
Soumission anonyme à MTL Contre-info
Pourquoi le sexe, même queer, n’est pas une pratique révolutionnaire
Intro : le Spectacle du sexe queer
« Spectacle : non pas simplement représentation, mais organisation matérielle et sociale des apparences, où la vie devient une marchandise à consommer sous forme d’images et de récits. »
Nous décidons d’écrire ce texte à la suite de plusieurs discussions et débats autour de la place des pratiques sexuelles dans les perspectives révolutionnaires. Nous parlons depuis l’intérieur, avec tendresse, rage et une certaine ironie. Maintes fois, nous avons entendu des camarades soutenir que le sexe, et particulièrement le sexe queer, constituerait un acte militant politique, qu’il faudrait l’encourager et créer des espaces politiques dédiés à la tenue de pratiques sexuelles transgressives. Certaines de ces affirmations prennent parfois plus la forme de blagues que de vraies propositions politiques, mais elles demeurent tout de même ancrées dans le point de vue que la sexualité queer, surtout dans un contexte DIY, de squat, de cruising ou de discours politique radical, constitue une forme d’action politique pertinente à nos mouvements (par nos mouvements, nous entendons à la fois les mouvements révolutionnaires et les mouvements queers).
Par ce texte, nous souhaitons nous opposer à cette perspective. Premièrement, car nous avons constaté que celle-ci accorde souvent trop d’importance à des pratiques contre-culturelles qui ne relèvent pas de stratégies permettant la réelle modification de nos conditions sociales. Deuxièmement, car nous nous demandons si dépeindre la sexualité queer comme intrinsèquement radicale contribue à obscurcir et à reproduire certaines dynamiques de pouvoir au sein de nos communautés. Nous n’avons pas toujours les mêmes ressentis, les mêmes positions, les mêmes enjeux, mais quelque chose nous relie dans cette fatigue, ce trouble, ce désir d’autre chose. Certes, nous ne voulons pas laisser entendre que la sexualité queer soit mauvaise ou devrait être réprimée. Au contraire, nous souhaitons que celleux qui veulent avoir du sexe et des pratiques sexuelles queer ou alternatives leur permettant de s’épanouir puissent le faire sans encombre, mais nous ne considérons pas ces pratiques, ou la revendication de ces pratiques, comme une stratégie ou une tactique pertinente. Nous jouirons dans les ruines, mais nous ne ferons pas tomber les murs.
Dire que quelque chose est « politique » (car tout est politique), un cliché dont nous avons tous•tes un peu marre, n’est pas suffisant pour affirmer qu’elle soit pertinente politiquement. Dans nos cercles et nos affiches, la sexualité queer tend à être érigée en Spectacle, au sens que lui donne Guy Debord : non simplement comme une représentation, mais comme une forme d’organisation sociale dans laquelle la vie elle-même est médiée, séparée et transformée en image. La sexualité queer, dans ce contexte, devient une marchandise spectaculaire : encensée, esthétisée, consommée comme preuve de radicalité, mais détachée des conditions réelles de notre lutte. Nous ne voulons plus de ce Spectacle comme forme militante.
Aliénation sexuelle et la forme commodité
Force est de constater que, sous le capitalisme, la sexualité est le produit des mêmes logiques qui structurent le reste de notre vie sociale : commodification, privatisation et isolation. Les actes sexuels individuels (même s’ils sont faits en groupe), peu importe leur caractère transgressif face aux normes bourgeoises, demeurent régis par ces conditions d’aliénation. Tant qu’il n’y a pas de changements conséquents (certain•es pourraient dire, de révolution) des relations sociales entourant la sexualité, cela ne pourra pas changer.
Pour Mario Mieli et Guy Hocquenghem, l’homosexualité (et, par extension, la queerness) renferme un potentiel révolutionnaire non parce qu’elle est déviante, mais parce qu’elle met en lumière l’absurdité des normes sexuelles bourgeoises et leur fonction dans la discipline du travail reproductif.
Performer la déviance et la subversion sans s’attaquer au système de salariat, de propriété privée, de reproduction familiariste et des rôles de genre, c’est faire de ces actes une pure performance s’inscrivant dans le marché néolibéral de la différence. Comme toutes les commodités, sous le système capitaliste, le sexe transgressif est récupéré par l’appareil social et économique. Il devient un produit, pas une rupture.
Notre sexualité devient un Spectacle de transgression; nos corps, des objets déviants; nos expériences, des récits de radicalité esthétique.
Si nous souhaitons la libération sexuelle, nous ne pensons pas qu’elle adviendra à travers la transgression des normes, mais à travers l’abolition des conditions sociales qui requiert que la sexualité soit productive, normative et profitable. Aucun acte sexuel en lui-même ne peut venir à bout de la famille, des patrons ou de la police.
Du désir à la discipline : la récupération de la sexualité queer
Quand érotisme et identité sont éloignés des conflits de classe, ils deviennent des outils de récupération capitaliste, prenant la forme de capital social, de marchés spécialisés et de catégories rigides. La politique révolutionnaire ne peut pas émerger de l’auto-expression libidinale. Elle doit être reliée à un conflit collectif et organisé avec le Capital.
Les groupes autonomes du 20e siècle nous démontrent que la ligne de front des conflits de classes se situe dans les endroits de production et de reproduction : logement, care, éducation ou travail. La sexualité ne remet pas en cause ces secteurs si elle n’a pas de lien avec le projet communiste/anarchiste.
Comme l’affirmait le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR) il y a de ça 50 ans, notre but n’est pas la visibilité ou la tolérance sexuelle, mais l’abolition des catégories permettant la gestion et la répression de la colère populaire.
Notre valorisation contemporaine du « sexe queer » comme un outil subversif, résonne avec les concepts de diversité libérale : des corps différents, mais des rapports propriétaires qui restent les mêmes.
Le système peut tolérer le sexe queer; il ne peut pas tolérer le communisme queer. Il peut monétiser les kinks, les expressions de genre diverses, le polyamour, et les orgies « politiques », mais il ne peut pas permettre l’abolition du travail salarié, du genre et de la famille. Seules la confrontation de classe et l’organisation révolutionnaire peuvent permettre une véritable libération de l’expression érotique.
Pas de révolution sans force : contre la politique de la transgression personnelle
Les transformations révolutionnaires requièrent une force collective capable de confronter et de détruire les institutions de domination : l’état colonial, l’économie capitaliste, le système carcéral. Les actes sexuels, peu importe s’ils nous semblent radicaux, ne peuvent pas générer cette force par eux-mêmes.
Les théories anarchistes et communistes, dont nous nous inspirons, ont toujours mis l’emphase sur la construction d’un pouvoir matériel horizontal, à partir de fédérations, d’actions directes et de ressources communes. Nous ne sommes pas intéressé•es par des actes symboliques de transgression réservés à une élite communautaire.
Le FHAR, que nous avons mentionné précédemment, et qui inspire aussi nos pratiques futures, comprenait que la libération devait être à la fois politique et sexuelle, mais rejetait l’idée que cette libération se trouvait dans la voie de l’autonomie personnelle. Leurs actions de rue et leurs interventions en usine visaient les sièges du pouvoir, pas juste les normes.
La transformation du désir est essentielle, mais elle requiert de nouvelles formes sociales, pas seulement des pratiques personnelles. Le désir révolutionnaire ne se trouve pas dans la permission ou la performance, mais dans l’effacement des conditions qui font de la sexualité un outil de discipline et de différenciation.
Une sexualité queer peut être joyeuse, déviante ou commune : mais, tant qu’elle ne fait pas partie d’une société communisée sans propriété, elle n’est pas révolutionnaire. Ce qui est révolutionnaire, c’est l’abolition des conditions sous lesquelles nos corps, et donc notre sexualité, sont catégorisés, contrôlés et possédés.
Le capital social de la transgression
Finalement, nous souhaitons adresser les dangers relevant de la valorisation d’une sexualité queer déviante comme méthode d’action politique. Par le fait même, nous risquons de reproduire des hiérarchies de désirabilité, de capital social et d’asymétries de pouvoir dans nos communautés. Nos camarades qui sont plus ouvertement transgressif•ves, à travers leur esthétique, leurs pratiques sexuelles, ou leur performance de la radicalité, accumulent un capital social qui leur permet de délimiter l’authenticité de la « queerness ».
Cela risque la reproduction des logiques d’exclusion oppressive sur la base de l’ethnicité, de la classe, du genre et des capacités. Ainsi, des personnes qui ont vraisemblablement plus en jeu lorsqu’il s’agit de libération politique risquent d’être perçues comme « moins radicales » en raison de leur distance, voire leur opposition, avec ces pratiques de sexualité dissidente.
Nous tenons à affirmer que la libération se trouve dans l’abolition de la domination et des hiérarchies, pas dans leur réinvention érotique. Une politique ancrée dans le sexe-comme-résistance s’expose à la fétichisation de la marginalité et risque de confondre solidarité et Spectacle.
Pourquoi maintenant? (En guise de conclusion)
Si cette ligne du « sexe queer comme acte politique » est répandue depuis quelques années déjà, il nous semble important d’expliquer pourquoi nous nous y opposons à ce moment-ci spécifiquement. Dans un contexte de glissement de la fenêtre d’Overton (lire : climat politique) vers la droite et l’extrême-droite, il nous apparaît, nous personnes transsexuelles et homosexuelles, plus important que jamais d’adopter des stratégies fortes pour assurer la lutte contre le fascisme, la transmisogynie et l’homophobie. Nous sommes tous-tes déjà précaires, marginalisé•es et violenté•es par ce système. Notre travail est exploité et aliéné, nous sommes à la merci des parasites terriens (lire : proprios) et les violences genrées tendent une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.
Dans ce contexte, il est important de lutter sur les enjeux qui affectent notre survie : nos conditions de vie matérielles. Si le sexe queer est une pratique qui peut nous permettre de s’épanouir et de développer un rapport positif avec nos corps, il ne constitue toutefois pas une piste d’action envisageable face à l’urgence actuelle. Nos espaces (queers) sont dépolitisés, érotisés et galvanisés par des perspectives qui se limitent à de la subversion, des pratiques de care vides de sens, et une tendance à vouloir toujours performer plus de radicalité. Nous invitons nos camarades, et nous-mêmes, à réfléchir à nos perspectives, à ce que l’avenir de nos luttes nous réserve, et à comment dépasser l’obstacle que représente ce Spectacle queer.
Car ce n’est pas en s’enculant entre nous qu’on empêchera les fachos de le faire.