oakland, une manifestation serpente dans le centre ville, la police anti-émeute parvient à empêcher la foule d’atteindre le bâtiment central de la police. Les manifestants se replient pour rejoindre le quartier riche de Piedmont.

4 décembre : Une nouvelle manifestation se ballade dans le centre-ville d’Oakland puis se dirige vers le quartier de Fruitvale où une confrontation avec la police éclate. Nouvelle arrestation de masse. À San Francisco, un « die-in » bloque Market Street pour la seconde nuit consécutive.

5 décembre : Des centaines de personnes manifestent dans le centre ville d’Oakland. Un rassemblement a lieu devant la prison afin de soutenir les personnes arrêtées les jours précédents. La foule se remet en branle et va bloquer l’autoroute 880 avant d’être repoussée par la police. Puis la manifestation assiège la station de metro de West Oakland et détruit les portes qui protègent les policiers anti-émeutes retranchés à l’intérieur. La station reste fermée pendant une heure jusqu’à ce que la manifestation reparte en direction du centre ville où des dégradations, des affrontements et des arrestations ont lieu.

6 décembre : Une manifestation partie du campus de Berkeley s’affronte à la police à proximité du commissariat central. Plusieurs magasins sont pillés. La foule grandit au fur et à mesure que les étudiants prennent la rue. En retour, les différentes polices de la région se regroupent toutes dans le centre de Berkeley et attaquent violemment la manifestation comme les passants. Il y a de nombreux blessés graves.

7 décembre : Le dimanche soir, une nouvelle manifestation part de Berkeley et rejoint le nord de Oakland. Des affrontements éclatent avec la police et plusieurs voitures de la police des autoroutes sont détruites. La foule bloque l’autoroute 24.
La police tente de dégager les manifestants à l’aide de flash-ball et de gaz lacrymogènes. Les gens répondent par des jets de pierre et de feux d’artifices avant de retourner dans le centre de Berkeley tout en détruisant les vitrines de banques et les distributeurs de billets automatiques. Des magasins de téléphones portables et d’informatique sont attaqués et un Whole Food est pillé. La foule termine la nuit autour de feux improvisés sur Telegraph Avenue. On débouchonne les bouteilles de champagne pillées. La police n’ose pas attaquer la foule mais quelques manifestants ciblés sont arrêtés.

8 décembre : La troisième manifestation de Berkeley est la plus importante. Plus de 2000 personnes vont bloquer l’autoroute 80. Le trafic est interrompu pendant deux heures alors qu’une autre partie de la manifestation bloque la voie ferrée qui longe l’autoroute. La foule tente de rejoindre le pont de la baie mais se fait repousser dans Emeryville où plus de 250 personnes sont arrêtées.

9 décembre : La quatrième manifestation de Berkeley rejoint une nouvelle fois Oakland et ferme l’autoroute 24 et la station de metro MacArthur. Des affrontements de plus en plus violents ont lieu avec la police des autoroutes affublée de tout son équipement anti-émeutes. La police tire sur la foule avec des balles en plastique et des « bean bag rounds ». De nombreuses personnes sont blessées et la foule finie par quitter l’autoroute. La manifestation repart à travers le centre ville d’Oakland puis rejoint Emeryville où de nombreux magasins de chaines sont pillés. La nuit se termine par de nouvelles arrestations qui dispersent la foule.

10 décembre : Des centaines de lycéens de Berkeley désertent les salles de classe et se rassemblent devant la mairie. Une cinquième manifestation, plus modeste, part de Berkeley, rejoint Oakland en pillant et attaquant de nombreux magasins. Des manifestants repèrent et dénoncent un policier infiltré. Il sort son arme de service et la pointe sur la foule tout en arrêtant un manifestant.

Le rythme des troubles a souvent changé de tempo ces 20 derniers jours mais ne montre aucun signe de retour au calme. Le mouvement est composé de différentes formes de résistances : des manifestations relativement calmes aux blocages d’autoroutes, des batailles de rues très violentes aux expropriations ciblées. Cela a rendu le mouvement souple et résistant à la fois. C’est ce qui a permis que jour après jour, de nouveaux participants très divers se retrouvent, et cela malgré des désaccords parfois forts sur les tactiques appropriées à la situation et un consensus assez minimal sur la direction que le mouvement doit prendre.
Il est difficile d’anticiper ce qu’il va se passer après. Et personne n’aurait prédit que cette révolte maintiendrait un tel niveau d’intensité pendant plus de deux semaines. Pour le moment, on peut imaginer que l’élan va continuer sous une forme ou une autre, au moins jusqu’à la semaine de Noël.

Les répercussions à long terme sont floues. A minima, il paraît certain que la période de suspension et de décomposition sociale de ces dernières années est bien terminée et que quelque chose de nouveau et d’acharné est en train de prendre forme. Nous pouvons aussi imaginer que la tactique de blocage des infrastructures majeures s’est répandu bien au-delà de ce qu’avait amorcé le blocage du port lors du mouvement Occupy. Au moins dix blocages d’autoroutes ont eu lieu dans la partie Est de la baie ces deux dernières semaines. Désormais, même les manifestants qui tiennent à s’identifier comme « pacifistes » sont favorables à cette pratique.

Aussi, le rythme régulier des manifestations combatives qui ont traversés les frontières des différentes municipalités ont poussé à bout l’organisation des forces de l’ordre. La police semble de plus en plus réticente à s’engager dans des affrontements avec la population. Les agents de police qui se retrouvent pris dans les batailles de rue battent en retraite beaucoup plus fréquemment. Les médias rapportent que ces deux premières semaines de manifestations ont coûté 1 360 000 dollars d’heures supplémentaires à la ville d’Oakland.
Évidemment, l’enchaînement soutenu des évènements a tout autant éprouvé les infrastructures de l’anti-répression qui se sont révélées être une force et un soutien vital au mouvement dans son ensemble. Il est intéressant de noter que celles-ci sont un des héritages qui a perduré depuis les premières arrestations lors des émeutes de 2009 suite à la mort d’Oscar Grant. Des arrestations ont encore lieu tous les soirs, des présentations devant le juge tous les jours, des transports doivent être coordonnés quotidiennement vers la prison de Santa Rita et il y a besoin d’énormément de soutien financier pour pouvoir payer les cautions des personnes inculpées. La manière dont va se poursuivre la solidarité et le soutien matériel pour les personnes arrêtées devrait dire quelque chose de la force que le mouvement a accumulé pendant cette vague de soulèvement.

Si l’on regarde les rues d’Oakland en décembre 2014, on ne peut que voir le retour et la continuation de ce qui avait débuté il y a six ans exactement après qu’Oscar Grant a été abattu par l’officier de police Johannes Mehserle. Tout a commencé à la station de metro de Lake Merrit le 7 janvier lorsque la première voiture de police fut défoncée. Mais le mouvement a par la suite pris différents chemins et détours, à travers plusieurs vagues de contestation, qui ont souvent donné lieu à des émeutes et des affrontements avec la police autour du centre ville d’Oakland.
Des choses similaires se sont produites dans des lieux toujours plus nombreux, répondant systématiquement au dernier meurtre policier. Portland et Denver en 2010, Seattle et San Francisco en 2011, Atlanta et Anaheim en 2012, Santa Rosa, Flatbush et Durham en 2013, Salinas et Alburquerque en 2014. Dans chacune de ces villes, la nom d’un anonyme tué par l’État était arraché à l’oubli et gravé dans la mémoire collective par les actions de ceux qui ont choisi de se révolter.
Les braves de Ferguson ont été plus loin, en refusant obstinément de quitter la rue, nuit après nuit. Démontrant que ces révoltes peuvent s’étendre dans le temps et augmenter en intensité. La raison pour laquelle nous autres dans la baie de San Francisco nous trouvons dans une telle situation aujourd’hui, c’est tout simplement que nous ne sommes plus seuls. Une autre ville a établi un nouveau précédent dans la résistance face à l’État policier et raciste ; Oakland n’est plus un cas à part.

- Quelques antagonistes de Oakland, le 10 décembre 2014

Ce compte rendu est consultable ici dans sa version originale.